Mon ami Jean
et quelques autres



• On a skié sous la lune
• Un opinel dans le reblochon
• La monstre cousse
• Vue imprenable sur la patrouille
• C'est pas bien sec
• De la nature de l'urgonien
• Des séracs et des niolles
• La cantine à nion sin
• Chaude journée chez Protogine
• Le champion qui allait tout seul
• ...et à l'heure de votre mort
• Routes de glace sous un ciel de feu
• A la santé d'nos vaches et de ceux qui les traient 
• Une attitude un peu cavalière
• Le beau blond et la belle rousse
• Quand on est pressé faut aller doucement
• Une belle jambe
• Quo non descendam ?
• Quand la montagne met son chapeau, s'il ne pleut pas il fera beau


Attention !

Les expressions locales prononcées en patois, ou ce qu'il en reste, ne seront pas traduites. Elles sont écrites selon une phonétique de ma composition qui s'inspire d'une langue d'origine latine, comme le patois, et reproduit bien les sons z ç ll ou ceux qui leur ressemblent.



On a skié sous la lune

- T'as entendu cette nuit ?

- Ouais, qui c'était ?

Je suis en train de serrer mes longues lanières à mains nues dans la poudreuse profonde. Je brasse les cristaux durs, longs comme des fers de lance, que le brouillard a déposés en gelant ferme. Il est une heure du matin. Ma vue s'habitue lentement à la clarté insolite.

Il y a une belle lune pleine du côté de l'aval. Le profil de ces longues parois qui se détachent des forêts noires est bordé de la frange argentée étonnamment lumineuse que dessinent les corniches à contre jour.

- C'est le maquis qu'a passé.

- T'es sûr ? Où ils allaient ?

- J'sais pas. Y avait un blessé. Ils se barraient peut-être à la frontière ?

- Avec les armes ?

- Pas possible. Ils avaient tout un arsenal. Y en a un qu'a posé son FM sur le fourneau tout chaud pour dégeler j'sais pas quoi. Y z'avaient même des grenades et des pains de plastic. Y en a un autre qu'a dit que ça pétait pas à la chaleur.

- C'est juste. Faut un choc ou un détonateur. T'es prêt ?

- Y en a deux qui parlaient espagnol.

- Hou là, ça c'est des acharnés.

- Tu parles, ils se battent depuis trente six, c'est pas des rigolos.

J'ai mis mon sac. Il est presque vide. Il ne va pas me gêner pour skier. Il faut bien serrer la courroie de ceinture. J'ai encore dans la bouche le goût de la pomme que j'ai coupée en tout petits morceaux et que j'ai fait bouillir, pépins compris. Nous avons eu un demi bol de tisane chacun pour remplacer le thé ou le café qu'on ne connaît plus depuis belle lurette. En bas, on ne peut se procurer que de l'orge grillé ou une saloperie à base de pois chiches ou d'autres choses bizarres. Certains disent que ce sont des glands. Impossible d'emporter ça en montagne. De toute manière c'est imbuvable partout.




Photo de l'auteur

Jean est encore tout ému de cette visite nocturne. Une douzaine de bonshommes équipés à la diable, hérissés de fusils disparates et de mitraillettes étranges à crosse de métal profilé, c'est quand même un peu inquiétant.

- Ils avaient de gros sacs, vachement lourds.

- C'était une patrouille ou un déménagement ?

J'ai séché mes mains sur le tissu râpeux du fuseau tendu sur mes fesses. J'ai rarement froid aux mains. Quand j'étais petit j'adorais skier sans gants pour étonner les copains aux mains bleuâtres dans leurs moufles en toile. Ce matin j'enfile mes gants sur mes doigts blancs. Il doit faire dans les moins dix et je ne tiens pas à me les geler dans le vent.

Au fait, il n'y a pas un souffle d'air  dans la nuit froide et glaciale de la pleine lune.

Jean sort du trou que nous avons creusé avant-hier pour atteindre la porte du refuge. Elle est basse cette porte. De plus elle était bouchée par une grosse congère. Le toit du refuge est invisible. Il y a seulement une bosse à peine marquée sur la petite plaine. Au sommet, un cratère d'un mètre de diamètre que nous avons élargi à coups de pelle pour dégager la cheminée. A la prochaine chute tout sera nivelé.

Jean sort du trou à peu près normalement, sur ses pieds. Auparavant il fallait ramper sur le ventre. Les maquisards, bien plus nombreux que nous, ont cassé le rebord en passant et creusé une sorte de toboggan. Ils ont aussi laissé dans la combe une trace profonde, véritable tranchée comme un passage de tassons dans la neige fraîche. Ils étaient à pied, ce qui doit être sacrément pénible, terriblement lent et pas du tout discret. Des traces comme ça peuvent se voir encore après plusieurs jours malgré la bise, les congères et des chutes importantes. Si ces types là s'enfuient, ils devaient avoir de l'avance, ou alors ils sont très sûrs de n'être pas suivis.

Je pense rapidement à tout ça pendant que Jean chausse en râlant qu'il ne fait pas chaud aux doigts. Précieuse information. Il a soigneusement fermé la porte avec la grosse clé qu'il fourre dans la poche de son blouson. Je le laisse finir ses préparatifs, enfiler ses gants et son gros bonnet qui couvre ses oreilles et pourrait bien descendre jusqu'au menton. Je glisse un peu mes skis sur place pour détacher les glaçons des semelles. Il y a toujours des saloperies qui restent collées dans la rainure ou sous les carres. Ce matin, dans une neige si froide et si poudreuse, c'est parfaitement inutile. C'est juste un geste machinal comme de vérifier si la braguette est bien fermée.

- On y va ?

Je fais la trace à grands pas sur la petite plaine aussi unie qu'une assiette, en direction de la cassure dont je vois le rebord briller en dégradé sous la lumière froide.

Nous longeons la rive droite d'une petite combe lacustre entourée de hauts sommets. Juste au-dessus de nous, à droite, des pentes raides coupée de quelques barres de rocher en ruine. Ce n'est pas beau et c'est avalancheux au printemps à cause de l'orientation. Cette nuit tout va bien. Le sommet arrondi dort sous les tonnes de neige de sa calotte.

A notre gauche, la dépression à peine concave où se trouve en été un petit lac marécageux plein de joncs, de broussailles, de crapauds et probablement de vipères. Sur l'autre rive se dresse la muraille des sapins, serrés, impénétrables, jusqu'au sommet de la longue pente raide qui monte au pied des hautes parois calcaires qui deviennent orange au crépuscule. Hier soir, avec toute cette neige sur les arbres, la vue était magnifique. Jean, en poète sarcastique et peintre amateur plutôt redoutable, a prétendu que cette lumière sur une photo de calendrier, ça ferait tyrolien ou à la rigueur suisse allemand. J'ai rouspété parce que les tyroliens on les voit un peu trop ici en ce moment, en gris vert, avec des fusils courts à la place de leurs trompettes à rouleaux et de leurs basses en forme de cors de chasse.

Derrière nous se dresse la grande montagne du coin, une face rocheuse grandiose où la neige ne tient presque pas. Vue d'en bas elle a un petit air de dolomites qui fait rêver mes deux copains de bahut, Martin et Alain. Ils sont bons ces deux-là. Ils grimpent ensemble un peu partout et se font des voies nouvelles dès qu'ils ont un dimanche et des savates en bon état, et puis Alain a une petite frangine si jolie.

Il y a tellement de neige profonde que je ne vois pas mes spatules. Je les entends pousser un discret soupir à chaque pas glissé.

En arrivant à la cassure je me retourne un instant pour jeter un dernier coup d'œil sur cette longue vallée qui va jusqu'au col frontière que nous avons descendu hier. Il a fallu y monter en brassant la profonde pendant deux heures sous un soleil glacial. Sa ligne à peine concave se détache nettement sur le ciel noir. On ne voit pas une étoile. La lumière de la pleine lune est trop violente. Tous les reliefs sont accentués d'une manière incroyable. Chaque ombre est un gouffre, chaque relief une plage étincelante. A la gauche du col se dresse une sorte de pain de sucre glorieux, presque translucide, un sommet banal qui joue les vedettes sous cet éclairage tellement étonnant qu'il semble artificiel.

Là haut, entre les parois immenses de la grande aiguille et les bandes de falaises calcaires qui couronnent les forêts, il y a un petit col carré taillé à la hache, une espèce de brèche étirée comme un corridor. C'est un très sale coin. Pour l'atteindre, il faut zigzaguer dans des pentes raides vachement avalancheuses et finir en suivant la base de la paroi comme un voleur qui rase les murs. Il tombe des hauteurs une quantité variable de saloperies rocheuses ou glaciaires dont le volume respectif dépend uniquement de la chance du bonhomme qui se trouve au point d'impact. En été on suit un sentier raide et caillouteux qui mène à ce défilé rempli de gros blocs. Je pense que c'est par là que nos bonshommes de cette nuit se sont enfilés en profitant du gel dur qui colle les caillasses dans les couloirs, peut-être parce qu'ils étaient persuadés de n'être jamais poursuivis dans ce sale trou. Je sais aussi ce qu'il y a de l'autre côté et ça colle avec l'hypothèse d'un départ précipité sans esprit de retour.

Sur l'autre versant s'ouvre une large cuvette, confluent de plusieurs vallées douces et verdoyantes, pleine de petits chalets disséminés et de pâturages étalés. Il y a tellement de vaches qu'elles ont créé un syndicat. On y fabrique un fromage formidable et confidentiel qui autorise des fondues mémorables et dont on se murmure le nom sous la casquette. En ce moment tout est sous la neige et les vaches ruminent le foin sec dans la moiteur lactée des étables enfouies.

Au fond de cette région heureuse s'ouvre un col débonnaire entre de paisibles sommets boisés. En ce moment il est obstrué par une solide barrière de poutres renforcée d'un enchevêtrement de barbelés revêches. On voit flotter dans le ciel un ostensible pavillon rouge à croix blanche. Derrière la barricade, on aperçoit parfois de curieux soldats en gris un peu moins vert que celui de nos indésirables de par en bas, sous un casque à auvent qui leur couvre la nuque et une bonne partie des épaulettes. Ils sont les gardiens tutélaires du pays du chocolat au lait et des banques obèses. Ils parlent un borborygme étrange d'où se détache de temps à autre une sonorité humaine et d'apparence germanique, mais c'est sûrement une fausse impression.

Pour sortir de cette vaste région en direction des basses vallées il n'existe qu'un unique passage étroit, un pédoncule, une gorge sauvage taillée dans un verrou schisteux par quelques millénaires de torrents furieux. Bien que très assagis maintenant, ils ne laissent qu'un couloir si précaire entre les parois surplombantes où ils se bousculent, que la route est partout tortueuse et souvent suspendue. Autant dire que c'est un coupe-gorge pour qui vient d'en bas, si facile à défendre que personne de sensé n'y engagerait le bout du nez d'un bavarois suicidaire. Voilà la raison probable du déménagement nocturne de nos partisans fugaces. Je me demande pourtant pour quelle obscure raison, comme c'est bien le cas de le dire, ils ont foutu le camp en pleine nuit et dans ces conditions arctiques.

Je ne peux pas quitter un endroit, en montagne, sans me promettre d'y revenir. C'est un moyen comme un autre de me rassurer devant l'imprévisible. Ce matin, ou plutôt cette nuit, je suis quand même un peu tendu car, comme dit ma grand-mère aux visiteurs qui s'incrustent, "si vous voulez revenir faut vous en aller". C'est en effet toute la question. J'espère qu'elle ne va pas se transformer en partie de cache-cache avec quelque patrouille incongrue avec laquelle toute conversation devient impossible.

Cela me rappelle la méthode infaillible que l'on emploie dans l'administration des douanes de certains cantons germanophones, pour former les fonctionnaires à un minimum de francophonie. On les envoie en stages à la frontière choisie. Ils en reviennent diserts: "Guèg'choss?" et, peu après: "Ott choss?"...

Jean me rejoint à grandes foulées. Nous regardons, ahuris, la pente qui se développe sous nos spatules. Sous cette lumière crue elle est méconnaissable. Nous voyons toute la longue vallée qui s'étire entre les sommets boisés jusqu'aux sommets de la rive gauche et les pentes presque nues de la rive droite. Tout au fond, les forêts se rejoignent et forment barrage dans un rétrécissement qui s'évase plus bas vers le confluent et bientôt le village. Le thalweg que nous avons suivi avant-hier à la montée, est comme une gorge profonde d'obscurité si noire qu'elle fait penser au fameux tunnel où se bagarrent les africains. Ce serait de la folie de s'engager dans ce truc. C'est sûrement ça l'aveuglement. Par contre, toute la rive droite apparaît comme une immense plage de lumière crue, à peine ondulée par des amorces de doux reliefs, des couloirs aux lèvres délicates. Tout en bas, la lisière des sapins et sa frange dentelée d'ombre portée. C'est incroyable.

Jean saute dans la pente, amorce un virage vers l'amont et part en traversée diagonale en soulevant un sillage de poudreuse qui scintille de millions de cristaux de givre. Je le vois devenir tout petit, tout petit, dans la lumière froide. Juste avant la zone d'ombre, il donne un petit coup de carres et se dégage dans un beau virage aval qu'il prolonge le plus possible au raz des sapins obscurs. Il disparaît dans le noir. A mon tour je pars en traversée mais je prends un peu moins droit pour économiser la pente et placer deux virages de suite, très prolongés et bien enchaînés, une seule godille pour toute cette longue descente. Je me force à skier lentement, ce qui n'est pas trop de mon goût, parce que ce n'est ni le moment ni l'endroit de me casser la figure ou autre chose de plus indispensable pour marcher tout le reste de la nuit.

Juste avant de me stopper par un virage sec, j'entends hurler Jean, invisible dans l'ombre, qui signale sa présence en jouant la corne de brume:

- Hôôôô...

- C'est chouette hein ?

- Merde, quelle neige, c'est du cinéma !

J'aime skier en neige profonde, surtout si elle très légère et froide comme ce matin. J'ai appris avec mon père qui est un skieur de neiges vierges dans les pâturages de sa vallée natale. Il a l'habitude de skier presque debout, droit comme un facteur dans les pentes les plus raides. Il vire en stemm christiania et ne déteste pas un télémark de temps en temps ou franchement un virage sauté.

Ce sont des acrobaties qui commencent à disparaître sur les champs de neige modernes où la place manque de plus en plus pour ces gymnastiques peu contrôlables et qui exigent des immensités pour se récupérer en vrac au fond des grands trous ou dans les basses branches des sapins. Il nous arrive d'être au moins quatre ou cinq à la fois sur une seule descente. C'est énorme si l'on songe qu'il faut monter à pied, avec les skis sur l'épaule et un sac avec le casse-croûte de la journée, pendant des heures qui n'en finissent pas, avec l'espoir que la neige ne sera pas trop ramollie au retour et que personne n'aura laissé de trace avant la nôtre. A la fin de la saison nous sommes entraînés comme des diables à monter n'importe où à toute vitesse, quitte à en descendre comme des luges à foin. Ces manières de faire m'ont laissé deux défauts indélébiles. Je ne plie pas assez les genoux à la sortie des virages et plus la neige mauvaise, profonde, pourrie et printanière fait râler tout le monde, plus je suis heureux. Ils appellent ça un paradoxe. Pour moi c'est la démerde passe partout.


Photo de l'auteur

J'ai retrouvé Jean et nous envisageons la suite. Nous pourrions traverser un petit bras de forêt épaisse pour trouver de l'autre côté l'entrée de la combe du lac long. C'est le plus direct, mais nous allons probablement nous étremaller dans les branches basses. Nous pouvons aussi contourner le bois par la rive gauche, mais nous déboucherons beaucoup trop haut, en pleine zone d'ombre. Il est vrai que l'obscurité est légère car la réverbération des régions illuminées est intense. J'opte pour l'ombre. Jean s'en fout.

Nous longeons la lisière qui descend à peine, en traversant alternativement des raies de lumière et des plages sombres que projettent les sapins changés en monolithes congelés. J'avance dans la poudreuse soufflée, jusqu'aux genoux. Tournant la forêt, je vois les larges pentes qui dominent le lac, complètement recouvert et probablement gelé à fond. Je n'aime pas le probable dans de telles conditions. J'ai envie de descendre directement et de traverser dans la longueur mais je ne suis pas sûr de la solidité des bords et la natation par moins dix et skis aux pieds n'est pas mon plaisir principal. Je reste donc assez haut sur la rive gauche et je trace en traversée pas trop descendante. C'est assez fastidieux dans l'obscurité et nous devons nous freiner tout du long en dessinant de petits festons dès que nous sentons la vitesse dépasser l'acceptable. Nous avons manqué la descente jusqu'au lac qui doit être amusante mais j'aime mieux arriver plein de regrets que de nager dans un effondrement de glaçons brisés.

En face, sur un replat dans la pente nue, il y a deux chalets tellement enfouis que l'on ne voit que le petit triangle sombre de leurs façades à peine émergentes. Je sens un léger parfum de feu de bois éteint, comme lorsque, avant de quitter un bivouac, on remue des cendres en les arrosant. C'est une odeur bien caractéristique qui flotte longtemps dans les cuisines montagnardes.

- Tu sens ?

- Y a eu du feu par là.

- C'est sûrement nos types.

- C'est follement fréquenté par ici, vivement la ville et sa grande solitude.

- En attendant, vaudrait mieux pas moisir.

Au bout du lac il y a un verrou. La vallée se resserre complètement et la forêt épaisse forme barrage. C'est fini pour le ski. Le portage commence.

Dans la nuit profonde de ce cul de basse fosse, nous retrouvons la froide obscurité et notre triste condition de piétons condamnés à avancer pas à pas au lieu de voler sur les volutes de poudreuse étincelante sous le regard affectueux de notre bon vieux satellite qui en a vu passer d'autres depuis le temps.

C'est à cet endroit que le torrent exutoire du lac sort en gargouillant sous les énormes ponts de neige formés par les coulées qui glissent durant tout l'hiver entre les troncs des talus opposés. On en retrouve des masses jusque tard dans la saison. Le sentier suit le cours d'eau à quelques mètres au-dessus des cascades successives. Il est assez large pour le passage de deux vaches de front ou même d'un becquet.

J'aime bien le becquet, un engin sympathique. C'est une luge basse extrêmement astucieuse qui repose sur deux puissantes petites roues à l'arrière et deux courts patins à l'avant. En montée ou à plat, lorsque le cheval tire, les patins sont soulevés et la luge roule. En descente le cheval ne tire pas. Les patins frottent au sol et servent de frein. C'est admirablement fonctionnel.

Nous avons attaché nos skis bien serrés, semelle contre semelle. Je me sers de mes longues lanières qui sont bien pratiques pour ça et pour un tas d'autres usages étonnants. Je scrute la nuit tout autour pour découvrir des traces. C'est Jean qui trouve l'ouverture sous une voûte de branches basses qui ressemble à la porte d'un four. Le passage se présente comme un toboggan étroit, un châble aux marches éboulées. Descendre là-dedans dans le noir consiste en une glissade sur les talons et plus souvent sur le cul en évitant autant que possible de recevoir les skis sur la tête à chaque chute. De temps à autre, une branche basse se vide d'un seul coup de toute sa neige accumulée, sur les épaules de la victime qui pousse un "merde" étouffé. Cet intéressant exercice continue sur quelques centaines de mètres jusqu'à l'endroit où le sentier s'élargit, juste à l'entrée d'un petit pont de poutrelles qui traverse le torrent pour déboucher, rive droite, sur une étroite route caillouteuse sur laquelle nous nous redressons avec une pesante volupté, tout joyeux de sentir sous nos semelles autre chose que de la neige fuyante et profonde. Nous posons nos skis contre la barrière de fer et je cherche des yeux un endroit pour installer mes fesses et fumer une cigarette. Je trouve un billon écorcé le long du fossé. C'est le confort, seulement un peu humide et très givré.

Je fume ouvertement depuis que le gouvernement s'est avisé de m'allouer une carte de tabac. Je n'ai rien demandé mais cette reconnaissance officielle de mon accession à la dignité d'adulte me remplit, bien que douteuse, de fierté contenue. Auparavant je fumais en contrebande, principalement et pour le principe, dans les chiottes du collège où j'ai, en qualité d'interne, mes entrées dans la cabine réservée pour ça. Maintenant j'ai le droit de fumer dans la cour. Dont acte.

Jean fouille dans son sac à la manière d'un naufragé à la recherche d'un quignon de biscuit de mer. Nous n'avons plus rien à bouffer et la tisane de pomme reinette a été pissée depuis longtemps.

En ces années de restrictions congrues la recherche de la nourriture est le principal obstacle à la pratique de l'alpinisme. Mon cousin Louis a inventé un truc assez innommable qu'il appelle "béton". C'est un mélange imprécis de farines douteuses que l'on trouve sans tickets dans le commerce, sous des appellations diverses et évidemment frauduleuses. Les plus inquiétantes sont prétendument chocolatées. Elles sont brunes. C'est tout ce que nous en savons. Nous supposons qu'il s'agit de céréales fourragères ou d'étranges graines pulvérisées. Longuement cuites en vrac avec du lait en poudre écrémé à goût de sérac, elles forment une masse plus ou moins compacte ou tremblotante que nous coulons dans une de ces gamelles rectangulaires échappées à l'armée vaincue et que nous avons récupérées dans les stocks des différents mouvements de jeunesse très à la mode aujourd'hui et proclamés par le régime. On y ajoute ce qu'on a pu trouver avec un peu d'astuce. J'ai vu incorporer un jour de la purée de poissons du lac. Une autre fois, pour corriger la couleur grisâtre et répugnante, quelqu'un a compté quelques gouttes d'encre rouge. Avec ça on marche pendant de longues heures et on ne s'arrête pas souvent pour manger, tellement c'est dégueulasse.

Pour l'instant nous avons épuisé nos ressources bétonnières. Nous sommes au régime pomme cuite réminiscente.

Je lève machinalement les yeux vers les immenses fayards qui nous enserrent de toute part. Le ciel commence à blanchir entre les hautes branches.

J'ai, à propos de fayard, une opinion originale ramassée je ne sais où mais qui me plaît bien. Je sais qu'à l'époque où les Ducs du pays importaient des mercenaires anglais pour diverses, féodales et fort fréquentes entreprises guerrières fidèlement confirmées par l'histoire, ceux-ci, à la recherche du meilleur bois à brûler dans le coin, se firent porter du hêtre qu'on appelle "feu" en patois, comme "faou" en breton. Pour un anglais le feu c'est "fire", prononcé à peu près "fayard". Un anglicisme adopté par snobisme rural ou argot forestier.

Avec le jour naissant arrive le moment de nous agiter si nous ne voulons pas louper le car. Il n'y en a qu'un seul par jour. Il passe à six heures et remonte à la nuit. C'est bien suffisant pour aller au dentiste, à la Préfecture, le Lundi au collège et aux commissions quand on ne peut pas faire autrement. Il s'arrête à tous les carrefours, devant tous les bistrots et n'importe où pour remettre du petit bois dans le gazogène. Il y en a deux gros sacs sur la galerie de toit. C'est assez pour la descente. Pour le retour, ça monte. Faut recharger plus souvent cette espèce de gros vilain cylindre noir boulonné verticalement le long de la portière. L'engin crachote des flammèches corrosives par le trou nauséabond dans lequel on fourgonne avec un long pica-feu de fer, en se gaffant, de loin, des retours de flamme.

Le car s'arrête devant la porte de grange de cette ancienne ferme reconvertie en bistrot d'un bout, en dépôt de matériaux de l'autre bout. On a conservé l'avant-toit largement étendu jusqu'à la cour et la grange ouverte où s'entassent des briques, des plots, des sacs d'engrais avec une cigogne imprimée dessus, des boulets de charbon, des bottes de manches de pioches, des tôles ondulées et de gros colis indéchiffrables qui viennent de Saint-Etienne. Je veux dire qu'on y entassait tout ça et quelques autres mystères paysans à l'époque où on avait quelque chose à vendre et à transporter. Désormais la porte de la grange est fermée sur d'autres secrets, cochons non déclarés ou sacs de pommes de terre au marché à peine noir.

Après la région des fayards, la forêt s'anémie progressivement. On ne voit plus guère que des bouleaux, de grandes vernes pleines de lianes desséchées et des coudriers qui commencent à bourgeonner. Le torrent est devenu ruisseau bucolique qui roule sagement sur son lit de cailloux ronds et s'éloigne peu à peu vers la gauche à mesure que nous pénétrons dans les vergers à crésons dont on tire en automne un bidoillon épouvantable qui vous enlieuze toute la commune. Même la gnôle n'est buvable qu'à trois: un qui boit et deux qui le maintiennent sur sa chaise.

Le ciel est tout clair et le clocher à bulbe commence à reluire timidement par-dessus des toits imbriqués d'où montent, tout droit, les fumées de petit bois du premier matin. En passant devant une étable, je pousse la porte sur un flot de vapeur de fumier authentique. Une sorte d'ours à casquette luisante se montre entre deux culs de vaches. Je lui demande poliment: "si vos y d'laffé ?". Il en a, juste le temps de traire deux bols de mousse tiède. Nous allons sentir la vache tout le reste de notre vie. Rien ne s'incruste autant que cette odeur moite presque aussi récurrente que les relents de chèvre mâtinés de mouton âcre du pantalon de Jean, blindé à force de coucher dans les cangrains et les boîtons.

L'ours ne veut pas être payé. Il reste sur sa porte, à nous voir partir, psalmodiant des "y est ran san, é va bin dinse". Sa journée en sera toute illuminée.

Nous avons le temps de prendre deux tickets roses "pour aller en bas". Je grimpe à l'échelle du gros Citroën ventru dont le gazo jette ses derniers feux dans l'aube naissante, pour caler les skis contre la rambarde de la galerie et nous nous encoignons sur la banquette arrière.

Tout devant, il y a deux grosses bonbonnes emmitouflées qui doivent être des dames et vers le milieu un col de canadienne relevé comme un entonnoir, avec un large chapeau noir posé dessus comme couvercle. Il fait un froid de sépulcre dans cette caisse. Je somnole en essayant de conserver un peu de chaleur entre mon dos et la moleskine rouge.

Tout à coup, Jean me secoue rudement, à peine davantage que les cahots de la route mais plus longtemps. Nous sommes arrêtés dans un virage, à l'entrée d'un pont, pour laisser passer une colonne montante de cinq ou six camions vert foncé hermétiquement bâchés précédés de deux motards engoncés dans des cuirs et casqués d'acier gris. Ils ont des mitraillettes en travers du bide et de grosses lunettes rondes ajoutent à leur aspect avenant et primesautier. Sûrement des comiques.

J'ai dans la poche ventrale de ma cagoule une carte d'identité qui prouve que je n'ai pas l'âge de tout ce qu'on voudrait et, dedans, un certificat de baptême qui affirme que je suis catholique et surtout pas ce qu'on ne voudrait pas. C'est pas une raison pour la ramener. Ils passent. Pas difficile de deviner ce qu'il y a sous les bâches. Par un froid pareil ils ont tout bouclé.

En arrivant en ville, une heure pour un peu plus de trente kilomètres plus tard, nous nous insinuons dans les ruelles de la vieille ville, à la recherche de quelque nourriture, clandestine ou pas. Il nous restera à espérer un train gastéropode pour regagner, de borne en borne, nos pénates provisoirement abandonnées.

J'apprends la nouvelle deux ou trois jours après. Ils sont montés en suivant les traces et évidemment une bonne partie des nôtres. Ils ont balancé des grenades dans les deux chalets qui dominent le lac long. Pour faire bonne mesure et en suivant la tranchée de sangliers ils sont allés brûler le refuge et une vacherie à côté. Ce mémorable exploit guerrier leur a sans doute évité d'aller immédiatement sur ce front de l'Est qui, dit-on, tend furieusement à tirer vers l'Ouest.

- T'en fais pas, ils reviendront sûrement en touristes un jour ou l'autre, si le coin leur a plu.



***

Un opinel dans le reblochon

Je viens de faire le compte. Vingt-six kilomètres pour la petite ville où débouche la vallée. Quatre pour l'entrée des gorges où commence la montée. Une bonne quinzaine pour atteindre le dernier village. Quarante cinq bornes en vélo, c'est une affaire possible. Après, nous aurons la marche d'approche jusqu'au refuge et le lendemain, la course et la descente pour retrouver les vélos et revenir par la même route. C'est vraiment une bricole.

Je cherche un compagnon pour cette aventure. Tous les copains possibles sont extrêmement occupés lorsque je leur propose cette montagne comme toutes celles qui ne sont pas à portée de voix de leur maman et à distance honnête du dernier terminus. C'est pourtant une belle pointe calcaire, point culminant d'une arête qui s'étire sur la moitié du département, toute en lapiaz à la base et curieusement découpée. Un sommet, une combe, un sommet, une combe, comme ça pendant des kilomètres jusqu'à un dernier col célèbre, routier et fréquenté par un tourisme bien disparu depuis la guerre, avant un dernier sommet bifide, terreux, vilain d'aspect, fait d'un matériau jaunâtre bizarrement décomposé. Dans le paquet il y a quelques pointes assez acrobatiques, des voies d'escalade un peu partout, mais pour le plus haut sommet c'est assez tranquille.

J'ai une tendance marquée à choisir des trucs faciles parce que je n'ai pas envie de me transformer en jeune héros de l'Alpe homicide et mon principe de base est de revenir entier, si je peux. L'altitude honorable du point culminant me sert de prétexte pour un choix dicté par une prudence qui pourrait bien être la forme à peine dynamique de la flemme chronique.

J'ai réussi à décider Jean, d'une part parce qu'il ignore tout de la question et de l'endroit, d'autre part parce que j'ai une tante qui tenait un bistrot dans cette vallée confidentielle. La seule ombre au projet c'est qu'il faut parler de ma tante avec une nuance de regret vu qu'elle s'est éloignée du zinc. La brave femme a pris sa retraite et le café est désormais transformé en salon rustique évidemment trop vaste pour une personne seule. Quel gâchis ! Une si belle situation. On devrait interdire. Peut-être qu'elle a conservé la cave ?

J'ai un excellent vélo de cyclotourisme qu'on m'a offert pour mon brevet élémentaire. Je n'ai rien à foutre du brevet puisque je prépare mon bac dans la foulée d'une escalade universitaire dont la fin m'échappe encore, mais le vélo est fameux. Avec lui je monte les cols comme un chef mais il faut quand même pédaler tout du long en tirant sur les grosses cocottes en dural pour aider la mécanique. Celui de Jean serait plutôt du genre réservé au trajet urbain qui le mène au boulot et le ramène pareil.

Le parcours en question, comme dans toutes les vallées normalement constituées, emprunte une succession de verrous et de petites plaines lacustres postglaciaires. Les plaines sont minuscules et les lacs ont complètement disparu, remplacés par quelques mouilles indécises. Les barrages morainiques n'ont pas tenu le coup sous les assauts d'un torrent d'autant plus furieux qu'il est affreusement encaissé. Le résultat est une succession de gorges cryptiques remplies de gros blocs entassés tombés des parois, où bouillonnent les borborygmes d'une eau toujours laiteuse à force d'éroder tout le calcaire du monde. Entre ces horreurs on espère de brefs moments de répit lorsque la route longe les replats verdoyants bordés de hautes falaises qui surgissent des forêts abruptes. Il y a même des villages dans ces trous d'ombre, fondés par des moines agoraphobes aux époques sinistres des monastères disciplinaires. Des gens en bonne santé mentale et moralement sanctifiables n'auraient jamais foutu les sandales dans ces sinistres effondrements. Si par miracle, et c'en serait un, ils étaient volontaires, ils sont certainement réunis maintenant au paradis de Sainte Caillasse.

Dès le début de la montée le voyageur au dérailleur est vigoureusement prévenu. A la limite de la plaine on aborde une immense falaise noirâtre fendue d'une brèche si étroite que la cascade qui en jaillit sort sous pression comme grosse vache qui pisse. Les ingénieurs qui ont réussi à enfiler une route par là s'en sont tirés avec deux virages tellement raides et serrés qu'il faut se mettre le ventre sur le guidon et pousser comme un âne pour ne pas rester planté dans la pente. Entre les deux il y a un pont sévèrement incliné et un original a fait construire à côté un restaurant accroché aux abîmes. Les eaux précipitées font un tel vacarme que même les cris d'horreur sont inaudibles.

On sort de là par un étroit tunnel à ciel ouvert. Les mineurs ont préféré tailler une tranchée dans la masse d'un piton détaché au sommet duquel trois sapins forment un plumeau ridicule et instable, histoire d'achever le pittoresque vertical du lieu. Tous les romantiques qui passèrent par là en sont morts d'admiration. C'est pourquoi il ne reste aujourd'hui que deux cyclistes efflanqués qui tirent une langue comme ça sur la route tortueuse suspendue entre gouffre et surplombs. Dans ces virages frénétiques on est continuellement dans l'angoisse de recevoir dans le cul un pare-chocs inconvenant, tant la visibilité est réduite au bout du parapet. Heureusement que la circulation est à peu près nulle et que ça ne dure que quelques kilomètres. Tout s'assagit bien vite sous forme de talus boisés broussailleux d'où dégringolent de temps à autre des caillasses inattendues ou des branches imprévisibles et des épineux tortueux. A éviter formellement en cas de pluie, chute de pierres, tempêtes, séismes, caduta massi et autres steinchlag. Il y en a pour toutes les sensibilités touristiques et traumatiques de la bonne époque où les passants n'étaient pas tous originaires de la gotharingie et visiblement pas pressés d'y retourner.

De virages pointus en cascades mousseuses, de ponts de pierres en passerelles de fer, de barrières rafistolées en murettes effondrées, culots d'avalanches mortes et graviers échoués, nous arrivons enfin au feu bistrot de la tante qui nous offre le sirop de framboises avec beaucoup d'eau fraîche que lui inspire notre état d'ébullition érythémateuse. Elle nous promet la gnôle pour "en repassant" si nous redescendons. Elle n'a pas du tout l'air d'en être persuadée et nous ne faisons rien pour rasséréner cette bonne personne que nous tenons sportivement à conserver en état d'admiration béate et en bonnes dispositions réconfortantes.

Encore une petite heure de gorges réfrigérées au creux desquelles le torrent tonitruant érode joyeusement de vieux névés poussiéreux, de montées brutales pour franchir quelques moraines antiques et nous arrivons au dernier village aux bâtisses superposées dans une pente à ferrer les poules, autour d'une énorme église à se demander où se prennent tous ces chrétiens.

L'expression "y a pas un chat" a été inventée ici. C'est bien heureux parce qu'il n'y a pas un rat non plus. Tout est fermé, les fenêtres partout et les volets ailleurs. Pas un bruit, pas un souffle, pas une fumée des toits. Il fait chaud, un temps sec de début d'été. Les habitants sont tous planqués ou partis sans laisser d'ardoises.

La vallée s'ouvre ici en un éventail de combes douces vers des cols imprécis entre des coulées de forêts verdoyantes bucoliques à souhait, couronnées de barres calcaires et de névés anachroniques. Nous montons jusqu'au sommet du village là où la route se prolonge par un chemin caillouteux et raide comme un châble. Nous remisons nos vélos entre deux tas de bûches amoureusement empilées sous l'avancée d'un chalet aussi hermétiquement clos que les mâchoires d'un bon copain à nous quand il descend en rappel. Charger les sacs, serrer les godasses, pisser dans un coin, le chapeau sur les yeux, on attaque le chemin à vaches.

Nous montons en silence pour respecter la coutume du lieu. Je vois passer un chien noir aussi rapide qu'une illusion. Est-ce un présage ? En attendant la sinistre réponse j'admire la vue panoramique des pâturages opulents et les belles vaches qu'il y a dedans. Jean suit à bonne distance, visiblement un peu cassé par les efforts cyclistes qu'il n'apprécie pas du tout.

Du replat d'un petit col, j'examine l'alignement en perspective fuyante du massif qui s'étire au loin. De chaque sommet descend une arête, les unes hérissées de crocs émoussés, les autres coupées d'un mur brutal, d'autres étirées en promontoires résiduels, d'autres étalées en spatules moutonnées. J'évoque le souvenir des vieux glaciers évaporés. Le rocher est si clair et si délavé qu'il se confond avec le blanc vif des névés accrochés sur les plus hautes vires.

Cette alternance d'arêtes délimite des combes parallèle, modelées sur le même schéma. D'un col déchiqueté au profil évasé descend un névé très raide, encore tout poudré de neige fraîche, qui s'élargit peu à peu, bientôt recouvert de caillasses et de blocs qui émergent des culots d'avalanches et finit par mourir en cascatelles luisantes vite absorbées par les fissures des longues dalles de lapiaz et les pierriers mouvants. Vers le bas, les combes se colorent de quelques rares végétations pétreuses, de lichens souffreteux ou de mousses verdâtres sous les résurgences. Elles se terminent par une dépression en cuvette autour d'un petit lac de fonte qui s'assèche bientôt en marécage vaseux, durci et craquelé comme un vieux tableau poussiéreux. Elles sont étonnamment semblables ces combes jumelles, ou quintuplées, je n'en sais rien. Quatre, à ce qu'il semble. Comme par fatalité, celle que nous devons remonter est la plus éloignée, la plus ardue, la plus désespérante par son étendue et sa concavité qui flirte là-haut avec la verticale. J'ai horreur de ces montées montantes qui montent de plus en plus à mesure que l'on monte en montant...

Je dois commencer à perdre conscience lentement dans l'obsession hypnotique de ce pâturage ondulé qui monte, monte. Je les connais bien ces vaguelettes de souvenirs bizarres qui viennent des profondeurs lorsque la conscience s'assoupit dans l'effort monotone, comme si l'hypnose m'envahissait lentement. Ce sont des airs de musiques lancinantes, des bribes de phrases sans rimes ni raison, des citations flottantes. Je les chasse, irrité. Elles reviennent, obstinées. Un jour, Jean a taillé toute une longue arête de glace en chantant à tue-tête le même petit bout d'un refrain idiot plein d'onomatopées. Plus il frappait, plus il gueulait ses "tagada tsoin tsoin" ou quelque chose d'aussi con, avec rage et obstination. J'étais muet, attendant l'explosion: merde, fait chier ç't'air là ! ". Dans les passages difficiles il utilise une sorte de mantra: "c'est la limite, c'est la limite.." Dans ce cas-là il est recommandé de ne pas intervenir sous peine de projections de cailloux. Une fois, faute de munitions adaptées, il m'a lancé des poires.

Je me rends compte que Jean n'est plus là. Je suis bien content de m'asseoir négligemment sur une de ces banquettes que le passage continuel des vaches obstinées dessine horizontalement dans les pentes. J'aperçois Jean qui émerge en titubant de derrière une bosse herbeuse, vient s'affaler à côté de moi et me considère d'un regard brumeux au fond d'orbites bleuâtres creusées dans une face d'un gris agonisant.

- Crevé ?

- Ouais, c'est sûr.

- Coup de pompe ?

- Vachement !

- C'est l'endroit pour ça.

Toujours, jamais contrarier. Pas fier non plus, je sors quatre morceaux de sucre échappés à la consommation matinale et obtenus légalement grâce à mes tickets d'adolescent distingué. J'en garde quelques-uns en réserve à côté de la fiole de gentiane que m'impose ma grand-mère qui vit dans l'angoisse de l'entérite foudroyante depuis que je suis au monde. Comme d'habitude, le sucre coule immédiatement dans nos artères et chasse l'hypoglycémie dont nous ignorons le nom compliqué et que nous appelons plus sommairement coup de barre. Cette thérapeutique est un coup de pied au cul. Nous repartons pleins de glucose et de détermination.

En passant devant la porte d'un large chalet écrasé dans la pente comme s'il avait supporté tout le poids des neiges d'antan, je risque mon patois pour obtenir d'un natif un reblochon assez costaud pour ne pas couler sous l'opinel. L'indigène bégaie. Seul le prix est très clairement exprimé.

Nous finissons par atteindre la combe de lapiaz enchevêtrés en remparts circulaires au centre de laquelle se dissimule une affreuse bâtisse de pierres maçonnées noirâtres, sous un toit de tôles rouillées aux joints proéminents. La porte de fer est calée par une grosse poutre.

- C'est pour les chèvres.

- Faudrait qu'elles soient gonflées pour entrer dans ce catafalque.

- En attendant, c'est là qu'on couche.

Dedans, c'est pire. A droite, deux étages de bat-flanc d'apparence carcérale, à gauche deux minuscules fenêtres carrées qui donnent sur la vallée. Elles pourraient aussi bien donner sur la rade de Brest au vu des vitres dont la transparence est à peu près celle d'une planche. Au milieu, une table, deux bancs et un verre à moutarde qui contient une bougie à mi course. Nous mangeons notre reblochon équitablement coupé en deux, accompagné d'un gros bout de pain à la polenta. C'est une spécialité de l'époque qui nous est fournie après épuisement du pain gris et du pain noir, contre des tickets généralement faux. Nous buvons l'eau miraculeuse qui sort d'un trou du rocher, comme dans la bible. Nous allons nous coucher sur des sortes de galettes rectangulaires qui furent des matelas à l'époque où passèrent ici les éléphants carthaginois.

- Y z'ont passé par là ?

- Sûrement pas. Pour aller où ?

- A Rome.

- Les cloches !

- C'est pas Pâques.

- Non, Hannibal.

- L'animal y te dit...

- Dors et fous moi la paix !

La course se passe admirablement bien dans ce terrain assez rocheux pour faire apprécier la neige et suffisamment en glace pour se faire plaisir dans les dalles. Le bas du névé est bourré de cailloux encastrés. Nous avons l'impression de remonter une tranche de nougat.

Quand la glace apparaît, quelques caillasses ne font que passer en glissant. D'autres glissent en passant. Leur nombre augmente en fonction de l'ardeur naissante du soleil tout neuf qui se pointe entre les découpes du sommet. Nous n'avons pas pris les grappes. Nous tirons vers la gauche pour atteindre une zone de plaques en escaliers. Ce sont d'abord des dalles, puis des marches, puis des égrats, puis des murettes, puis des murs, enfin une paroi si verticale qu'elle fait la moue en un vilain surplomb tout baveux de glaçons. Nous retrouvons le couloir à droite, qui nous offre un bel entassement de blocs que je prie avec ferveur de rester en effet entassés le temps de notre passage précautionneux, plein de respect pour leur intégrité architecturale. Nous atteignons la brèche terminale qui porte le nom évocateur de rasoir dans la nomenclature du coin, car il faut la traverser d'un bord à l'autre sur le dos d'une murette assez large pour laisser passer une brouette si on était assez con pour la porter jusque là. Après, suivant une vire cruellement ensoleillée sur l'autre versant, nous admirons l'admirable, à savoir un des plus beaux panoramas sur le plus formidable massif extraordinairement magnifique, selon le vocabulaire époustouflé des descripteurs qui ne savent gravir une montagne que pour en admirer une autre, méthode bien connue des amours inconstantes et des convives insatisfaits. La chose se termine par une fissure en diagonale qui me permet d'amplifier l'ouverture de la poche gauche de mon pantalon jusqu'au niveau du genou. Au sommet, où on pourrait organiser un bal ou du moins une sauterie privée sur invitations restreintes, nous vidons un petit pot de miel de je ne sais quoi mais sûrement pas d'abeilles. C'est une mélasse vaguement acidulée qui s'obtient sans tickets, ce qui la situe au comble de l'introspection diététique.

Nous descendons prudemment par le même chemin faute d'en imaginer un autre dans ces dalles, ces blocs et ces degrés de moins en moins difficiles à mesure qu'on se rapproche de la base et des promesses d'eau de fonte que nous entendons murmurer dans de mystérieuses fissures qui ne sont jamais celles qui en contiennent vraiment. Jean se montre très agile à rebondir comme un chamois frénétique. Je retiens fermement et tout à fait inutilement sa silhouette d'athlète maigre au bout d'une corde de trente et un mètres quatre-vingt. Cette curieuse dimension résulte d'un malheureux coup de crampon reçu dans sa jeunesse et de l'amputation techniquement acceptée dont elle supporte admirablement le handicap, d'autant plus que personne ne s'en sert plus que pour retenir des lipothymiques dans les passages normalement accessibles aux vaches. Je ne m'en sers que pour faire joli car Jean cavale comme une bête à cornes dans ces égrés, à tel point que j'ai bien du mal à le suivre dans ses ébats chorégraphiques.

Nous terminons par une soigneuse vérification de la béquille anti-chèvres et nous quittons ces lieux karstiques pour l'interminable pensum du retour pâturesque. Il y a des vaches partout, quelques chiens renifleurs et de bergers, point.

Récupérés les vélos dans leur cache en bûches, traversé en roue libre filante le village fantôme qui sent le boche pas loin, bue la petite gnôle casse pattes chez la bonne tante toute émue de nous revoir vifs, nous dévalons la route onduleuse serpentoïde jusqu'au point de chute de la sublime horreur jaillissante.

Tout le long du parcours interminable, j'ai constaté une fois de plus qu'il y a autant de montées dans les descentes que de descentes dans les montées. J'ignore comment ils se débrouillent mais il est interdit à ces ingénieurs pervers de tracer des routes montantes sans profiter du moindre talus pour perdre le plus possible d'altitude, comme de les tracer descendantes sans y ajouter des grimpettes intempestives curieusement insérées exactement aux mêmes endroits. Le résultat est que tu montes tout le temps, quoi que tu fasses, dans un sens comme dans l'autre. Ceci dit, nous sommes désormais sur le plat et je suis pris à la gorge par une sourde angoisse qui ne doit pourtant rien à la gnôle abrasive de la tante.

J'ai impérieusement envie de tourner vers la gauche, ce qui est une option politique peu recommandée en ces temps. Il y a par là une petite route qui traverse une longue plaine, toute de prairies et de vergers à cidre, qui passe par le village natal de mes ancêtres maternels empilés ici depuis deux bons siècles et qui me semble un raccourci tellement séduisant que je braque sans rien dire à Jean qui suit avec la soumission muette du condamné résigné à ce qu'on en finisse.

Nous sommes en plein dans les pommiers lorsque la fusillade éclate de l'autre côté de la large et heureusement infranchissable rivière torrentueuse qui draine toute la vallée, depuis les glaciers éternels du grand massif jusqu'aux rives romantiques des confins lacustres. Nous entendons nettement les différentes sonorités saccadées des mitraillettes des uns et des pistolets mitrailleurs des autres, sur un fond étouffé de grenades défensives agrémenté de quelques rafales de mitrailleuse lourde. Je me demande avec acuité quelle est la portée de ces divers engins et le temps que mettrait une balle perdue pour venir musarder de ce côté-ci. Je ne connaîtrai jamais la réponse, dans notre hâte de pédaler comme des démons en direction de n'importe quel endroit où l'on ne se bat pas. Au village, je tombe sur un vieux du coin qui m'apprend, ô surprise, que c'est le maquis. Non, sans blague ? Et les autres, c'est le cirque Pinder ?

Nous sommes revenus à la ville en empruntant des itinéraires si tortueux, des routes si dissimulées évitant les nationales sauf pour les traverser à la vitesse d'un chat sur une piste de bobsleigh, que je crois bien que nous les avons inventées à mesure. Nous nous sommes serré la main à un coin de rue avec un dynamisme de saules pleureurs et nous sommes allés nous remettre dans nos familles respectives, nos pantoufles si douillettes et bientôt nos plumards ramollis par un usage aussi anormalement fréquent que prolongé.

Ma grand-mère m'a demandé affectueusement: "T'es déjà là ?"



***

La monstre cousse

Nous suivons lentement un étroit sentier qui monte en diagonale au flanc d'une immense moraine. Il fait trop chaud. Mon sac est léger. Mes skis sont lourds. J'ai soif. Jean va devant. La pente de la moraine est si rapide que des cailloux tombent continuellement, les petits souvent, les moyens de temps à autre et les gros presque jamais, je l'espère. Il y en a un, de la taille d'une armoire, qui bouche le passage et qu'il faut pratiquement escalader. Tout en haut, il y a des névés sous les premières barres qui soutiennent des aiguilles interminables.

Nous approchons de la langue finissante d'un des plus célèbres glaciers du monde, un de ceux qui faisaient s'entasser dans un funiculaire époumoné des foules inépuisables de crétins contemplatifs piétinant l'esplanade aux gros parapets de granit. C'était un festival de robes à pivoines turgescentes et de canotiers polyglottes, de jumelles pendulaires et de pellicules surexposées, de chamois polychromes en bois de varosses avec un baromètre dans le bide, de ramoneurs en celluloïd accoudés sur leur thermomètre, de marmottes en chiffons et d'edelweiss pyrogravées sur des cannes à mémés variqueuses, explosion populacière de congés payés banlieusards et de concierges grassouillettes. Il y avait tellement de monde que l'on m'a dit qu'un brave homme de taille normale n'avait vu, en guise de paysage, qu'un alignement de nuques polymorphes, alors que son gamin n'avait vu que des culs.

La guerre a époulaillé tout ça. Le silence minéral est retombé au pied des aiguilles magnifiques, si émouvant sous la brise de printemps qu'on se prend à regretter cette humanité grouillante qui sentait la sueur d'aisselles auréolées et la bière chambrée. D'autres regrettent le chiffre d'affaire.

Nous atteignons lentement le point où le glacier forme une grosse bosse luisante reliée à la moraine par des ponts de neige pourrie jaunâtre à peu près aussi fiables qu'un vendeur de bagnoles d'occasion. Nous empruntons le moins svelte et nous remontons la pente de glace granitée, mitraillée de graviers noirâtres. Une grosse vilaine verrue résurgente de cette roche fracassée dépasse de la moraine, incongruité géologique méprisable. Nous nous installons sur l'échine de glace où deux ou trois gros blocs et quelques larges dalles en conversation imposent le casse-croûte obligatoire.

En ce qui concerne la géologie, nous avons depuis longtemps fortement simplifié les choses. Dans le calcaire tout est urgonien. Dans le granit, pour fignoler, nous parlons de protogine. Entre les deux se place le métamorphique qui est du schiste s'il s'effrite et du gneiss s'il tient le coup. Notre nomenclature est horriblement fausse mais, curieusement, nous rencontrons fort peu de gens pour nous contredire.

Nous sommes dominés, avec juste assez de recul pour en mesurer l'étendue verticale, par le plus bel ensemble d'aiguilles granitiques du continent, célèbres dans le monde entier et parcourues intensément dans les trois dimensions, surtout dans la troisième, par les plus audacieux grimpeurs que l'art de l'escalade a entraînés à mettre les mains là où il ne suffisait plus de mettre le pied. A la base de ces gigantesques monuments de protogine encore tout cuirassés de glace et entaillés de couloirs bleuâtres, nous sommes suffoqués par cette immensité. C'est toujours comme ça quand on aborde les hautes régions du massif. Il y a un instant d'incrédulité. Après, on se met en route. Le paysage retrouve des dimensions humaines puisque, après tout, nous sommes là pour le voir.

Nous chaussons. J'ai de belles peluches blanches toutes neuves que j'ai fauchées à la libération et qui ont échappé aux affres soviétiques des retraites teutoniques. Elles sont beaucoup mieux ici à remonter doucement cette magnifique vallée, glacière fermée au fond par une invraisemblable muraille si verticale et gelée qu'on se demande de quoi sont faits les pistolets qui ont ouvert une voie dans cette invraisemblance. J'ai lu qu'ils sont venus sans trop savoir par où aborder ce monstre dont ils ne connaissaient que la face valdôtaine, une pente glaciaire impressionnante mais tout de même moins rébarbative que cette chambre froide interminable rayée d'éperons et de couloirs abominables. Elle nous apparaît derrière la pyramide obèse cuirassée de glaces noires et de saignées bleuâtres qui sépare la vallée de neiges où nous allons du goulet tourmenté qui mène aux entassements de séracs, au pied de la formidable muraille.

Le glacier est plat. La pente et si imperceptible à la montée que je me demande comment nous allons descendre à skis cette galette. Il dessine deux courbes très allongées, juste assez pour faire bien artistique. Il va mourir au pied des sommets en une sorte de place centrale, carrefour de toutes les glaces obstinées qui descendent par la droite d'un immense bassin alimenté de tous les côtés par des chutes de séracs venues de partout, des glaciers dévalant de dizaines de sommets, d'aiguilles, de dômes, de cols ignorés ou célèbres, de couloirs vertigineux, de faces miroitantes, de cheminées cryptiques. Nous quittons le monde pour entrer dans Würm, mais bon Dieu que nous y entrons lentement !

Jean marche devant. Il laisse, comme à regrets, une trace intermittente sur les ondulations imperceptibles de l'échine paresseuse. Là où la glace émerge en une voussure luisante il effleure à peine de ses carres la surface cristallisée. Là où la neige soufflée comble les dépressions il tire une trace rectiligne du pas allongé de ses jambes d'échassier. Ce type est un métronome. Il ne se dérègle vraiment que lorsqu'il s'agit de casser la graine, de boire un coup, de parler de filles, technique d'escalade ou méthode à skier, ce qui l'autorise à la boucler lorsqu'il faut conserver son souffle pour des choses plus urgentes.

Nous montons en longues lanières. Si ça tire un peu sur les mollets nous sommes beaucoup plus précis pour placer nos skis. Sur les fixations à câble, c'est un avantage considérable dans les traversées et, s'il faut descendre, nous gagnons un temps fou à ne rien bricoler du tout.

Je laisse l'esprit vagabonder dans les altitudes qui nous entourent pour éloigner l'ennui de cette trace interminable et monotone. J'imagine les crevasses perpendiculaires refermées par le ralentissement de cette longue langue presque horizontale, sous la pression gigantesque de ces masses inimaginables. En été, certaines sont réduites à un mince filet incrusté de gravier broyé, d'autres sont plus ouvertes mais excédent rarement en largeur l'extention d'un pas. Il faudra atteindre le haut de cette lente avenue pour entendre l'inquiétant bruit de carton que font les skis sur les ponts mystérieux. Plus haut, les crevasses sont énormes, leur lèvre souvent surplombante et leurs dimensions si épouvantables qu'on a prétendu qu'elles contiendraient des cathédrales. Je veux bien, mais sans y aller voir. Je me méfie des glaciologues poètes. En attendant je me rappelle le conseil d'un vieux pirate, un de ceux qui ont ratissé toute la clientèle disponible des hôtels du coin pour la trimballer sur les glacières sublimes de sa jeunesse lucrative: "quand tu vois le refuge, tire à droite. Vaut mieux pas t'approcher du fond, c'est tout percé là-haut".

De temps en temps je jette un regard en arrière pour mesurer notre progression par rapport à cette invraisemblable aiguille de roche rousse qui domine de son formidable élancement l'ouverture du glacier et que l'on voit, stupéfait, de partout dans la vallée, éclatante entre les branches de mélèzes et les bouquets de rhododendrons du calendrier des postes. C'est une vedette désirée à en mourir, et ils en meurent parfois, par tous les grimpeurs de verticales exclusives et les amateurs de fil à plomb. Je n'en suis pas et je préfère skier avec aisance dans ses parages ardemment fréquentés que d'en dégringoler élégamment mais beaucoup plus brièvement. Vu de face c'est une lame. Vu d'ici et de profil, c'est un sommet bifide aux cimes arrondies, relié à la masse de la montagne par une arête exubérante, tellement découpée qu'un auteur transalpin, très lyrique comme ils le sont tous, a parlé de flammes de pierre. Il en est ainsi de bien des beautés célèbres qui résistent mal à un examen critique et latéral. Je n'aime pas trop non plus les poètes transalpins, d'autant moins que, depuis un moment, je trouve que cette cime prestigieuse commence à prendre une sale gueule. Elle n'est pas la seule d'ailleurs. Un peu partout le rocher devient d'un gris souris qui tourne au cendré avec des nuances de violette dans les ombres qui enchanteraient un peintre bien au sec dans sa bohème mais qui me font hâter mentalement le pas.

J'entends Jean me glisser: "Faudrait prendre du souci". Ce n'est pas encore le "Bonté de bonté !" des tragédies imminentes mais j'éprouve le besoin aigu de le dépasser, d'autant plus aisément qu'il vient de s'arrêter, les skis ouverts en ciseaux, pour pisser un coup, bien poliment à côté de la trace. Il porte une sorte de chapeau à chasser le grouse, suffisamment avachi pour faire alpin et qu'il a descendu sur son front pour se protéger de la lumière qui devient plus éblouissante à mesure qu'elle est plus blafarde. Le soleil a disparu. Le ciel tourne lentement au jaune pâle. C'est comme un voile uni qui s'étend sur le massif avec la lenteur sacrée des phénomènes naturels qui se fichent bien de ce qui se passe sous eux, qui laissaient nos anciens perplexes devant l'indifférence rigolarde de leurs dieux turbulents. J'avance régulièrement dans la neige soufflée qui se montre plus profonde de loin en loin. Je commence à lorgner vers la droite les pentes redressées qui se perdent sous la barrière de séracs emmitouflés sous des masses de neige ondulées et j'entends.

Au début c'est un souffle, une sorte d'infrasons à peine audible qui fait légèrement vibrer l'air et se hérisser les oreilles. Je pense au fameux bruit d'abeilles qui précède classiquement la foudre. Ce n'est pas ça. J'ai l'impression que ce frémissement qui s'amplifie, cette vibration tellurique, emplit tout le massif, peut-être tout l'univers. Toutes les montagnes, tous les glaciers, toutes les aiguilles forment une immense caisse de résonance, une monstrueuse tempête d'harmoniques. Je réalise brusquement que c'est le vent qui ronfle ainsi dans les aiguilles. Toutes ces dents enchevêtrées et ces pointes acérées, ces brèches concassées et ces cheminées étranglées, forment des anches gigantesques qui vibrent dans les basses comme d'énormes tuyaux d'orgue et font trembler toute la masse. Pour l'instant nous sommes encore protégés par le massif mais, peu à peu, je sens de timides rafales glisser vers nous, mollement d'abord puis plus fermement, plus insistantes, plus prolongées, plus tourbillonnantes.

Depuis un moment, j'ai amorcé la courbe en quart de cercle qui va nous amener au pied de la pente finale. C'est un peu plus raide par ici mais surtout plus exposé. Le vent descend du sud, directement des hautes régions, chargé de l'odeur acide de la neige soufflée et des rochers érodés. Il se renforce à mesure que nous l'affrontons plus directement de face, rafale après rafale et bientôt continu, obstiné, acharné, opiniâtre, tenace, définitif.

J'ai rabattu la visière de ma casquette au raz du nez et bien serré ma cagoule. Jean enferme et écrase son chapeau dans la sienne qui lui monte jusqu'aux narines. Toute conversation devient improbable, d'autant plus que je n'entends rien sous la toile qui bat à mes oreilles. Le son nous assaille autant que la pression de l'air en mouvement.

J'attaque la pente directement en dessinant bien droit une trace qui disparaît tout de suite après le passage de Jean dont les spatules collent à mes talons. Par une sorte de courtoisie habituelle mais jamais formulée, je suis désormais devant parce que je suis venu une fois déjà dans ces montagnes. De fait je les connais un peu. Cette fois-ci il n'y a plus rien à connaître sur ce glacier qui devient fou, ce vent démentiel qui sagatte la montagne, sous ce ciel bas d'un violet malade.

Je monte à petits pas, régulièrement et sans me presser, bien décidé à continuer tout le restant de notre vie, poussant l'air solide devant moi comme une masse, un flot puissant. Le crépuscule est arrivé d'un seul coup, en plein après-midi. Il ne fait pas sombre, il fait bleu opaque, clarté sans lumière du premier jour du monde. Le plus impressionnant est la masse de neige soufflée qui dévale de partout comme un tapis mouvant sans limites, déferle contre nos jambes, nos cuisses, fuit de chaque côté comme un sillage. J'ai l'impression de glisser à toute vitesse en remontant cette pente affolée. Tous les trois pas je dois souffler fort à l'abri de mes gants pour expirer à fond. Si j'ouvre la bouche l'air chargé de poudre glacée pénètre sous pression et m'étouffe. Il faut avancer tête baissée contre un mur de vent.

La lutte dure peut-être depuis une heure. Je n'en sais rien. Le temps n'est plus que la mesure d'un pas devant l'autre suivi d'un pas devant l'autre, dans une éternité.

Cette clarté étrange qui nous baignait plus bas tourne doucement à l'obscurité fluide. Le flot de neige soufflée passe maintenant par-dessus nos têtes et se perd dans le grondement continu des rafales déchaînées qui nous chahutent. Nous sommes en plein milieu d'un étranglement d'un bon kilomètre de large mais le vent s'y engouffre comme dans un couloir entre deux murailles. Je monte tête baissée et j'ai l'impression que si je me redresse, je vais m'envoler. Je pense bêtement que mes skis sont lourds. De temps en temps je regarde sous mon bras la forme blanche imprécise du fantôme qui me colle aux talons et... cette lumière qui scintille à droite.

Une lumière ? Qui scintille ? A droite ?

J'entends presque distinctement la voix du vieux guide:

- Quand t'es dessous, monte pas directement au refuge, continue sous les séracs et tourne à droite. T'arrives à plat par derrière.

Bougre d'âne ! C'est où dessous ? Je suis enseveli dans la monstre cousse en train de comprendre très lentement que la lumière à droite est une lampe à pétrole que le gardien a posée sur le parapet de granit. Il nous a vu tourner sur le plat du glacier et il a compris qu'avec ce qui nous tombait dessus nous aurions bien besoin d'une balise, histoire de ne pas tourner toute la nuit à la recherche d'un refuge pourtant à portée de voix. On appelle cet engin une lampe tempête. C'est vraiment le mot qui convient, juste avant de parler de lanterne des morts. On en a vu plusieurs, parfaitement renseignés, crever à des distances ridiculement plus proches d'un abri salvateur.

Je pars en traversée brusquement, presque couché par le vent qui m'empoigne par la gauche. J'avance comme dans un torrent furieux, courbé sous les rafales tellement violentes que c'en est humoristique. Jean est collé derrière moi, plié en deux, tout couvert de poudre, oscillant dans les bourrasques. J'ai beaucoup trop peur pour éclater de rire.

Je brasse jusqu'aux genoux dans la congère qui s'échappe en hurlant le long d'un mur de grosses pierres de taille plâtrées de neige collée qui fume en ondulant. C'est l'enfer ici.

Le refuge a été construit sur un éperon, un peu plus bas que les séracs, à la base d'une grande aiguille, la dernière d'une longue barrière qui descend du diable et s'élève jusqu'aux cieux et qui rabat vers nous tous les vents de la terre. Ils se heurtent ici et se renforcent du flot principal qui plonge de cinq mille mètres saturé de toute la neige disponible au monde. C'est vraiment le dernier endroit pour se réfugier. J'avance quand même le long du mur, les paumes plaquées contre la muraille. Nous sommes contre le sas d'entrée. J'ai l'affreuse impression de le sentir vibrer sous les assauts de l'air devenu fou.

Déchausser le cul au vent, attacher les skis, les rentrer à l'abri, les cannes aussi, tirer les cagoules si gelées quelles pourraient tenir debout, poser les godasses dans les casiers, enfiler les charentaises délabrées, entrer dans la pièce aux tables de bois, demander deux gros vins chauds:

- Merci pour la lanterne.

- Vous êtes que deux ? J'ai de la soupe.

- Moi j'ai le bonjour de Monmond.



***

Vue imprenable sur la patrouille

Cette année la neige a disparu un peu plus tôt que d'habitude, à moins que nous en ayons marre de tirer les skis alourdis de leurs peluches trempées dans une épaisseur déliquescente qui glisse un peu partout sur les herbes couchées des pentes délavées. Il fait chaud et quand le soleil ne tape pas trop dur c'est qu'il va pleuvoir. Quand elle tombe, la pluie est si tiède qu'elle effondre les dernières congères et les derniers talus compacts tombés des toits dénudés. Il faut monter très haut pour trouver des neiges tôlées le matin qui ramollissent en masse au premier soleil, des surfaces ravinées par des averses répétées et des descentes qui se terminent dans la soupe et la boue des prés grisâtres ou des sentiers forestiers emplis de glaise et de feuilles pourries. C'est foutu pour cette année et nous n'avons ni le temps ni les moyens de monter vers les grands glaciers des massifs lointains. Donc, direction varappe.

Nous les connaissons bien ces hautes parois qui dominent la grande ville internationale enroulée autour de son bout de lac, avec son jet d'eau qui montre la bise et le vent, sa ceinture de propriétés cossues au creux de parcs centenaires, sa couronne de plaines maraîchères aux serres étincelantes et ses citoyens si fiers de leur chocolat, de leurs riches banquiers et de leurs militaires grisâtres qui traînent leur ennui héroïque derrière la barrière de grillage barbelé qui souligne la frontière d'une haute paroi de ferraille et de poutrelles oxydées. Aux postes de douanes les poutres sont de bois, les barbelés sont galvanisés et les officiers portent de hauts képis bien galonnés. Il y a même un guichet équipé d'une tablette pour déposer les verres de blanc lorsque l'exportation corporative s'impose.

Nous voyons tout cela d'en haut les varappes, ou surtout de tout près, lorsque nous rentrons en vélo en suivant cette route tellement limitrophe qu'elle longe à un moins d'un mètre le pays de la liberté.

De notre triste côté c'est la guerre civile de jour en jour et l'occupation tout le temps. Les patrouilleurs sont en gris vert, les chiens enchaînés fauves au museau noir, les casques et les bottes reluisent au soleil de printemps et les fusils sont à la bretelle.

Nous revenons un soir de la carrière désertée ouverte au pied des parois à l'époque où les explosifs ne servaient pas uniquement à tuer l'ouvrier. Nous pédalons vite pour rentrer avant le couvre feu. A l'entrée du premier village nous tombons sur un joyeux quatuor composé d'une sorte de sous-off révélé par ses épaulettes, de deux troufions taciturnes et d'un chien passablement loup, intrigué par mes mollets griffés aux épineux des vires boisées. Le gradé tend son doigt inquisiteur vers mon sac sanglé au porte bagage :

- Maquisse ? Pistole ?

Il a l'air dépité de n'y trouver qu'une corde de rappel de quarante mètres. Il espérait probablement la grosse Bertha. Je n'éprouve pas d'attirance particulière pour la langue dont Rabelais prétend qu'elle se parle d'un exutoire dissimulé, généralement inapte à cette fonction, mais ce jour-là j'ai trouvé les mots :

- Nein. Alpinismus !

D'un geste large qui pouvait passer pour celui du vainqueur ou à la rigueur pour un salut nazi légèrement déployé en arrière, je lui désigne les parois illuminées par le soleil couchant. Le gars se marre, tapote sa montre d'un air entendu et ajoute finement :

- Raus, fite bartir...

Le conseil est superflu. Jean pédale si vite qu'il a, pour fuir à gauche par le chemin des digues, tourné à angle droit à la sortie du pont en utilisant une partie du trottoir et peut-être bien de la façade du bistrot d'en face. Je suis moi-même arrivé au sommet d'une courte côte réputée inaccessible sans prendre le temps de changer de vitesse. Je rentre nuitamment comme un voleur par les jardins ouvriers et les ruelles dissimulées du quartier piémontais.

Nous allons souvent grimper dans ces voies si fréquentées avant que les affrontements internationaux empêchent les citadins d'en face de venir écorcher leurs culottes tous les Dimanches de bonne heure, tellement près de chez eux que ceux qui en dégringolent de temps à autres passent pratiquement la frontière avant d'arriver au sol. Le plus marrant dans ce sevrage qui les réduit à la contemplation avide, c'est qu'ils peuvent nous regarder avec de puissantes jumelles, depuis les balcons d'une ville dont le bâtiment le plus ostensible vu d'en haut abritait, il y a peu, une fondation inventée pour répandre la paix universelle. Cette notable réussite, que nous voyons entre nos jambes pendant les rappels, nous remplit d'aise alors que nous gravissons les sentes abruptes du socle de blanches et fines caillasses dont chaque petit morceau porte l'empreinte de coquillages antédiluviens.

Jean parle évidemment d'urgonien, avec des accents de propriétaire. C'est le seul calcaire dont il possède une notion, tellement imprécise que je suis sûr qu'il se trompe de quelques millions d'années, dont nous n'avons absolument rien à foutre.

Le socle est couvert d'une végétation dense et souffreteuse, de genévriers et autre chênes verts, couverture assoiffée des talus ronciers et des caillasses à vipères. Dans la face, toutes les vires qui ne sont pas réduites à un sentier minable entre deux plaques, sont de même structure, agrémentées de temps en temps d'un pin nain mort de soif dont le tronc squelettique et les racines ancrées dans les fentes sont pieusement entretenus pour leur excellente tenue comme ancrages de rappels.

Tous les passages, jusqu'au dernier caillou du dernier ressaut, sont affublés de noms bizarres aux étymologies oubliées ou suspectes car on ne sait jamais si c'est le patronyme de leur premier vainqueur ou du dernier qui s'y est envolé à jamais. Il y a bien quelques appellations pittoresques mais, étant donné l'humour héréditairement fruste des habitués, elles se réduisent à des allusions plutôt lourdingues ou à des évidences navrantes. Nous enfilons successivement, selon notre itinéraire habituel, rarement agrémenté de divergences fantaisistes, la cheminée Machin après la fissure de Truc, la dalle à Chose avant le pas de Trükmüch, la traversée Dugland jusqu'à la crevasse à Ducon, pour finir presque toujours à la grotte percée qui fournit un abri apprécié contre le soleil abusif ou l'orage excessif.

La descente est généralement plus variée parce que nous possédons ma belle corde en chanvre de quarante mètres qui permet curieusement des rappels d'au moins vingt-cinq tellement elle est élastique. C'est un flot d'angoisse à chaque départ dans le vide mais, jusqu'à nouvel ordre, elle se contente de s'allonger suavement dans sa minceur naïve, sans jamais trahir nos espoirs de retour ni s'offusquer de nos poids plumes respectifs. Je l'ai prêtée à Jean pour faire une arête inconnue avec un copain encore ignorant de cette particularité qui, très intrigué, s'est informé de l'obscure raison qui nous amène à utiliser normalement des élastiques pour la descente. Avions-nous le projet de remonter ainsi les passages, sans effort et par la seule réaction de l'engin ? Ce fut sa dernière course avec mon ami car il a préféré par la suite confier son existence terrestre aux tracteurs tenaces et aux porteurs renforcés d'un prestigieux téléphérique.

Pour l'attache, nous utilisons dans les circonstances délicates, une sorte de câble de chanvre aussi souple qu'une barre à mine, dont le diamètre imposant laisse tout loisir au grimpeur, assuré autant que rassuré, de se tirer sur un brin d'herbe sèche ou de poser le bout de sa semelle sur la saillie d'une trace de bernique fossile. Ce sont les joies du calcaire, urgonien ou pas.

Nous descendons le plus souvent par une série d'horreurs dont un puits évasé à sa base qui réclame de l'imprudent qu'il se serve d'un arbre sec pour achever de s'engloutir dans un interminable boyau obscur qui se termine par un mignon petit balcon ouvert en pleine paroi et dont le sol est tellement en pente qu'on doit, pour s'y tenir assis, coincer ses talons dans une bienvenue fissure horizontale. Le départ de ce lieu contemplatif est follement amusant. On pose le rappel sur un gros piton à boucle scellé en pleine dalle par un forgeron funambule. Nous ignorons l'usage des mousquetons et, dans le cas contraire, nous n'aurions aucune envie de les laisser en place à la portée du premier récupérateur citadin venu. Il faut se mettre à genoux pour passer la corde aux bons endroits comme l'exige notre technique élémentaire et démarrer le cul le premier, les pieds légèrement plus haut que la tête, pour reprendre rapidement une position normale dès que le profil de la bête le permet. C'est très amusant lorsque l'on voit entre ses cuisses la grande ville et ses principaux monuments, notamment l'hôpital cantonal et quelques cimetières. A la montée, ce truc est un cauchemar d'adhérence précaire où ni les pieds ni les mains d'un honnête homme n'arrivent à s'employer autrement que par ouï dire et où les meilleures prises sont encore celles de nombril.

Nous ne nous assurons jamais dans les rappels. Nous avons bien assez de corde comme ça entre les jambes, autour de la cuisse droite, du pli de la fesse, de l'épaule opposée, en attendant celle d'autour du cou dont nous menace régulièrement le père à Jean qui n'est pourtant pas net de toute suspicion dans les domaines nébuleux de la morale chrétienne. Nous nous servons de gros gants de ski pour éviter de nous scier les paumes et d'une solide gouttière de cuir renforcé attachée sous la cuisse, connue des utilisateurs sous le terme dépréciatif de paillasson. Nous nous permettons, ainsi cuirassés, de nous laisser glisser à des vitesses spectaculaires en repoussant le rocher à grands bonds d'espadrilles et il n'est pas rare de sentir le brûlé dans les environs, de préférence lorsqu'il y a des filles pour nous admirer d'en bas. Elles poussent de petits cris d'envie écarlate qui cessent, à notre grand étonnement, dès que nous approchons à portée de vue. Il n'est pas recommandé aux héros de s'abaisser ainsi au niveau des mortelles.

Nous n'invitons que trop rarement des filles dans ces abrupts. Le cas échéant par extraordinaire, Jean se montre serviable à l'extrême pour placer leurs pieds sur les prises, leurs cuisses dans les fissures, pour les pousser aimablement aux fesses ou vérifier que la corde d'attache passe bien sous les aisselles et pas sous les nichons qu'il dégage soigneusement avec des gestes paternels quelque peu incestueux, tout animé du sentiment sublime de sa responsabilité.

De gros pitons de rappels il y en a un peu partout dans ces parois. Je me suis laissé dire qu'il étaient là depuis l'époque révolue de la grande zone où des contrebandiers noctambules descendaient ainsi leurs charges furtives dans ces passages ignorés des douaniers, ces derniers étant persuadés qu'un faux pas irrémédiable est vite arrivé dans ces verticales où l'on risque aussi quelque bourrade inamicale. Evidemment je n'en crois rien.

Tout en haut des varappes, juste avant qu'elles cessent d'exiger l'escalade pour se transformer en sentiers abrupts le long de vires pierreuses et de broussailles agrippées, se trouve une fameuse grotte perforée dans la roche soluble par de mystérieuses cataractes évaporées depuis va savoir. Des archéologues distingués affirment qu'elle a servi de hangar à pirogue, ce qui suppose aussi que le niveau du lac parvenait jusque là. Ils montrent la pirogue en son musée et citent, scellé dans une dalle, un gros anneau de bronze dont duquel... J'en conclue qu'à l'âge du bronze la moitié des terres émergées étaient recouverte par notre beau lac, tellement chanté depuis par tant de poètes tuberculeux, vérolés ou romantiques, en tant d'endroits propices aux aquarelles délavées et aux galipettes agrestes sur la mousse des bergères. De bons géographes assurent avec un aplomb de théologiens que, comme la musique, l'eau du lac vient par ici et s'en va par là. Moi je veux bien mais j'imagine que cette grotte à courant d'air était l'exutoire d'une résurgence tarie, témoin asséché de quelque urologie cryptotellurique autant que spéléologique et pour tout dire, venant du diable hydrologique pour y retourner bientôt.

On entre là dedans par un trou d'homme minuscule. Le trou, pas l'homme. On s'y engage tête la première pour se récupérer sur les mains, dans le noir, en une sorte de bizutage traditionnel. Le sol est constitué d'une belle dalle presque horizontale bien abritée par un porche en surplomb et prolongée par un balcon exposé aux douceurs panoramiques ensoleillées d'un couloir abrupt. Au fond, un grand trou circulaire s'ouvre sur une chambre inférieure qui pouvait bien servir de remise à pirogue ou à matraques pour femelles excessives et qui, de nos jours, sert de poubelle.

Ces commodités nous ont invités à y bivouaquer une nuit d'été qui fut sans songe, faute d'avoir pu fermer l'œil sur cette couche rudement bosselée et dans l'atmosphère fortement polluée par mon sac de couchage dont le duvet s'échappait en volutes impondérables au moindre frémissement de son contenu qui ne dormit guère. Le sac de Jean n'émettait rien, sinon des grognements rauques, à cause des plumes volages et aussi parce que la fuite achevée du rembourrage en était si ancienne qu'il n'en subsistait qu'une double enveloppe de popeline émincée, aussi transparente que ces voiles impudiques dont l'imagination populaire, ouvertement vicelarde, revêt les fées des eaux brumeuses au petit matin.

Nous avons grimpé les voies successives dans la nuit opaque et bien évidemment sans lune, pour terminer dans le noir absolu cette escalade exclusivement tactile, achevée dans l'indifférence d'une lampe torche qui s'avéra par contre incapable de remplacer les allumettes restées fidèlement sur un bloc, juste au point d'attaque. Nous avions heureusement une gourde de rouge qui fut physiologiquement pissée dans le vide au premier frémissement de l'aube naissante, une boite de pâté de je ne sais quel foie de présumée volaille et un bon petit sac des fameux sablés de Madame mère à Jean qui fut glorifiée par un récital cavernicole et masticatoire certainement inouï en ces abrupts.

Le petit trou d'accès à ces cavités confortables s'ouvre à la base d'une immense voûte d'aspect roman, quelques dizaines de millénaires avant la lettre, et qui possède un clou. Il a été planté là par de serviables grimpeurs du cru pour y suspendre la béquille d'un unijambiste habitué fidèle de l'endroit et logiquement surnommé Mille Pattes. Le brave type peut grimper partout d'autant plus aisément qu'il est moins lourd que les copains mais à la descente, une fois atteinte la fin des derniers rappels, il doit recourir à son engin complémentaire afin de terminer la descente autrement qu'à cloche pied. Pour ne pas s'encombrer à la montée prochaine pour laquelle ses deux mains lui sont forcément indispensables, il abandonne son instrument là où il reprend son vélo unipédal. Il se trouve toujours un aimable porteur anonyme au courant de la coutume qui, escaladant par là, remet l'objet au clou, ex-voto explicite à toutes fins utiles.

Jean porte un pantalon, ce qui n'a rien d'extraordinaire. Ce pantalon est un knickers d'un gris banal sauf sur le devant des cuisses où le tissu présente deux longues traces plus foncées jusqu'à la limite des genoux. L'interdiction absolue de laver ce pantalon, fermement respectée dans l'entourage familial, permet à Jean de conserver intacte cette zone diversement nuancée selon les circonstances et généralement identique de chaque côté. L'origine de cette étrange particularité est d'ordre littéraire. Jean est largement autodidacte et jalousement éclectique. Il prétend avoir lu quelque part le récit d'un bivouac si prolongé que le malheureux narrateur avait dû, faute d'autres ressources, faire bouillir son pantalon pour s'en faire un potage. Je n'ai jamais obtenu de référence éditoriale précise ni appris quelle autre fragrance émanait dudit bouillon. En conséquence Jean essuie systématiquement ses mains sur le devant de son froc toutes les fois qu'il a absorbé quelque matière comestible ou proche de l'être, ajoutant à chaque occasion un commentaire attendu à propos du goût probable et prévisible de la soupe qu'il compte en exprimer un jour. Lorsque nous passons la nuit, couchés sur des peaux de chèvres dans quelque cabane de berger, il est entendu qu'elle aura une odeur de bouc. La fiente de moutons séchée de certaines bergeries accueillantes fournit une variante ovine appréciée. De même, mais bien plus banalement, on parle de gras de jambon, d'huile des sardines, de chocolat fondu aux tiédeurs d'un sac longuement exposé au soleil des marches d'approche, de jus d'oranges ou de fruits divers exprimés en quartiers malhabiles, de bougie fondue bien sûr et, comme prémonition, des soupes étranges que fournit la fréquentation de refuges disparates tant par leur couchage généralement sommaire que par la tambouille offerte pas des gardiens aussi serviables que diversement talentueux. Le résultat de ces apports successifs et préventifs suffit habituellement à nous attirer la sympathie des chiens d'humeur humante et à écarter de notre chemin les personnes avenantes qui usent de savonnettes en des endroits où seules les excrétions organiques sudorales et naturelles ont droit de puer. On suppose en général que nous devons être de très grands grimpeurs pour sentir autant. Les odeurs édulcorées des crèmes antisolaires, dont un effrayant liquide que je m'applique sur la tronche à l'aide d'un blaireau et qui vire au violet au contact du moindre objet métallique, ne suffisent pas à nous réinsérer au nombre des vivants. Tout ça pour un malheureux pantalon à faire la soupe.

Jean s'illustre modérément dans le modelage du chapeau cloche. La concurrence envahissante dans ce domaine privilégié des originalités exubérantes l'en ont dégoûté rapidement. Il préfère façonner à partir de vieux pneus des semelles collées qu'il orne de rainures radiées à l'image de certaine production italienne dont nous avons vaguement entendu parler. C'est admirablement efficace mais pas autant que les crampons qu'il a découpés dans une tôle d'acier si épaisse qu'ils s'enfoncent dans la glace sous leur propre poids à vide. Cet homme est un génie mais nous sommes quelques-uns à préférer qu'il expérimente lui-même. Il pratique également l'art d'organiser des courses plus sensationnelles les unes que les autres, de décider de l'itinéraire, de la date et des conditions sans consulter personne et fonce à la recherche d'un compagnon, secouant tout le monde au saut du lit, débauchant l'un à grands gestes sémaphoriques, houspillant l'autre sous une avalanche de séduisantes perspectives météorologiques.

Avec moi il est plus modéré car il sait que mes vacances sont assez prolongées pour être sans programme et que je suis prêt à démarrer au premier mouvement. Il suffit généralement d'un alléchant "qu'esse tu fais Samedi ?"



***

C'est pas bien sec

"Qu'esse tu fais Samedi ?"

Cette espèce de sauterelle qui bondit vers moi du haut du marchepied du tram ressemble effectivement à Jean au comble de l'excitation, doigt tendu et tignasse carotte ébouriffée, hurlant pour couvrir le vacarme de la ferraille verdâtre.

- Demain matin, dix heures, à la gare, prends ta corde, le piolet, deux jours de bouffe, salut!

- Où on va?

- Pas le temps. Demain...

Le reste se perd dans le fracas industriel, le grincement épouvantable de la motrice qui s'engage dans la courbe à grands coups de cloche déchaînée. Personne ne s'émeut sur la terrasse de la Centrale. Je termine mon Ricard. J'ai tout l'après-midi pour faire mon sac, graisser mes godasses et acheter deux ou trois boites à l'Etoile. Je suis déjà enveloppé dans l'ambiance fataliste et familière de ce que tous les copains d'ici appellent "une expédition à la Jean". C'est le plus souvent catastrophique et ça se termine par des bavantes épuisantes, jusqu'au ventre dans des châbles enneigés, par des errances aveugles dans le brouillard opaque où on s'est perdu, par des nocturnes hasardeuses dans des pâturages oubliés sous une pluie battante, par d'interminables tirées à ski dans des tonnes de neige fraîche vers un refuge inévitablement fermé.

Rien n'est plus hermétiquement et plus désespérément clos qu'un refuge fermé lorsque Jean affirme qu'il sera ouvert.

Pour cette fois je ne me fais aucune illusion. Je sais que tout sera bouclé à double tour et que nous devrons probablement dormir dehors. Je me demande même s'il y aura un dehors. Nous sommes beaucoup trop tôt dans la saison pour qu'on trouve la moindre trace de chrétien dans la montagne.

J'annonce à la famille que nous allons faire un petit truc par là-haut, expression évasive pour dissimuler encore davantage le fait que je ne sais pas où diable nous irons. Ma mère qui s'époulaille facilement me recommande d'être prudent, avec sa pertinence habituelle. Que devrais-je faire d'autre? Ma grand-mère qui vit dans la terreur des éboulements et s'exprime volontiers par sentences, annonce avec fermeté que "les cailloux c'est des pierres!". Je n'en doutais pas. Mon père s'en fout absolument et mon grand-père se tire en douce pour aller jouer du violon à côté en compagnie du chien qui hurle en quinte. La tribu est prévenue, à l'exception de ma tante qui n'est pas encore arrivée de la capitale, ce qui m'épargne l'inévitable citation erronée de quelque auteur grec cabotinant le long des côtes d'une île imprononçable. Je peux partir en paix.

Tout commence toujours à la place de la gare. Nous sommes bien équipés en matière de gares. Il y en a trois, donc trois sortes de trains.

D'abord le train, le vrai, le chemin de fer à vapeur du réseau national, officiel, public et ordinaire. Nous ne le prenons jamais car, bien qu'il conduise au centre du plus prestigieux massif du continent, aux plus extraordinaires montagnes qui se puissent voir, il faut, pour les atteindre, changer trois fois, passer une longue journée d'omnibus en tortillard, pour un trajet qu'un bon cycliste couvrirait en deux heures. Une fois de plus, les ingénieurs se sont ingéniés, de bricolages en raccordements, dans leur matheuse logique de table à dessin.

Ensuite il y a le tram, le seul techniquement digne du nom, qui traverse la ville jusqu'à la frontière, oscillant et brinquebalant sous sa perche à trolley manœuvrée au moyen d'une corde par un wattman au képi helvétique. L'usage exclusivement urbain de cet engin qui nous casse les oreilles et son aspect vétuste, lui ôtent tout prestige, sauf lorsqu'il pleut trop pour revenir à pied.

Enfin il y a le tram, qui n'est pas un tram et ne saurait être confondu avec le train parce qu'il est électrique depuis qu'il n'est plus à vapeur. C'est un train à voie étroite, alimenté par caténaires, aussi moderne qu'efficace et qui dessert la longue vallée, de la ville aux grandes montagnes de là-bas au fond et nous amène en une bonne heure au commencement des marches d'approche, dont nous aimerions qu'elles soient moins marches et davantage d'approche.

Il faut faire avec ce qu'on a et nous sommes rudement contents de profiter de cette ligne bienvenue, surtout l'hiver où sans elle le ski serait totalement inaccessible mais en été, pour les trajets raisonnablement courts, le vélo se propose et nos cuisses disposent sans emporter toujours la décision. "T'es pas fou, on prend le tram "est l'argument massif. "Merde, faudra marcher depuis la gare" est l'argument massue. Le plus souvent on met les vélos dans le tram.

Il est vert en bas, blanc en haut, à l'inverse des poireaux mais dans les mêmes nuances. Il fait pin-pon aux carrefours. Je l'ai connu à vapeur, dans ma petite enfance, tiré par une machine cubique comme on n'en voit plus que dans les documentaires sépias lorsque les indiens s'entraînent au tir à l'arc. J'en avais très peur à cause du bruit et de la fumée, presque autant que des batteuses et des rouleaux compresseurs, malgré sa lenteur légendaire. Mon père prétendait avoir sauté du premier wagon, pissé tranquillement contre le talus et grimpé normalement dans la voiture de queue. Il précisait que c'était dans une montée bien connue, entre le café du pont d'en bas et celui de la gare d'en haut. La voie était étrangement parallèle à la route, franchissant les mêmes ponts, traversant les mêmes villages au raz des façades et des balcons fleuris, coupant brutalement la route lorsqu'un obstacle l'obligeait à changer de côté sans crier gare. Un comble pour un chemin de fer. Il effrayait les chevaux, dispersait des panaches de poules et indignait mon grand-oncle Théophile qui, planté sur la voie à deux mètres de sa porte, hurlait dans le vacarme thermodynamique: "on est chez nous, que diable !" avant d'esquisser une véronique rageuse au moyen de sa casquette. Le beau temps des canotiers et des chapeaux à plumes s'est enfui avec la vapeur. Les kilowatts sont arrivés et la voie a été reconstruite en évitant les portes de granges, les sorties d'écuries et les terrasses de bistrots. On a creusé deux tunnels et construit un viaduc pour éviter d'écrabouiller Théophile.

Nous sommes également bien pourvus en autocars. Plusieurs lignes régulières fonctionnent à merveille mais ne mènent nulle part où vont nos ambitions alpines. Un étranger de passage à la recherche de sa correspondance s'est montré fort étonné qu'un horaire obligeamment affiché lui propose le choix entre les cars Ramel, les cars à Bain et les cars Perrier (sic, sic et resic). Nous en avons quelques autres moins originaux.

Il fait bon dans ce wagon complètement vide. Nous quittons la ville à travers les maraîchages, les broussailles et les rangées de peupliers, vers des montagnes indistinctes qui ne sont évidement pas celles où nous irons. Elles sont encore enneigées jusqu'à la ceinture des sapins et les faces rocheuses sont striées de couloirs grisâtres que nous imaginons moitié neige pourrie moitié caillasses.

Les forêts se rapprochent à mesure que la voie s'engage dans la vallée rétrécie. Nous allons bientôt la quitter par une rampe taillée dans une paroi rébarbative empestée par les émanations d'une usine nauséabonde qui pue ici le progrès industriel dans toute sa prétention économique et sociale péremptoire.

A la sortie de cette saloperie s'ouvre la perspective des grands sommets qui ferment l'horizon, pleins de l'orgueilleuse splendeur alpine toute provisoire que leur accorde l'enneigement tardif miséricordieux. Dans quelques temps tout va fondre en torrents forcenés qui bousculeront les digues et emporteront les troncs éclatés des sapins déracinés. Les caillasses redeviendront caillasses, les lapiaz se couvriront de rhododendrons turgescents et les varosses se redresseront de leur arthrose affaissée sous les avalanches tardives. Il ne restera que quelques névés présomptueux blottis au fond des trous d'ombre dans les lits de cascades filiformes ou sous les surplombs d'improbables faces nord. Il en sera de ces grandeurs alpestres comme de toutes les beautés printanières illusoires. Elles passeront par excès de ferveur. L'homme redevient poussière et ces pentes étincelantes seront pâturage.

Nous traversons maintenant la longue plaine lacustre qui aurait bien fait de le rester, hélas vidangée au cours d'incalculables millénaires. Dans beaucoup d'endroits comparables de beaucoup de montagnes célèbres les verrous et les digues naturelles ont tenu le coup malgré la poussée des crues formidables au temps des glaciers pléthoriques. Il en résulte des paysages émouvants pleins de rivages romantiques, de chapelles baroques et de monts glorieusement indépendants, pour la plus grande joie des fabricants de calendriers et des éditeurs de cartes postales à alpenstocks interposés. Ici, rien de tout ça. Le lac paléolithique s'est vidé comme une pétufle. Il en reste une gorge caverneuse qu'un barrage ceinturé de fer étrangle au fond d'un trou obscur et une vaste étendue de prés moussus, ponctués de roselaies cachectiques et de mouilles à taconnets, fermée au loin de vieilles moraines en terrasses boisées et agrémentée des silhouettes cagneuses des granges affaissées.

Sur le côté, un torrent comprimé s'évade de sa gorge entre des digues cyclopéennes qui semblent prétentieuses sauf lorsqu'il bouillonne à emporter les ponts massifs et qu'il arrache les fondations du champ de foire. Les vieux hameaux sont dans la pente à l'abri des inondations vagabondes oubliées depuis que les digues monastiques ont assagi les eaux. Dans la plaine, les villages moins antiques à prétentions urbaines, les austères églises monumentales, les maisons ancestrales aux granges de bois roussi aux soleils des fenaisons anciennes, les avant-toits démesurés frileusement encastrés par-dessus les ruelles rétrécies aux bistrots intimes où on joue aux tarots en patois et la gare mythique des grandes heures du ski citadin.

En hiver, dès que l'abondance de neige est suffisante pour recouvrir les trognons de choux, le premier tram du matin dominical éjecte une grenipille, caravane hérissée de skis et de bâtons étranges, des spatules à moustaches des anciens aux belles planches vernies des amateurs fortunés, en passant par les glorieux instruments fatigués des experts. La sélection naturelle opère très vite et la colonne s'étire sur les deux kilomètres de chaussée goudronnée qui sépare les athlètes de tête de la horde des traînards invétérés, bonnes femmes mafflues, gros culs ballottants et gamins emmerdants goutte au nez et froid aux oreilles. Depuis le pont sur les eaux sages des matins de gel dur, deux lacets en montée irritante dans les ornières d'un chasse-neige hippomobile qui n'enlève pas grand chose mais laisse beaucoup de crottin et tout le monde se retrouve, aux divers degrés de l'épuisement précoce, au bistrot du lieu dans les âcres vapeurs de vin chaud et de chaussures délacées. Ceux qui n'iront pas plus loin parce qu'il neige, ceux qui verront tout à l'heure parce qu'il va neiger, ceux qui s'engueulent parce qu'on commence à les emmerder de si bonne heure, ceux qui montent en courant parce qu'il y aura du monde, ceux qui sont déjà très haut parce qu'ils sont venus pour ça, tous sont au ski comme d'autres étaient aux croisades. Il y a là un aspect rituel, fataliste, indiscutable, obligatoire et inévitable comme de chanter en chœur s'il y a des cheftaines ou de peloter les filles sur les banquettes en moleskine.

Jean et moi, quelques rares acharnés aussi, nous passerons notre dimanche à faire cinquante fois le même virage sur la même bosse damée aux pieds, le même enchaînement avec le même christiania en dévers, le même arrêt sec sur le talus de la route avant de remonter en courant dans la trace de plus en plus profonde du chemin de plus en plus creux. Le temps de bouffer deux beignets de pommes de terre avec un bol de bouillon gras et nous remettons ça jusqu'au moment de cavaler au crépuscule sur la longue route de la gare inaccessible d'où le tram impatient lance ses pin-pon anxieux de n'oublier personne.

Un soir, nous sommes restés plantés, ahuris. Nous entendions le tram, nous pouvions voir les énormes talus de neige entassée par les chasse-neige des motrices. Rien d'autre. Tout à coup, nous avons aperçu à la surface de la plaine lisse comme une table un pantographe qui glissait lentement.

- Nom de dieu, ça c'était des hivers !

Le retour, interminable, entasse dans les wagons surchauffés transformés en saunas suffoquants cette abondance de culs mouillés et de godasses béantes, de bonnets à ponpons ridicules tricotés par la mémé, de gamins somnolents et d'inévitables gueulards exaspérants qui braillent des inepties à propos de vieux chalet là-haut sur la monta...agneuh. On s'emmerde sur les caillebotis et tout le monde aspire à retrouver ses pantoufles pépères et son petit boulot dans les courbatures du lundi matin.

Jean et moi, plus une petite poignée de solitaires constitutionnels, nous en avons largement marre de cette ambiance de médiocrité collective, de ces présidents redondants, moniteurs indistincts, dirigeants compulsifs, trésoriers ventripotents et pédagogues ratiocinants. Ces entassements de nullités heureuses et de grandes gueules organisatrices commencent à nous les briser sérieusement. Nous payons la cotisation à cause de l'assurance et merde pour cette engeance. Dès que la saison le permet et que les transports nous y invitent, nous prenons vertement la tangente vers des lieux moins populaciers où le ski devient praticable hors de cette atmosphère de patronage.

Nous aimons bien une petite station naissante à cheval sur un col habituellement bien enneigé. Eglise, mairie, école, deux hôtels, deux bistrots, un gros tilleul isolé loin du monde et, incroyable perfectionnement, un tire-fesses d'une centaine de mètres jusqu'à la lisière d'un petit bois en brosse. De la plaine la route est longue à travers les forêts en pentes raides coupées de couloirs ravinés et les gorges mollement torrentueuses mais les sommets sont bien dégagés, les vastes pâturages bien entretenus et les bois de sapins bien découpés en larges couloirs et spacieuses clairières. Les pentes ne sont pas rébarbatives et presque partout lénifiantes mais nous y trouvons facilement matière à technique pour skier propre et travailler agréablement. Nous montons en peaux en une petite heure jusqu'aux chalets enfouis ou jusqu'à la croix plantée sur sa bosse débonnaire et nous descendons en longs virages coulés dans la profonde vers les premiers couloirs forestiers vite transformés en toboggans sinueux creusés jusqu'aux myrtilles ou ravagés par les traînards au chasse-neige exaspérant.

Il y a toujours un gros cul à quatre pattes, tête plantée dans un bourrelet, poussant de petits cris de souris malade pour éviter l'éperonnage. Nous sautons la bosse en hurlant des "bande de cons" ou des "tire tes fesses, andouille" qui nous aliènent rapidement la sympathie des contemplatifs lipothymiques plantés au sommet des pentes avec des tronches de condamnés verdâtres, amateurs trémulants de conversions à plat ou de grimpettes en canard pour récupérer quelque bâton déserteur.

Le tire-fesses ne nous attire guère. La piste est courte, encombrée de gamins culbuteurs qui s'étremalent dans nos spatules, rapidement labourée à coups de fesses par tous les mâgores du canton, exposée au voyeurisme rubicond des bons péouses du coin entassés en bas comme au tir aux pipes et dont le sport dominical se résume à se marrer comme des branques, entre deux gnôles, toutes les fois que quelqu'un s'étale sur la piste.

Nous remontons bien vite pour casser la croûte au soleil, sur les tavaillons des chalets découverts, et redescendre en profitant de la pause chaise-longue des dames croustillantes sous leur crème à cramer et des tournées de diabolos multicolores de leurs rejetons geignards. Avec un peu de chance nous parvenons souvent à nous en faire une troisième à la limite du crépuscule, les oreilles sans connaissance, les doigts recroquevillés dans les gants, les yeux qui pleurent sous les lunettes givrées et les testicules toutes mignonnes.

Il parait qu'on va construire dans le patelin une isba toute en madriers, boite de nuit ou pince-fesses à la mode des stations avisées, où nous pourrons entendre comme partout des disques de goualeurs châtrés, anarchistes à guitare et autres trompettistes dégueulando sur fond de chœur des vierges. Il y aura tout de même un bar.

Vivement le printemps pour partir en course. A force d'effrayer la chronique sur les pistes dominicales nous commençons à skier assez bien pour limiter notre technique au nécessaire passe partout correct, à la prudente compétence sans laquelle l'audace ne va pas. Nous rêvons de glaciers interminables et de sommets secrets dont les guides parlent entre eux en hochant sentencieusement la tête.

Jean me secoue fermement pour me tirer de cette évocation onirique. Nous sommes arrivés là où la voie fait une belle boucle qui veut dire terminus, tout le monde descend, va falloir foin paille.

L'expression est de Cam. Il a lu quelque part que les conscrits d'autrefois étaient si frustes qu'ils ne connaissaient ni leur droite ni leur gauche, ce qui devait être bien pratique en politique. Ils mettaient du foin dans leur sabot gauche et de la paille dans le droit et apprenaient ainsi à marcher au pas. Désormais la culture a pénétré les campagnes. On gueule "on dé, on dé...". Les mathématiques envahissent tout.

Nous n'avons rien à faire dans le village. Nous grimpons le talus par le raidillon qui débouche sur la route juste au coin de la barrière en ciment, rare vestige d'une réalisation prestigieuse autant que stratégique, inscrite au sottisier des travaux publics triomphants d'avant guerre. Il y a aussi un pont de béton à la sortie du dernier hameau. C'est tout ce qui subsiste ici d'un projet mirifique qui consistait à relier l'ensemble des vallées alpines par des routes militairement supposées carrossables qui passeraient par tous les cols inventoriés.

Aux temps anciens des communications hippomobiles ou pedibus-cum-jambismobiles, il y avait des sentiers muletiers partout, dont beaucoup subsistent et ont beaucoup servi aux randonnées romantiques des explorateurs grandiloquents, aux beautés chlorotiques tombant en pâmoison récidivante à la vue des vaches paisibles, à leurs anglais moustachus de papas à favoris retour des Indes, aux guides héroïques poussant leurs mulets dans les névés aux sublimes horreurs et crachant discrètement leur chique de contrebande dans les torrents mousseux des gorges filandreuses. Auparavant ils servaient aux moines, de prieuré en abbaye, de monastère en collégiale, de dîmes en contributions et de Pater en noster. Ils virent passer toutes sortes de sarrasins, vaudois, patarins, ostrogoths, saligoths de toutes couleurs, les turbans des maures et les cuirasses carthaginoises, une foule inépuisable de pasquatins de tous poils, déserteurs de tous partis, fugitifs de toutes batailles, proscrits de tous régimes, saltimbanques et colporteurs piémontais, maçons lombards et molardiers à la faux empattée, chasseurs alpins à molletières, maquisards furtifs noctambules, interminable cavalcade, piétaille ancestrale, procession fantomatique que l'on devine encore parfois au cours des nuits sans lune ou les soirs d'orage. Les vallées étant impraticables six mois par an à cause des inondations occasionnelles, des crues de printemps, des malarias endémiques et autres tremblières, des vasières, fondrières et sablières émouvantes, on passait par le haut faute de pouvoir passer par le bas en longs détours truffés de chausse-trapes. Les digues et les routes émergées ont effacé tout ça et les chemins sont devenus des pistes oubliées pour randonneurs solitaires.

Je sais bien que ça ne va pas durer et qu'on vient d'inventer le mot "jeepable" en attendant la démocratisation, la popularisation, la collectivisation, la commercialisation, la touristification, la colonisation, la remontémécanisation, la téléphéricisation, l'EDFisation de la montagne.

Malgré l'évocation de ces horreurs promises nous sommes seuls sur cette route à tirer notre flemme au soleil du printemps renaissant vers le dernier hameau avant la longue montée.

C'est de là que devait partir la fameuse route stratégique dont on a planté les bornes kilométriques, à l'époque du célèbre "nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts", de minces poteaux de ciment ornés d'un chiffre optimiste. La guerre est finie, la route est mort-née, la p'tite Emilie n'a plus de poil au nez. Les jalons disparaissent les uns après les autres dans les couloirs d'avalanches, les torrents ravageurs et les éboulis cascadeurs. Tant mieux. Nous sommes un peu comme cet original qui fit demi tour à un quart d'heure d'un sommet désiré parce qu'il s'aperçut de loin qu'il y avait déjà quelqu'un.

Ce hameau a une histoire. Il a entièrement brûlé il y a trente cinq ans, à l'exception de la chapelle et d'une ou deux maisons isolées qui sont évidemment ce qu'il y a de plus pittoresque dans le coin. On a reconstruit par souscriptions, subventions et solidarité, ce qui a entraîné des haines irrémédiables, chaque propriétaire déclarant avoir perdu beaucoup plus qu'il n'avait jamais possédé au détriment des voisins qui s'empressèrent d'en faire autant. Ce n'est pas pour rien que dans tout le pays et au grand delà, traiter quelqu'un de géomètre est une injure intolérable.

A la sortie de ce hameau à peine pacifié, un pont de poutres franchit un torrent laiteux tout mince dans son lit étonnamment large et abondamment caillouteux. Lui aussi a son passé original. Il descendait autrefois tout droit dans les pentes qui dominent l'endroit, si raides qu'elles semblent des falaises, et poursuivait son cours tout aussi rectiligne vers son confluent éloigné au fond du vallon. Un soir un orage éclata, si violent, qu'il ravagea les pentes qui s'effondrèrent de toute leur caillasse rugissante, de leur mince couche d'humus arraché au rocher dénudé. Il se forma une moraine centrifuge que les eaux précipitées repoussèrent quelque peu sans parvenir à la franchir. Le torrent quitta son lit antérieur et coule désormais à l'opposé de sa direction première. Il trimballe chaque année autant de cailloux qu'il peut en extraire des vires et des parois qu'il draine le long d'un bon kilomètre de dénivellation pleine de névés et de cascatelles entremêlées, en attendant que de nouvelles catastrophes climatologiques viennent remodeler tout le paysage, comme cela se produit ici à intervalles réguliers autant qu'imprévisibles.

En face, au pied d'une belle aiguille qui domine avec superbe un socle stratifié incroyablement replié en forme de faucilles intriquées, on distingue avec évidence les traces de l'écroulement de sa face nord, attesté il y a à peu près un millénaire, des blocs gros comme des maisons éparpillés sur un plateau de pâturages, un éboulis formidable qui barre en coin toute la vallée dont le fond porte pour qui sait lire toutes les traces imaginables de cette impressionnante catastrophe. Les forêts font ce qu'elle peuvent pour recouvrir les immenses pierriers, les blocs entassés en édifices instables croulant à la moindre averse orageuse, dégringolant dans les avalanches de printemps, bondissant dans les cascades gonflées des lourdes pluies d'été. De temps à autres un torrent quitte son lit, détourné par le glissement d'une moitié de montagne, ravage les bâtiments de l'abbaye nouvelle deux ou trois siècles après avoir emporté complètement l'ancienne. Une grosse tête rocheuse s'effondre de huit cent mètres, écrase un village et ensevelit bêtes et gens. On plante un oratoire et la forêt s'étend. Je commence à comprendre la raison des croix exorcistes, partout dans ces parages.

Nous allons remonter toute la longue forêt qui commence au village et se termine, par ses derniers épicéas tordus et contrefaits, à une demi-heure du refuge. C'est un interminable sentier plus forestier que muletier, dans les fayards d'abord, dans les sapins ensuite, dans les caillasses enfin, vingt-neuf lacets et autant de virages ravinés, dans le mugissement étouffé des cascades qui tombent, en face, des parois gigantesques jusqu'au torrent, si encaissé qu'on ne le voit jamais, enfermé dans sa faille turbulente. C'est une affaire de deux ou trois heures au rythme lent d'un pied devant l'autre, synchronisme bien réglé du souffle, du cœur et des muscles.

Nous trouvons les premiers névés sur le chemin, bien avant la combe ouverte que domine le refuge. Ce n'est pas étonnant si tôt dans la saison. Dès les derniers arbres nous sommes dans la neige. Seuls émergent quelques gros blocs d'un éboulement antédiluvien et le refuge, lourde bâtisse de pierres de taille sous son toit galvanisé qui rouille aux angles. La large terrasse est comblée par une grosse congère durcie qui bouche la porte et une partie des fenêtres barricadées. Pas une trace de pas ni piste animale. Nous sommes seuls ici et sûrement les premiers à y venir cette année.

En face, par-dessus le gouffre d'un cirque, profond comme un puits gigantesque, nous voyons le dôme étincelant de notre montagne, si lourdement enneigée sous le soleil du soir, qu'elle semble flotter sur l'ombre compacte des profondeurs. C'est tout de même un trois mille.

Nous demeurons un bon moment, impressionnés. C'est toujours ainsi lorsqu'on aborde les neiges persistantes après avoir laissé en bas les vallées printanières, le soleil tout neuf, les feuilles timides, les herbages ressuscités et les vaches folâtres qui hument le vent léger de l'alpage attendu. Ici tout reste à faire et la vie reviendra bien plus tard.

- C'est tout bouclé.

- Tu m'étonnes.

Jean vient de tourner l'angle du bâtiment côté cuisine. C'est la seule face accessible. Tout le reste du pourtour est rempli de neige tassée jusqu'au niveau des fenêtres du premier.

- Faut coucher ailleurs.

Il y a bien une construction modeste qui sert en été de remise à bois mais Jean n'aime pas. Le toit est trop mince et la paille du grenier vraiment pulvérisée.

- On va cailler dans ce cangrain !

- T'as mieux ?

- La bergerie.

C'est une espèce de grange abritée dans une dépression en contrebas. On n'y voit que dalle. Ma lampe torche révèle que le sol est couvert d'une souple épaisseur de crottes de moutons séchée. Le froid a tué l'odeur. Il y a partout des planches empilées et des barrières entassées, des pieux remisés, une brouette, des seilles. Je trouve une échelle et j'atteins un soli suspendu bourré de paille. Voilà le palace.

Nous mangeons dehors installés sur une étroite banquette clouée à la paroi en mélèze râpeux. L'ombre monte lentement de par là-bas, derrière les chaînes parallèles des montagnes successives bien rangées pour la nuit. Silence, on ferme.

- C'est quoi c'te bosse à droite ?

- Le Ballavauspitz.

- Qu'esse t'es con !

- T'as raison c'est le Miribelhorn.

- A quelle heure demain ?

- Chais pas. Cinq six heures. A quelle heure t'es parti l'autre fois ?

- Rien à voir. C'était en Août et y avait la messe.

- Oh ?

C'est pourtant vrai. J'ai fait la course l'an dernier. J'étais parti tout seul, histoire d'aller voir de près le point culminant de notre massif familier, célèbre bavante facile à traverser dans tous les sens. La fanfare du village d'en bas y a organisé un concert au sommet avant la guerre, à l'époque où l'humour des montagnards s'exprimait autrement qu'en amabilités serviles à l'usage des touristes méprisants. "Vous êtes vraiment musicien, mon brave ? Cornemuse ? Vielle à roue ?". En attendant, ce jour là, valait mieux pas jouer de la contrebasse en Mi b, la grosse, en cuivre.

Je suis monté tranquillement, au début de l'après-midi solitaire. Le gardien m'a installé dans la salle des guides, juste à côté de la cuisine. C'est bien chauffé et ça évite d'ouvrir la grande pièce à touristes. Je suis en train de finir ma soupe lorsque débarque à grand fracas une caravane disparate, des messieurs, des épouses, des gamins, des gamins, encore des gamins, les tantes, probablement les oncles et un curé. Il y a aussi un guide qui vient bouffer avec moi dans notre piaule réservée, par discrétion affichée et probablement parce qu'il en a aussi marre que moi de cette charretée d'envahisseurs.

Nous buvons des pots après souper parce que je le connais bien. Il joue du cornet à la fanfare. Je joue de la clarinette à l'Harmonie. Nous avons séché quelques verres de blanc ensemble à la dernière fête des musiques. Il est scieur, forestier, guide, sa mère tient une cantine là-bas au fond, autant de passeports pour être bons copains.

J'ai retenu une chambre pour la nuit, une carrée toute en planches avec une table de toilette, une cuvette, un broc d'eau glacée et un plumard de ferrailleur en métal grinçant, sommier à lattes tellement bombé qu'on a l'impression de dormir sur un cylindre. Le moindre mouvement déchaîne un fracas industriel angoissant qui réveille toute la baraque et le dormeur déséquilibré s'écrase au sol sur la peau de chèvre pelée qui sert de descente de lit. Les chiottes sont à mi hauteur d'un escalier fatigué dont les gémissements s'accordent en tierce à ceux des planchers disjoints pour entretenir un fond sonore nocturne soutenu derrière les plaintes atroces des puciers qu'on escalade après chaque nouvelle culbute. Heureusement que la nuit est courte et la toilette réduite à un bref salut amical à la cuvette inoccupée.

Je me prépare à sortir pour me tirer en vitesse avant la déferlante de çarpés lorsqu'une mélopée modulée aux accents grégoriens me cloue sur le seuil. On dit la messe. Stupeur et coup d'œil furtif. Le curé, étole et missel, debout devant une des tables pliantes de la terrasse et une sorte de boite à burettes portative, chante la messe dominicale sous les dernières étoiles d'une aube anticipée, entouré de la très sainte famille agenouillée sur le gravier. On n'a pas réveillé le chien. Le guide me pousse du coude pour m'empêcher d'éclater de rire et je rentre de justesse à la recherche d'un bol de café au lait béni.

Je traînaille un peu pour qu'ils partent avant moi. Je me sens comme Magnam qui s'est arrêté en bagnole pour se laisser doubler par un convoi de militaires italiens sous prétexte qu'il avait l'habitude de ne les voir que de dos.

Peine perdue. Ils sont trois, plus le guide. Le reste de la smala redescendra en batifolant dans les éclappes pour arriver avant les vêpres. Je les rattrape dès le premier couloir et je vais faire toute la course avec eux. Mon copain le cornettiste m'a demandé de suivre en serre-file pê r'massâ. C'est ainsi que je fais à cinq une course solitaire, une traversée imprévue, la descente par une voie ignorée, le retour par la cave de la cantine à cette bonne maman, toutes qualifications qui me donnent l'autorité nécessaire pour expliquer à Jean que demain nous n'aurons pas de messe basse en ces hauts.

Dormir dans la paille par le froid et sans sac de couchage exige une bonne pratique. Desserrer les chaussures énormément mais ne pas les enlever. Remonter les revers des bas très au-dessus des genoux. Déboucler la ceinture du pantalon et descendre les manchons le plus bas possible sur les mollets. Les serrages à boucles ne valent rien. Descendre la ceinture du slip jusqu'au niveau du col du fémur, çà donne de l'aisance dans une région particulièrement thermogène. Enfiler sa cagoule et la serrer très bas sur les cuisses. Enfoncer le bonnet sur la tête en couvrant les oreilles et le front jusqu'aux yeux. Fermer le capuchon de la cagoule et couvrir aussi la bouche. Si les manches sont assez longues y entrer les mains. Mettre son sac sous sa tête après en avoir retiré les objets fragiles résistant mal à l'écrasement ou présentant au contraire des angles vifs. Avoir déposé auparavant les allumettes à l'extérieur du bâtiment, de préférence au sec. S'allonger dans la paille. Fermer sa gueule pour laisser le copain roupiller. Ne plus bouger d'un poil:

- O... tu dors ?

Si on répond "merde", considérer la conversation vespérale comme terminée.

Nous sommes partis à l'aube tiède, trop douce pour être honnête. Une pente de lapiaz fracassés, une traversée vers le rebord schisteux à droite, nous sommes déjà dans les névés. Deux têtes de couloirs à franchir d'un grand pas. Nous suivons une vire horizontale par une curieuse rimaye profonde de deux mètres entre neige et rocher. En été c'est un sentier concave. Nous regagnons la large arête trapue, croupe de neige compacte ornée de deux ou trois énormes gendarmes massifs sous leur chapeau de glace stratifiée. J'avais trouvé ici une agréable ballade sur un tapis de schiste finement pulvérisé, souple comme de la mousse. Ce matin nous avançons sur une neige transformée juste assez décaillée pour que le pas s'imprime. Vient la longue traversée d'un plateau sans fin, balcon penché à droite vers des gorges invraisemblables, antres affreuses de gueuvres légendaires où s'engouffrent des cascades wagnériennes. D'ici on ne voit que de souples ondulations d'un champ de neige interminable, douce dépression immaculée sous le soleil pâle qui vient de franchir mollement les arêtes frontières. A gauche, très haut dans la pente, les contreforts superposés d'un long sommet rocheux arrondi sont à peine dégagés. Je les avais aperçus secs et pierreux sous un soleil saharien. Nous pitatons patiemment la neige en direction de l'arête ondulée qui barre l'horizon évidement horizontal, à peine écornée de quelques pointements timides entre des dépression ébauchées. Toute cuvette a son rebord. Ce n'est pas une citation de ma grand-mère mais l'évidence d'une forte pente qu'il faut gravir pour atteindre le col Nord.

Je me demande combien de cols Nord dans les montagnes du monde, à moins qu'ils ne soient des cols Sud. L'originalité s'amenuise avec l'altitude. Combien de Salles à manger, de Reposoirs, de Belvédères et de Plans, Replons, Plagnes, Plates, Plats et Planettes ? Plus c'est ardu, vertical, aigu, dru, pentu, gazeux, vertigineux et raidos, plus il y en a. A croire que le moindre décimètre carré où on peut poser ses fesses sans glisser irrémédiablement vers l'abîme a été scrupuleusement répertorié par des générations d'amateurs de pause casse-croûte, sans compter le coup de rouge qui va scrupuleusement avec.

Ici, que dalle. Nous montons la pente direct dans une neige ferme qui permet de botter une marche d'un seul bon coup de godasse, le piolet juste pour l'équilibre. Nous arrivons à moitié asphyxiés sur le fil du col en glace dénudée. C'est un sale coin pour la fanfare à cause des ascendances qui nous pompent l'air de tous les côtés en même temps que les gros nuages bouillonnants qui font le gros dos sur l'autre versant. Tout ce qu'on en voit est une pente horriblement raide de glace noire cannelée par d'immémoriales chutes de pierres, surmontée d'énormes corniches accumulées par des siècles de congères entassées sous tous les vents des océans lointains. On devrait recevoir ici en pleine poire l'image admirable d'un paysage grandiose mais tout est aussi fermement bouché qu'un juge d'instruction.

Le pire est la gueule de l'arête. En saison c'est un entassement de blocs en escalier ponctué de pitons scellés saugrenus d'où pendouillent les fragments tordus d'un câble foudroyé. Aujourd'hui c'est une lame de neige immaculée sortie toute neuve d'un trait de Samivel.

J'attaque au piolet. Nous avons mis la corde et enfoncé nos chapeaux. Une marche, deux marches, un tas de marches. C'est de la glace dessous, de la neige dure dessus. Jean lâche les anneaux avec componction. Je découvre l'angle d'un bloc, juste de quoi poser une semelle à plat. Je fais venir Jean qui grimpe comme un saillet dégingandé. Il me passe par-dessus et continue la taille, vlan, vlan, jusqu'au fin bout de ce fil d'aragne aiguisé.

Nous sortons sur le bord arrondi d'un dôme rondouillard en enfonçant jusqu'aux genoux dans la neige légère. Nous traçons une petite demi-heure jusqu'à la table d'orientation, sarcasme ironique dans cette mêlée de nuages affolés qui nous tournent autour. Une claque amicale au disque panoramique de volvic émoussé et nous retournons en brassant dans nos traces sous les premières grosses gouttes d'une averse grisâtre qui monte du couchant à toute vitesse, muraille menaçante qui avale les sommets l'un après l'autre. Faudrait pas s'endormir ici. Nous dégringolons à corde tendue le long de l'arête en plantant les talons dans nos marches effondrées. J'assure parce que je suis en haut mais je glisse aussi vite que Jean qui gesticule pour me tirer en bas. Sur le col nous enlevons la corde qui nous entrave le bide et nous renfilons la chemise dans le pantalon.

- Y a mon calosse qu'est tout trempe !

- T'as vu ç'qui tombe ?

- Plus la peine de s'grouiller, ça pleut partout.

On s'grouille pas. Nous descendons en ramasse la pente raide qui mène à la longue traversé du plateau de plus en plus invisible sous la pluie battante. L'exercice prend des allures de fuite jusqu'à la base, en pente plus avachie, où un cartographe inspiré affirme qu'il y aurait des lacs, malgré l'évidence d'un névé permanent et si étendu qu'il nous semble éternel. Nous adoptons le pas des bœufs impavides dans la componction qui sied au sénat, au sacerdoce et aux montagnards résignés à se traîner dans la brume jusqu'à la fin des temps.

Un gros cairn autour d'un pieu délavé. Il nous apprend qu'on tourne à gauche. On n'y voit plus rien dans la pluie brumeuse et le brouillard dégoulinant. La flotte vient du haut, reflue d'en bas, tourne autour et nous fouette les joues dès que nous levons le nez pour imaginer la trace. Les orteils clapotent dans les pompes. Les bas de laine rétrécissent autour des jambes plombées. Sous la cagoule tendue la nuque recueille un ruisselet d'eau froide qui coule gentiment le long des dorsales, stagne un instant vers les lombaires et s'évase sur le plat des fesses. Le devant des cuisses colle au pantalon imbibé. Je saute un petit bloc.

- Tu peux encore sauter ?

- Pi toi ?

Au bout de deux heures de dérapages dans la neige molle et de ramasses dans les graviers boueux, les piolets à la main comme des fusils d'assaut, les godasses brillantes et les tifs collés aux oreilles, je vois luire le toit du refuge entre deux masses mouvantes de nuages paresseux. Le vent tombe, donc la pluie s'installe.

Jean veut s'arrêter à la bergerie. Cigarette sous l'avant-toit, deux pouces de chocolat à cuire et une gorgée de l'eau glacée du bachasson et çà repart en courant dans les caillasses vers la forêt noyée de brumes épaisses.

Nous descendons toujours ainsi, le piolet sur le sac, les pouces sous les bretelles, sans retenir, emportés par la pente exactement comme à ski. Nous prenons les virages en appel rotation en rippant dans les feuilles mortes. S'il s'ouvre un raccourci nous lugeons dans la glaise en sautant les racines de fayard et les fossés qui débordent dans les fougères et les taconnets étalés. De temps en temps une branche se déleste d'un seul coup de toute cette eau accumulée qui nous douche méchamment. On s'en fout, c'est déjà fait. En plus on crève de chaud. Si j'enlève la cagoule mon pull va fumer comme un cheval du chasse-neige sous sa couverture à carreaux.

Tout en bas, à l'entrée du village, un bobet à l'abri sous le toit de sa grange nous regarde passer, impassible. On est poli en montagne, donc :

- B'jour m'sieur !

- Oh oh... c'est pas bien sec...

J'en aurais juré.

Le tram nous ramène tranquillement à des altitudes moins enneigées mais tout aussi pluvieuses. Nous aurons le temps de sécher assez complètement pour ne pas subir les remarques amères que Paul a encaissées le soir où il a percuté une chèvre à l'entrée d'un pont. Tout avait culbuté dans le torrent, la chèvre, Paul et son vélo.

Il est arrivé la même à Pain Long à l'issue d'une longue descente à ski sous une pluie mémorable. Parti équipé d'un bonnet bleu et, entre autres choses, d'un slip blanc, il s'est étonné de jeter dans le panier au linge sale un slip bleu et un bonnet blanc.

Jean est un peu contrarié. Son pantalon a été tellement rincé que la soupe va manquer de sel. Malgré ses préoccupations culinaires il me propose, dans le vacarme du wagon désert:

- Un de ces jours on va se faire l'arête... Pin Pon... de la pointe... Pin Pon...

- Comme tu veux mais on attend que ça fonde.

- Oh... là-bas c'est tout terrain !




***

De la nature de l'urgonien

Ce matin, c'est en effet bien sec.

Les cascades et les torrents mugissent, gonflés des eaux tumultueuses précipitées des hauteurs où fondent abondamment les grands névés sous les premières chaleurs. Des hautes parois lointaines s'effondrent de courtes avalanches rageuses. Des blocs explosent dans les couloirs invisibles. Des coulées grisâtres s'étalent mollement au pied des barres dégarnies. Les vires les plus basses verdoient timidement sur les pentes ensoleillées. Les varosses bourgeonnent de lourds chatons velus et les petits sapins forment de claires pousses tendres. Les oiseaux piaillent dans les fayards. On a vu déjà des hirondelles chercheuses vers leurs nids familiers sous les poutres des granges ouvertes.

Nous sommes montés dans l'après-midi, par le long chemin coupé de mignonnes cascades qui suit la vallée encaissée entre bois et forêts, surplombant le torrent jusqu'au pont de pierres taillées. Un salut à la cantine barricadée de la bonne maman à mon copain. Par la passerelle affaissée sur les eaux furieuses, par le sentier rapide et tortueux entre les grands sapins chenus, par les bosquets de varosses écrasées dans les ravines caillouteuses, nous sortons enfin sur un long névé pentu vers un collet pelé où un torrent turbulent achève d'effondrer ses puissants ponts de neige. Plus loin, la combe est encore toute blanche jusqu'au col tendu entre les promontoires étagés et les grands pics écorchés qui le dominent à droite de leurs corniches suspendues. On devine à peine le lac sombre tout couvert de glaces flottantes à peine disloquées.

Assis sur une éminence sèche nous examinons, fascinés, l'impressionnante barrière, sa longue face, ses hautes parois entaillées, ses arêtes découpées, ses couloirs échancrés, son socle ravagé de coulées résiduelles.

C'est le premier sommet de droite que nous ferons demain, celui qui, de la vallée, se dresse comme une élégante aiguille détachée, promontoire élancé de cette immense crête qu'on ne voit pas d'en bas et qui, d'ici, n'en finit pas. Ce n'est pas le point culminant. Il est suivi de sept ou huit sommets progressivement plus élevés, mal individualisés, continués au loin par des parois magnifiques aux surplombs incroyables mais qu'on devine à peine au-delà du col. Le nôtre, de par sa position avancée, domine un collet débonnaire d'où s'élance une arête herbeuse, bientôt rocheuse et déchiquetée, suivie d'une succession de gendarmes dentelés, d'une grosse antécime crénelée et, après une entaille profonde, d'une haute tour d'un seul jet aux parois dolomitiques rayées de fines fissures qui se perdent dans des dalles surplombantes sous un sommet proéminent. Comme de règle la lumière frisante nous fait voir une abondance de reliefs nettement discernables malgré la distance et nous en cache le double qui seraient tellement rassurants. Vraiment une sale gueule et une belle allure.

- Par où ça passe ?

- Sûrement l'arête.

- Puis après ?

- Par la face, parait qu'y a une cheminée.

- Où ça ?

- J'sais pas.

Nous descendons en courant la pelouse en pente douce où achèvent de s'évaporer les dernières plaques de neige déliquescente. Nous traversons une petite mouille ronde enchâssée dans les pierriers. Nous passons devant une poignée de chalets défoncés autour d'une vieille fruitière avachie sous ses tôles rouillées et nous passons le petit pont bucolique qui franchit la paresseuse résurgence du lac invisible pour gagner en cinq minutes de grimpette agréable le petit chalet du col.

C'est une solide bâtisse en planches, couverte en tavaillons, sur une de ces poutraisons impérissables dont les gens d'ici ont le secret. Tout les montagnards sont bons charpentiers, surtout ici en pays de bâtisseurs réputés. Elle a été construite pour d'aristocrates pionniers de l'alpinisme promoteur, explorateurs passionnés de monts inaccessibles, pétant leurs bouchons de champagne en toasts frénétiques, dansant la polka au son grelatteux d'un piano hissé jusque là à dos de portefaix noueux. J'imagine les caravanes de muletiers moustachus en molletières effilochées, barbus sous leurs tartes de feutre crasseux, l'odeur âcre des bêtes suantes aux dents jaunes, l'ombre des belles rousses ébouriffées en jupes longues sur leurs croquenots cloutés, les grands messieurs aux moustaches écossaises, en vestes de tweed à martingale et chapeaux plats, culottes en bonneval et piolets interminables.

Il reste un petit fourneau de fonte à deux trous aux cercles brisés et, dans la chambre voisine, un portemanteau cloué à la cloison au-dessus d'une flaque de sang noirci dans une insistante odeur de bouc étrangement chamoisée.

Nous allons dormir dans la piaule d'à côté, sur une couche de prins de foin dans l'angle d'une cabine de quatre mètres carrés dont la fenêtre borgne donne en plein sur la vallée profonde.

Jean est persuadé qu'il faut traverser en face nord pour gravir un couloir abrupt qui débouche sur l'arête. Je suis certain que le couloir se trouve en face sud. Nous décidons de suivre l'arête immédiatement dès le chalet. C'est la solution décisive lorsque des guides contradictoires édités par des experts inconsistants racontent des inepties à propos d'itinéraires mal foutus par des gens qui n'y ont jamais mis les pieds.

Nous escaladons des ressauts effondrés dans les orties gigantesques, les myrtilles inexplorées et les rhododendrons entrelacés. Nous échappons à cette luxuriante escalade botanique pour aborder un escalier de dalles de schiste charbonneux, couvertes de lichens suintants, assez ardues pour imposer la corde.

L'arête qui se présente ensuite est assez commode pour nous autoriser une progression rapide entre les petits gendarmes aigus que nous flattons de la main au passage. Ces tendresses matinales sont mal récompensées. Les gendarmes haussent le ton. Il faut les prendre désormais à bras le corps, grimpant de l'un à l'autre dans une alternance d'accolades mal synchronisée. Jean passe à droite lorsque je passe à gauche et la corde reste accrochée à ces aspérités mégalithiques malencontreuses honorées d'une engueulade malsonnante juste à l'instant où le soleil bondit par-dessus l'imposant dôme de neige de par là-bas derrière. D'un seul coup nous sommes dans le chaud, le sec, la lumière et l'aérien.

Je prends le sac. Jean prend la tête. Nous partons en traversée sur des dalles d'un beau calcaire bien urgonien, assez inclinées pour ne pas les passer debout, trop pour les franchir en crabe. Il nous faut remonter vers le fil de l'arête qui se redresse franchement et traverser exactement à la base d'une vilaine paroi tourmentée qui s'avère être celle du grand gendarme que l'on voyait si nettement d'en bas hier soir. Nous longeons fidèlement la limite supérieure des dalles par un cheminement plein de grosses prises profondes.

Quelques petits cailloux aventureux se détachent de la paroi qui nous domine de sa centaine de mètres rébarbatifs. Ils ne sifflent pas, comme dans les récits trémulants des grandioses escalades transalpines. L'absence de mandolines nous épargne ces grandiloquences surplombantes. Ils tombent comme tout le monde, de haut en bas à l'exception de celui, rebondissant, qui fait une pause brève sur mon chapeau. L'impact est générateur d'un "merde mon crâne" qui alerte Jean, habituellement assez tolérant face aux malheurs d'autrui.

Dans ces conditions agressives, nous abordons en vitesse un large couloir, limité sur la gauche par la paroi interminable du sommet principal et, sur la droite, par une sorte d'éperon en étrave qui nous emplit d'un sage respect pour la corde d'assurance. Nous le remontons sur des prises assez arrondies pour qu'il soit bien clair que toute l'eau du ciel coule généralement par là sauf lorsqu'il s'agit de la neige ravageuse tombée du fin sommet débitant ses corniches en blocs assez volumineux pour ridiculiser un piano à queue.

Dans ces circonstances les couloirs paraissent toujours d'une longueur excessive et les grimpeurs font montre d'une célérité exemplaire. C'est pourquoi nous atteignons immédiatement un auvent définitif, un surplomb protecteur d'un bon mètre de projection rassurante, sous lequel nous ramenons prudemment la corde ainsi que nos abattis apparemment indemnes.

Jean considère le surplomb avec l'expression renfrognée d'un repreneur de voitures d'occasion. Il tente d'attaquer sur sa gauche une paroi aussi bombée que les fesses de la frangine à Popaul et, hélas, aussi démunie de prises utilisables. Il monte d'un mètre ou deux et redescend toute griffes dehors. Par la droite il faudrait la grande échelle. Il se contentera d'une courte. Je me cale sous le surplomb, les talons coincés dans des fentes assez larges pour m'autoriser à retenir un éléphant obèse et, à la rigueur, la frangine en question. Il place un pied dans mes mains offertes en coupe au niveau du nombril, l'autre sur mon épaule. Comme je penche un peu, il monte son second pied sur mon épaule disponible et s'étire comme mon grand-père lorsqu'il va remonter l'horloge du corridor. J'empoigne sa godasse à pleines mains et je pousse en haut à bout de bras jusqu'à que ses deux pieds s'envolent et disparaissent spasmodiquement vers le ciel admirable.

Je suppose que la reptation est achevée et que Jean se dresse en vainqueur triomphant dans le cadre illuminé de la brèche irradiante. En vérité, il se traîne à plat ventre en direction d'un vilain gros bloc posé là par quelque séisme plaisantin. La corde fuit rapidement vers le ciel. Un instant plus tard les deux brins m'arrivent dans une molle ondulation circulaire. J'empoigne le tout et je me hisse sur cette espèce de rappel ascendant dont je n'imagine pas le pourquoi de la chose. Un seul brin aurait suffi, à condition toutefois qu'il y eût un ancrage. Donc il n'y en eût point. Jean a passé la corde autour du gros bloc et comme celui-ci ne m'est pas arrivé direct sur la gueule, c'est donc que son poids est considérablement supérieur au mien. Il aurait pu quand même glisser sur son lit de cailloux lubrifiants avec l'aisance relative que l'on prête aux monolithes des débardeurs néolithiques pascuans. J'arrive, mais la taille, ou plus exactement le tour de taille de l'ancrage, fait que les brins sont progressivement et de plus en plus écartés. Je termine en embrassant le bloc comme on accueille un vieux copain jamais revu depuis la quille et je me demande depuis combien de siècles ce brave bloc attendait là, tout seul dans sa brèche à courants  d'air.

Je prétends casser une croûte mais Jean est déjà penché sur le versant opposé, les mains sur le plat des cuisses et les fesses en l'air, son nez qui pèle allongé au raz de son chapeau lamentable, dans l'attitude de l'entomologiste interrogeant un nain de jardin. Il parait que ça ne passe pas.

J'ai récupéré la corde en faisant le tour de ce bon bloc et je m'installe, dos tendu, sur un coin confortable apte à retenir toutes les extravagances. Jean descend le long d'une pile d'assiettes assez instables pour qu'on puisse les tirer à soi comme des tiroirs de commodes. Il atterrit sur une vire inclinée comme un toit de pensionnat de jeunes filles et s'encoigne à son tour dans l'intention de m'assurer d'en bas.


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L'assurance inversée apparaît comme un exercice assez exceptionnel pour que toute personne normalement raisonnable s'enfuie en hurlant au fou. Personne ne résisterait à une chute multipliée par deux en longueur de corde, à moins d'un ancrage à suspendre une vache et d'un câble de forestier. Ma ficelle de quarante mètres, utilisée en double pour faire plaisir à la Mémé dont l'expérience alpine n'a jamais dépassé l'altitude d'un escabeau du commerce, casserait d'indignation avant le moindre choc. La dernière fois que j'ai attaché quelque chose avec, c'était une chèvre fugitive de l'alpage à Balducci, et je n'étais pas rassuré pour la pauvre bête. Je descends donc avec la componction requise pour décortiquer une grenade défensive et je rejoins Jean qui forme de beaux anneaux bien propres entre nous deux, le dos à la paroi rogneuse, sur ce balcon humide incliné vers les abîmes d'une face nord inimaginable.

De cet endroit privilégié on ne saurait, comme de la catéchèse, ne sortir que par le haut. Il existe effectivement une cheminée à l'autre bout de la vire, beaucoup trop large pour être ramonée, beaucoup trop raide pour être remontée sans escalade et donc, en ce qui nous concerne, inutilisable. Jean amorce une série d'évocations ecclésiastiques que j'interromps avec précautions en lui parlant, à bonne distance de fuite, du névé qui est collé au fond. Il y a en effet une colonne de glace ou de neige assez durcie pour tenir la distance, assez écartée du rocher pour ménager un couloir ramonable. Jean grommelle un borborygme glosso-pharyngien et s'engage avec l'enthousiasme d'un candidat au permis de conduire. Il passe tellement bien que je n'attends pas qu'il achève de sortir en une sorte de reptation ventrale sur dalle de lapiaz diagonale. Dos contre la roche, pieds contre la glace, si quelque chose se décroche nous partons tous les deux avec.

Tout reste bien en place.

Nous sortons au sommet, indiqué par une perche coincée dans une crevasse indiscutablement urgonienne, au raz d'un vide émouvant, abîme aéronautique au fond duquel verdoie la petite mouille ronde et ses chalets écrasés par les ans et quelques huit cents mètres de perspective verticale.

Une cigarette sous un ciel de cinéma technicolorisé, des raisins secs, une boite de quelque chose pour engraisser le pantalon, la corde dans le sac. Nous descendons en sautant les petites barres herbeuses vers un large vallon piqueté de minuscules génisses émaillées et de gros blocs moussus tombés des parois au temps des croisades. Nous poursuivons par un sentier sinueux sous des cascades monumentales, par une galerie taillée dans la masse d'une falaise et son garde-vaches en fer forgé, par les dernières fontaines pleureuses avant la forêt et le petit pont sous les parois écrasantes d'un goulet à truites interdites.

Le tram nous ramène à grands Pin Pon. Nous avons pris le temps de boire un coup chez l'oncle du copain, celui qui marche avec deux cannes depuis qu'il n'a saisi qu'un seul brin du rappel.


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***

Des séracs et des niolles

L'affaire est d'importance. Nous avons décidé de laisser tomber provisoirement nos escapades en calcaire, nos errances dans le métamorphique et toutes formes de schistes imaginables répertoriés et différenciés, les marches d'approches forestières, les pâturages caillouteux, les lapiaz désertiques. Il nous faut de la glace et du granit. Nous avons assez de cordes, de piolets, de vibrams et d'entraînement, pour aller voir de près, une fois de plus, le seul vrai massif qui soit synonyme d'alpinisme transcendant. Les seuls obstacles sont ceux du voyage, du logement et des itinéraires qui restent à définir. Nous sommes, à notre échelle, dans la position des expéditions lointaines vers des sommets exotiques, mais nous n'en sommes pas plus fiers pour autant.

Le voyage se résume à une succession de changements de trains, en particulier le dernier, qui nous impose une montée chaotique par un tortillard à crémaillère assez mal foutu pour mériter le titre de conception audacieuse et de prestigieuse réalisation, euphémismes dont les ingénieurs citadins ont le lamentable culot de badigeonner leurs échafaudages. N'importe quel badian du pays leur aurait démontré qu'il était stupide de s'engager par là et que, depuis des générations de muletiers et de portefaix en tous genres, on avait toujours passé de préférence par là-bas. Vas donc discuter avec des messieurs en gibus.

Pour le logement, nous avons trouvé une solution élégante et confortable. Grâce à la carte du club et aux diverses assimilations, de sociétés en fédérations en passant par les associations et autres parallélismes, nous avons le droit théorique de camper sur les emplacements réservés à cette nébuleuse que nos multiples dirigeants, moniteurs, éducateurs et autres pédagogues délirants nomment la jeunesse. Il paraît que nous sommes l'avenir de la race, ce dont nous nous foutons royalement, autant que l'espoir pour un renouveau dont nous n'avons évidemment rien à cirer.

Ces endroits ont pour caractère commun d'être inhabitables, à l'ombre humide des versants boueux, dépourvus de la moindre installation hygiénique, mais situés exactement au pied du massif prestigieux qui nous fascine. Je me procure donc une vieille tente de patrouille à six places qui a vu la guerre, sans double toit ni tapis de sol, privée de piquets, de mâts et de la moindre imperméabilité. Ce ballot de toile délavée va nous encombrer de gare en gare, de quais en plates-formes et suffira à la charge d'un homme qui, comme le mulet, se refuse à tout mouvement, hormis des oreilles, lorsqu'on dépasse le poids critique établi par sa nature réticente.

Jean se charge du choix de la course car il bénéficie d'une ample documentation de bouche à oreille, résumée le plus souvent en un elliptique "va pas sur ce truc, c'est de la merde" ou, plus joliment, "ouh, vingt dieux ! ". Il décide donc et nous partons.

D'un geste large, un organisateur somnolent nous indique un carré d'herbes étranges qui ressemblent à des haricots nains. Faute de mâts, je dérobe sur un moule voisin deux hautes bûches épaisses comme mon bras et nous dressons la guitoune à l'aide de la corde de rappel dont Jean se refuse désormais à s'encombrer pour d'autres usages que strictement ménagers. Nous installons nos beaux sacs de couchage, celui qui perd ses plumes et celui qui n'a plus rien à perdre.

Un orage tonitruant éclate au petit matin, semant la panique à travers le camp, précipitant tout le monde, cul nu, vers une grange salvatrice, sauf évidemment nous deux, endormis comme des sourds aux déchaînements de la nature autant qu'aux hurlements d'une douzaine de pucelles hollandaises effarouchées aux orteils boueux. Le soleil naissant nous offre le lamentable spectacle d'un étang en cours de vidange accélérée, par gamelles, casseroles et bassines frénétiques, qui nous décide à ne participer le moins du monde à ce sauvetage polyglotte. Un excellent petit déjeuner compense ce que notre collaboration aurait ajouté à ce charivari multicolore.

Nous sommes venus ici pour grimper et nous nous équipons sous les yeux béants de cette bande de cuissettes échancrées qui se piquent les index à nos crampons hirsutes et s'essayent à biner les pâquerettes avec nos piolets. Vivement le glacier malgré ses loueurs de chaussettes et ses chamois en cellulo juchés sur leurs thermomètres.

Nous avons sacrifié une fois de plus au rituel monotone qui nous oblige à remonter la rue de la gare sous nos gros sacs en écartant les badauds qui lorgnent nos grappes attachés dessus, à nous taller les fesses sur les banquettes cirées du funiculaire gravissant obstinément son cmâclie le long de la saignée abrupte dans les sapins centenaires, à fuir les hurlements admiratifs des concierges enthousiastes à la vue des gigantesques aiguilles flambant dans le soleil, à fendre la foule, pique en avant, entre les robes à fleurs tendues sur gros culs rebondis et les podagres à jumelles, à courir sur le sentier de la moraine et, ouf, à monter sur le dos du glacier par un petit névé saupoudré de caillasses délitées. Enfin seuls.

Je le connais de mieux en mieux ce glacier, exutoire de toute l'insondable accumulation de l'immense massif. Je l'ai remonté à skis, dans une tempête abominable. Je l'ai descendu en neige fraîche jusqu'aux cuisses, dans le brouillard compact, poussant sur les cannes tout le long d'un fastidieux retour, suivi par un contrebandier sous son sac de riz gros comme un canavé. J'ai rattrapé, un soir de printemps, une sorte de gros cube à pattes qui se dirigeait vers le refuge lointain. C'était un petit homme, chargé d'une énorme cuisinière en fonte, qui me précisa, modeste, que les cercles, les tuyaux et la porte du four, seraient pour un prochain voyage. J'y ai été fort intrigué par une espèce de ballon rond, posé tout seul sur la glace dans le lointain blafard et qui, à mon approche, se changea en la tête d'une jeune femme coincée debout dans une étroite crevasse. Elle m'annonça, mutine, qu'elle se promenait par là, légère et ballerine, enchantée de son escapade rafraîchissante. J'y ai croisé une luge de secours, tirée par quatre porteurs résignés, chargée de deux sacs gris si petits, si petits. Jean et moi, nous nous sommes écartés d'un pas sur le côté de la trace et nous avons retiré nos casquettes.


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En hiver ou au printemps, on suit l'axe médian. On fait un grand détour par la confluence des deux courants principaux. C'est indispensable à skis car ainsi les pentes sont douces, à l'abri des avalanches qui coulent des moraines. Les crevasses sont invisibles sous les ponts solides accumulés par les vents dominants qui déferlent des vallées et des versants supérieurs. Bien qu'ils soient largement avertis de ce qui se cache sous ces pentes unies les habitués ont quand même l'impression trompeuse de remonter la piste facile sur fond de pâturages bien entretenus d'une station à la mode.

En été c'est bien différent. La collision des glaciers, le franchissement d'un large verrou par le plus imposant des deux, la torsion de la masse de glace qui change alors de direction, provoquent la formation de larges crevasses perpendiculaires, rimayes successives superposées et de plus en plus infranchissables à mesure que l'on se rapproche de la chute de séracs qui domine le tout. Ce très sale coin qui se descend à skis par une godille à peine accentuée pour conserver de la vitesse, ou même en trace directe si la neige est réticente, se transforme en été en piège menaçant, au pire mortel pour l'abruti qui s'y risquerait. Il est vrai que ce ne sont pas les abrutis qui manquent, ni sur les glaciers, ni ailleurs.

Aujourd'hui il faut passer, comme de règle, par les pentes de droite, à l'ombre des grandes aiguilles sombres. La moraine est mouvante, les éboulis instables. Des blocs détachés explosent de temps en temps dans des couloirs imprévisibles et bondissent en avalanches crépitantes le long des ravines de glace noire. Ce sont toujours les plus gros qui roulent le plus bas. Les autres finissent en poussières évanescentes qui saupoudrent les tables de granit branlantes d'une fine couche impalpable. La piste est tracée au petit bonheur des mouvements de ces entassements chancelants. Rien n'est sûr sous le pied et la main s'appuie à des masses hésitantes. Le coin est dangereux, inquiétant, on passe vite.

Mon ami le refuge est toujours là, massif sur son éperon de roches moutonnées, solide forteresse contre les vents déchaînés des hivers sauvages. Ce soir il est tout baigné d'une douce lumière orangée, reflet des glaces dorées des énormes montagnes d'en face, de l'autre côté de l'incroyable bouleversement de la chute de séracs.

Une cordée de trois achève de s'emberlificoter dans le labyrinthe inextricable. Le gardien prononce le nom d'un guide célèbre pour ses talents littéraires. Par courtoisie, nous évitons tout commentaire. Par modestie aussi car demain nous n'irons pas par là.

Nous nous arrachons au confort d'un bat-flanc agréable, au savoureux café au lait nocturne, à la tiédeur de la cuisine, à l'odeur du petit bois qui flambe déjà sur son lit de journaux froissés. La nuit est claire, d'un bleu foncé intense, les étoiles s'éteignent doucement. Il fait froid. Il fera beau.




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Nous mettons les grappes sur les dernières dalles, sous les premiers névés. J'ai supprimé les sangles de mes crampons. J'utilise une longue lanière, comme pour fixer mes skis. La tension est très souple, mieux répartie, plus confortable. Si la lanière casse, je fais un noud mais ça n'arrive jamais. De plus, je chausse facilement sans enlever les gants car il n'y a qu'une seule boucle commode.

Jean déploie sa corde d'attache presque neuve, celle qu'il réserve pour les endroits dignes du respect que nous leur accordons volontiers, surtout avant l'aube et dans notre position de minuscules emmitouflés au pied de si hautes montagnes. Ne pas penser. Ce serait le premier pas vers le renoncement.

Je pars en tête, en diagonale dans une pente moyennement raide, vers des reliefs imprécis dans l'ombre claire de l'aube qui s'annonce. Quelques fins sommets sont déjà allumés au loin vers la frontière, des quatre mille d'un autre monde. La pente se redresse doucement et vient mourir sous une barre de séracs assez modeste vue d'en bas dans la perspective mais qui semblent gonfler à mesure que j'en approche et s'avèrent franchement hostiles lorsque j'atteins la fine rimaye qui court à leur base. Je longe la fente à distance respectueuse car je sens bien que la lèvre inférieure doit être surplombante, trop mince pour être digne de me porter. Je n'envisage pas du tout de le vérifier de l'intérieur.

Cette prudence matinale achève de réveiller Jean qui jusque là se tenait sur la réserve muette propre aux zombies et aux mules en méditation. Il me hurle de tirer à gauche parce qu'il voit un pont. Il y a en effet un couloir entre deux gros séracs qui franchit la rimaye par un toboggan incurvé de bonne apparence. Je le remonte en taillant de belles marches, selon ma méthode qui est lente mais sûre. J'ai souvent remarqué que celui qui façonne des baquets en avant se voit amèrement reprocher de l'arrière l'exiguïté de telles égratignures. Donc je taille large en négligeant les commentaires qui montent vers moi à propos de je ne sais quelles baignoires en lesquelles on pourrait loger plusieurs vaches. Je me plante fermement sur un replat accueillant et j'assure Jean qui arrive en courant en murmurant des choses étranges au sujet de gens qui passeraient trois semaines sur le même glacier moyennant quelques bivouacs. Il passe sans l'hommage d'un regard et prend la tête d'une progression plus difficile qu'il semblait, à en juger par certaine affaire de putain borgne qui paraissait si accessible d'en bas.

La pente est vraiment sévère mais ce n'est pas la difficulté principale. Ce glacier est rapide car très incliné. Entre les trois ou quatre rotures importantes il ressemble à un champ de bosses comme on en trouve sur les pistes de skis après quelques journées de beau temps sec et le passage de quelques charrettes de genevois du dimanche. La notable différence, qui est de taille, est précisément la taille des bosses et, par conséquent, des dépressions qui les séparent, ou les relient, comme on voudra. Une dépression cache forcément une crevasse, recouverte d'un pont, présumé résistant par l'optimisme de l'inexpérience, tenu pour arachnéen par la saine prudence sans laquelle on ne fait pas de vieux montagnards. C'est pourquoi les skieurs de glaciers adorent s'exposer sur des bosses lorsque leurs compagnons les photographient d'en bas pour de beaux contre-jours de cartes postales. Pour l'instant ces préoccupations esthétiques nous sont bien étrangères et nous dessinons une trace serpentimorphe autant qu'ascendante en direction d'une barre de séracs surplombants tellement détachés que Jean s'en écarte vers la droite, le nez en l'air et son chapeau sur la nuque dans l'expectative d'un écroulement imminent. Je suis tellement de son avis que je ramasse les anneaux avec fébrilité, disposé aux pires audaces plutôt que de rester une minute de plus sous la menace de ces monstres penchés du côté où ils vont tomber.

Un soleil tout neuf vient de franchir une brèche de l'arête frontière, là-bas, aux antipodes du massif. Il nous inonde d'une lumière aveuglante qui nous voit plonger dans nos sacs à la recherche fébrile de nos lunettes et, puisque nous y sommes, d'une de ces barres de chocolat bourrée de graines anonymes engluées dans du caramel filandreux que nous avons achetées chez le pompiste. Il parait que c'est énergétique. Je préférerais quand même un coup de rouge sur bout de lard, voire un morceau de pain d'tomme. C'est pourquoi, en course, je ne bouffe pratiquement rien sauf, parfois, une pastille ou deux de vitamine aromatisée au citron ou, par exception, un de ces fixateurs mandibulaires internes. Nous prenons ainsi le temps de la réflexion manducatrice avant d'imaginer une méthode pour le franchissement des séracs qui s'obstinent à nous dominer.

Plus nous tirons à droite et plus nous nous rapprochons de la base de cette longue arête hérissée d'aiguilles élancées, toutes plus admirables et plus célèbres les unes que les autres, dont les noms prestigieux sonnent à nos oreilles comme autant de titres de noblesse pour ceux qui les ont parcourues, escaladées, disséquées fissure par fissure, facette par spigolo jusqu'à la moindre écaille à se curer les ongles en attendant le copain qui extrait le soixante-douzième piton sous le quinzième surplomb.

Nous sommes pétris d'admiration mais toujours plantés sous nos séracs branlants lorsque Jean qui contourne un bastion avancé, pousse un cri de triomphe qui doit s'entendre dans un rayon considérable, ainsi que ces cris des bergers qui houspillent leurs chiens syndicalistes. Une épaisse lame détachée forme une sorte de rampe ascendante diagonale, assez massive pour qu'on l'imagine relativement inerte et pas assez pentue pour qu'on la refuse comme échelle acceptable. Je me plante à la base de cet édifice providentiel, j'enfonce mon piolet et je fais deux tours capables de retenir un gros coffre fort. Jean se met à tailler avec des raffinements de tendresse dignes d'un compagnon sculpteur mettant la dernière touche à la fine flèche de son chef d'œuvre gravit doucement la merveille avec une dextérité de chirurgien neurologue. Dès qu'il en sort, disparaissant à mon anxiété muette, je sens que l'heure est venue d'oublier la gravité, la formule de la chute des corps, toutes ces billevesées à propos du polygone de sustentation et autres âneries sur l'équilibre des masses. La corde se tend, jamais assez, comme toujours, toujours trop, comme d'habitude.

Je monte, n'est-ce pas suffisant ? Dois-je m'interroger en plus sur cette inconsciente pulsion qui m'attache aux lubies de cet acrobate, psychopathe irresponsable, qui assure là-haut comme si ma vie en dépendait, ce qui est très exactement le cas.

La pente s'atténue assez pour que Jean m'envoie devant, histoire de faire la trace dans une mignonne couche de neige fraîche, juste de quoi botter un peu entre les pointes. Il se prive ainsi de la joie intense de sagatter ses crampons tous les dix mètres à coups de manche de piolet et se trouve en bonne position pour juger, de l'arrière, si je vais dans la bonne direction. En effet, un léger brouillard commence à déborder du col qui nous domine et glisse lentement vers nous dans une reptation séduisante comme une caresse. Il nous reste une petite heure pour arriver sur ce fil de lame que les humoristes du coin appellent une arête et atteindre le rocher terminal qui s'embrume maintenant d'une nuée insistante et tenace.

Je ne connais rien du tout à la science des nuages, branche probable de celle des vents et des humeurs météorologiques mélangées, mais je comprends mal que le même nuage soit vu comme une vapeur lorsqu'il vogue dans le ciel, comme une traînée de brume lorsqu'il cajole le flanc d'une vallée, comme un plafond lorsqu'il ferme le couvercle sur toute la région, et seulement comme une nappe négligeable lorsqu'il nous tombe dessus au moment précis où nous aurions besoin de savoir où nous sommes. Je me fiche d'être pris dans un nimbus, un cumulotrucmus ou un cirronimbomachinus. Je veux voir le col et ne pas poser mon pied dans le vide d'une face lisse verticale de deux mille mètres de haut en comptant à partir du dernier bistrot. Je m'arrête donc sur le fil du col dans l'immobilité expectative d'un somnambule aveugle qui se réveille au bord d'un toit.


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Le brouillard est d'une densité impressionnante. J'en ai pourtant traversé de toutes les couleurs et de toutes les opacités. Un jour il fallait skier en hurlant pour éviter les collisions avec des ectoplasmes dont on pouvait serrer la main à bras tendu sans jamais distinguer leur visage. Une autre fois la brume de mer avait déclenché les mugissements du phare bigouden et tellement envahi la côte qu'elle empêcha Paul de repérer l'entrée de la buvette. Un soir j'ai pénétré en vélo dans une cour de ferme et basculé sur le fumier, certain de suivre ponctuellement le bord de la route. J'ai offert un café à une jeunette, avenante compagne de télésiège qui, anorak retiré, s'est révélée être la mère d'un camionneur dans la cinquantaine. Riche de ces expériences, je me méfie désormais des visions embrumées.

Je suis attaché à une corde qui disparaît horizontalement dans le néant. J'entends une voix désincarnée et cependant rugueuse:

- Fais pas le con, c'est à droite !

On ne me précise pas à droite de quoi c'est, ni ce qui est à droite. Je ne fais pas le con. Je vais vers la droite, les yeux écarquillés, préparé à toutes les révélations. J'approche de ce qui se présente comme l'origine d'une cheminée assez large pour livrer passage à plusieurs véhicules sanitaires et si peu redressée qu'elle invite à l'escalade sans attendre.

J'attends pourtant, par pur esprit de contradiction et parce que la corde m'empêche d'avancer. Jean arrive. Piolets enfoncés à part, grappes sur le sac, le sac dans un coin, les gants dans la poche. Jean gravit les prises larges et confortables en parlant de vaches qui vont sûrement se gâter bientôt. Il disparaît dans les nuées. La corde se tend mollement et je suis, en direction des paroles qui tombent d'un ciel invisible et me prient de me gaffer d'une certaine sortie qui serait moche sauf si je viens par là. Comme je n'y vois rien je vais donc par là. Je trouve une large vire et Jean assis dessus qui assure autour d'un bec en me tournant le dos. Satisfait de mon arrivée pourtant prévisible, il se remet sur ses jambes sveltes et longe la vire, fasciné par une fissure dont les bords francs l'invitent à l'introduction préméditée de sa jambe droite et du bras homolatéral. Il m'invite fermement à m'intéresser au bec assureur que j'enlace volontiers d'une corde d'autant plus affectueuse que j'ai le sentiment que, si Jean tombe ici il ne restera en vol solitaire que très peu de temps.

Grimper dans le brouillard impénétrable présente l'avantage de diminuer fortement l'impression qu'on va forcément se casser la gueule sur ce truc insensé suspendu à des parois inqualifiables au-dessus d'un gaz à s'en révulser les tripes. L'image obnubilée tarit l'imagination.

La voix claironnante qui tombe du zénith constitue la preuve que je dois, à mon tour, me livrer à la fissure. J'y vais tranquillement, surpris une fois de plus par la franchise d'une escalade dans le granit où, selon la formule que je professe, de préférence au retour, elle est ou vraiment facile ou totalement impossible. Rien à voir avec nos habituels grattons calcaires.

La sortie ne m'offre justement pas le moindre gratton. C'est une dalle aussi lisse qu'un pierre tombale bien que, à cet endroit, la comparaison soit assez signifiante pour qu'on l'estime malencontreuse. Heureusement que la pierre s'avère pratiquement horizontale et qu'elle constitue le sommet de la chose.

Jean me fait remarquer que dans les récits de conquêtes alpines qu'il a pu consulter jusque là, le brouillard se déchire immanquablement lorsque les héros se dressent au sommet de l'aiguille jusqu'à présent si vierge et désormais si dépitée de ne l'être plus. Le soleil les inonde de sa gloire et auréole leurs chefs ébouriffés nimbés d'or pur. Pour l'instant les nôtres sont emmitouflés sous nos cagoules hermétiques dans des volutes de nuages ascendants, chargés d'humidité grisâtre et d'âpres senteurs de neiges imminentes. Nous devrons nous contenter de cette illumination différée, de cette consécration inaperçue. Notre hagiographie en prend un sale coup, mais qu'y faire ?

La descente ne présente pas de difficultés insurmontables, si ce n'est que, ne voyant rien de notre sommet ni de la manière d'en descendre, nous somme obligés de lancer le rappel au petit bonheur la chance, en priant fermement qu'il aboutisse à peu près là où nous désirons aller. C'est ce qui se produit, par un de ces caprices de la nature qui nous expédie un petit coup de vent juste au moment où nous en avons besoin, pour éviter de nous perdre dans la face occidentale de l'aiguille, immensément haute, longue, inconnue, parfaitement incompatible avec nos capacités et notre petite corde de rien du tout, à peine assez longue pour regagner le col où sont déposés nos sacs orphelins.

En rattachant mes crampons à l'aide de ma bien-aimée longue lanière, pendant que Jean commence à pitater parce qu'il veut redescendre avant la fin du monde, j'émets quelques doutes sur l'identité exacte de notre sommet. N'aurions-nous pas, dans les niolles, confondu cette aiguille désirée avec quelque gendarme adjacent, quelque ressaut modéré, quelque adventice bitonniau anonyme ? L'avalanche d'arguments qui me tombent sur le bol, ponctués de remarques acerbes sur les origines douteuses de ma famille, les conditions de ma naissance et celles de mon éducation illusoire autant que fallacieuse, me persuadent à tel point que je serais prêt à jurer de bonne grâce, que nous revenons de tout ce qui se fait en forme d'aiguilles, des mers australes au pays des lapons en passant par ce col d'où un énergumène est en train de m'arracher à grands coups de corde, parce qu'il veut arriver en bas du glacier avant que les ponts ne ramollissent.

La descente se passerait de commentaires, si ce n'est ceux qu'entraînent les différents hurlements poussés alternativement par deux personnages enclins à disparaître, épisodiquement et jusqu'au ventre, en de petits trous sans fond dont il serait abusif de se demander s'ils en manquent vraiment. Celui qui assure ou qui s'y prépare intensément, les anneaux d'une main, le piolet de l'autre, jette un œil vite blasé sur le cul de jatte qui s'exaspère en gueulant à l'autre bout de la corde, tire un grand coup sur cette dernière et ressort l'enlisé en s'accrochant de toutes ses grappes pour s'empêcher de le suivre dans ses explorations glaciologiques. L'extraction terminée, la victime s'ébroue en gigotant un peu, porte quelque jugement sur une certaine merde de crevasse à la con et reprend sa marche cahotante en se promettant intimement de faire gaffe désormais, juste au moment où son compagnon disparaît à son tour sous ses yeux étonnés.

A plusieurs reprises nous somme obligés d'abandonner nos traces pour chercher un passage par où franchir les barres de séracs qui nous ont tellement intéressés à la montée. Il va de soi que, vus dans l'autre sens, les endroits où nous sommes passés prennent une physionomie toute différente de ce que nous avions vu auparavant. L'exercice est pimenté par l'évidence que, sans broches, nous ne pouvons pas poser de rappels, ce qui serait au demeurant excessif, puisque nous arrivons toujours à nous en sortir sans ça. Il n'est que la dernière barrière qui nous oppose une résistance si irritante que Jean décide de sauter, à l'encontre de ses principes qui tendent à éviter les brusqueries de cet ordre sur une surface dont on ne sait pas si elle tiendra le choc à la réception. Elle tient. Nous ne disparaissons dans les caves réfrigérées ni l'un, ni l'autre, ni les deux ensemble, ce qui aurait été bien dommage pour les lecteurs de cet ouvrage qui n'auraient jamais su ce qu'ils ont manqué.

Nous arrivons au refuge, traînant nos grolles dans la neige d'été, les grappes à la main, la corde négligemment passée sur l'épaule du meneur, les catâles à raz les socques.



***

La cantine à nion sin

Il pleut. Ce n'est pas étonnant. Nous sommes en plein redoux de Noël, cette triste période qui va du commencement du mauvais temps à la fin de la monstre cousse. Elle commence après les promesses automnales d'un hiver précoce que tout le monde attend plein de bonne neige durable et fidèle. On prépare joyeusement le matériel, on fait des achats pour remplacer ce qui défaille ou compléter ce qui manque et, bourse déliée passablement aplatie, on constate, atterré, que le thermomètre remonte et que son compère baromètre s'effondre. Seuls les esprits indécrottablement sereins se disent que c'est la même chose toutes les années et qu'il vaut mieux ne pas s'emballer ni se désespérer pour des fluctuations si prévisibles. Il est préférable de faire, comme on dit, contre mauvaise pluie bon pépin et patienter quand on ne peut pas faire autrement.

En ce moment je préférerais ne rien faire du tout. Je parcours les ruelles du village en rasant les murs pour profiter au maximum de l'abri relatif des avant-toits étalés en évitant les gouttières et collecteurs de cataractes des si poétiquement nommées eaux pluviales. Comme ils se trouvent classiquement situés à l'angle des mêmes avant-toits, le passage d'une maison à l'autre présente une rincée supplémentaire qui s'ajoute à la difficulté, inévitable, d'avoir à courir sous la douche pour traverser la rue.

Je suis à la recherche d'une boulangerie. On ne saurait croire le nombre extensible de commerces variés que l'on rencontre dans une station touristique normalement organisée, à l'exception toutefois d'une bête boulangerie. Ce phénomène de disparition sélective se modifie brutalement lorsque c'est une pharmacie que l'on cherche. On ne trouve alors que des boulangeries. J'ai rencontré plusieurs pharmacies lorsque je tombe enfin sur une boulangerie très dissimulée qui, malgré les efforts considérables de l'artisan timide, ne parvient pas à m'échapper. J'achète.

De son côté Jean est parti en quête d'un renseignement d'une importance telle qu'il accepte d'y consacrer les quelques minutes que lui accorde son impatience congénitale à se plonger dans la pluie et le froid, si possible la neige et le brouillard impénétrable, afin de profiter des plus sales conditions qui se puissent imaginer en montagne. Il veut savoir si la cantine sera ouverte ce soir.

Autant chercher des nouvelles de la pêche au poulpe dans les îles canaques. Personne ne sait rien. Les plus diserts et les plus pertinents nous conseillent de demander. Nul ne dit où, ni à qui. Dans ces conditions dubitatives nous prenons la route pour deux kilomètres de marche à pieds mouillés sur une ligne droite goudronnée qui ne constituent pas véritablement un parcours attrayant.

La vallée est irrémédiablement bouchée par un plafond de nuages si dense et si bas qu'il s'étale, sans une brèche, des premiers sapins du versant de l'ombre aux plus proches chalets de celui du soleil. Y aurait-il donc quelquefois du soleil dans cette vallée pleureuse ?

La pluie est puissante, régulière, obstinée, sans espoir, sans rémission, sans faille. Sous le pont de fer le torrent enfle et gronde de toutes les eaux de la terre sous les rafales de celles du ciel. Nous sommes déjà trempés avant d'avoir approché des dernières granges du dernier hameau perdu et nous ne savons toujours pas si la cantine sera ouverte.

Je me suis réfugié sous l'auvent d'une remise à bois, assis sur la souche tailladée qui sert de plot, mes skis tout propres contre la porte ouverte, mon sac humide sur le sol de sciure fraîche et d'éclats débités. J'attends Jean qui est parti à la recherche d'un éventuel tenancier d'une supposée cantine qui serait assurément ouverte, à moins qu'elle ne soit fermée. Dans cette incertitude, je me propose, sans m'en persuader, d'avancer l'hypothèse d'un retour au village à la recherche d'une piaule et d'un troquet pour manger au sec et au chaud, activité raisonnable à laquelle semble se consacrer l'ensemble des êtres vivants de cette heureuse contrée, à l'exception de Jean bien sûr. Il arrive, tout guilleret, baladin, aux cris de "j'ai la clé, j'ai la clé"!

Nous chargeons donc sur notre dos et nos épaules sommairement ébrouées, skis, bâtons, sac et tout ce que le langage ordinaire désigne sous le terme évocateur de "tout le bordel". Nous montons en diagonale à travers champs, si l'on peut toutefois nommer ainsi ces sortes d'éponges imbibées, de la couleurs terne des herbes encore éteintes sous les dernières gelées, rayées de ruisselets boueux et de coulées terreuses le long des talus pelés.

Nous traversons longuement un bois de jeunes sapins espiègles dont les branches gorgées se délestent joyeusement sur nos têtes. Nous en sortons par une tranchée sombre qui débouche sur un plateau accueillant, orné de deux granges bancales aux toits percés qui nous invitent à profiter d'un abri relatif et parfaitement inefficace avant d'attaquer la véritable montée vers l'imprécise cantine.

- Si on s'arrête, on va chopper la crève.

C'est la première parole intelligente que j'entends depuis un bon moment, d'autant plus que nous n'avons rien prononcé d'audible depuis bientôt une heure, à l'exception de jurons innommables lorsque l'eau froide nous coule dans le cou. La remarque est de bon sens mais superflue. Ces choses là se sentent et les commentaires les mieux documentés ne font qu'accentuer l'impression animale de s'être fourré dans une situation grotesque.

Les premiers gros flocons, énormes, qui fondent immédiatement sur nos manches, viennent à point pour achever l'impression de confort émouvant qui se dégage de cette toiture aux tavaillons volages. Encore une impression fugitive puisque nous repartons sous l'étonnant mélange de pluie acharnée et de neige pesante qui nous incite à remuer beaucoup pour ne pas cailler complètement. Il nous faut donc monter ces pentes bosselées puisque nous sommes assez cons pour être venus pour ça.

Dans toutes les montagnes du monde on rencontre des éboulements anciens, glissements de terrains meubles ou gluants, avalanches de terres ou de roches mêlées, déluges oubliés ou gravés en mémoire collective, œuvres méchantes de démons ancestraux ou vengeances de saints offusqués, à moins que ce ne soient exorcistes encensés lorsque personne n'a été enseveli dessous à part d'affreux pécheurs, diaboliques dévoyés, sodomites pédophiles ou même, horribile dictu, anticléricaux. Dans ces cas édifiants on a planté une croix désormais pourrissante. Dans les cas contraires on en a érigé une autre, tout aussi délabrée. Les occasions de sacraliser et de quêter pour çà, ne sont pas si nombreuses. Il m'arrive, en passant, de saluer d'une pensée amicale ces marques naïves de la foi des hommes, quant à Jean, il est tellement agnostique qu'il n'est même pas athée.

En attendant, fort de ces réflexions roboratives, j'achève de tendre mes peluches pendant que Jean tire sur les siennes avec des soupirs d'agacement contenu. J'ai adopté un système bien plus rapide que le sien, par barrettes à glissières et plaquettes femelles, qui permet en outre d'enlever les peaux sans déchausser. On n'arrête pas le progrès.

J'ai connu, dans mon enfance, les skis à voussure longitudinale, les fixations latérales, les spatules à bout carré dites "à moustaches", les skis plats sans carres, les fixations diagonales à câble sur excentrique, les bâtons en noisetier, les rondelles en osier puis en aluminium et cuir chromé, les cannes en bambou puis en acier cassant. Nous skions désormais sur carres vissées, aidés de bâtons en Duralumin à poignées de caoutchouc moulé. Un vrai plaisir pour technologues avancés. Nous avons adopté la longue lanière qui passe dans une mortaise, juste sous le pied, et nous attache aussi fermement qu'aux temps heureux où mon père dévalait les talus de son enfance sur des skis équipés de socques clouées à même la planche. Il parait que déchausser était si difficile en cas de gel intense, qu'il devait entrer avec jusqu'au fourneau de la cuisine pour se dégeler devant l'étuve à bois avant de se délacer. Tout le monde a hurlé à la fracture immédiate dès que nous avons raboté nos vieux skis pour les aplanir, lorsque nous les avons percés d'une mortaise transversale, lorsque nous y avons vissé des carres assemblées.

Sourds à ces prophètes, nous sommes là, sous la neige serrée, à tirer notre trace dans une couche qui augmente à vue d'œil, expression ridicule lorsqu'elle s'applique à des gens qui sont aveuglés sous des lunettes embuées et que le crépuscule prématuré tombe lentement sur un paysage dont nous ne voyons rien à plus de dix mètres.

Jean me suit fidèlement sur la trace que j'improvise entre les grosses bosses de cette pente tourmentée. J'approche de la base de ce que les habitués appellent ici le mur, qui n'est à vrai dire qu'une très forte pente, origine évidente du lent affaissement qui a façonné la montagne. La forêt d'épicéas tenaces avait recouvert tous ces reliefs depuis belle lurette. On a pratiqué une large coupe sur toute la hauteur, dégageant ainsi cette piste diablement raide, pas du tout déssouchée. Le résultat est une réputation de terreur, fortement exagérée mais attachée à cet endroit plein de grattons énormes dès qu'on y dérape quelque peu, de trous dissimulés, de traîtres petites bosses enchevêtrées, et bien entendu, de plaques de glace noire à la sortie des virages serrés et sur les flancs des traversées en chemins creux. Dire que le ski y est agréable serait provocateur mais, avec une bonne connaissance de l'endroit et de la manière de l'apprivoiser, on arrive à passer avec une élégance mesurée et des fesses à peu près intactes.

A la montée c'est beaucoup plus évident. Une traversée ascendante à droite, une conversion au raz des sapins, une traversée ascendante à gauche, une autre conversion au raz des autres sapins, une traversée très ascendante pour déboucher exactement là où la pente s'arrondit en une gentille clairière naturelle. Plus haut, d'arbres il n'y a plus. Les conversions sont délicates dans cette neige lourde de plus en plus profonde et la pente m'oblige à poser le ski amont si haut que je me trouve en équilibre sur une seule jambe tout le temps que le ski aval fait le grand tour, sa spatule à la hauteur de ma tête. J'en connais quelques-uns qui se sont retrouvés sur le cul, quatre mètres plus bas, tête plantée et sac par-dessus, position d'autant plus humiliante qu'elle fait perdre en dénivellation ce qu'on a eu tant de mal à gagner. Les bâtons ne servent qu'à s'étremaler davantage. Il faut pivoter amplement et se rétablir immédiatement sur la nouvelle trace. Je fais ça très bien vers la gauche. Vers la droite j'aime moins. A chacun son style. Pour les virages c'est l'inverse. A chacun son tropisme. On ne peut trouver partout des pistes hélicoïdales autour d'une montagne conique pour descendeurs dextrogyres, leurs confrères lévogyres allant skier celle d'en face. Heureusement, la godille dont on commence à parler un peu partout, vient unifier tout ça en renvoyant se recycler les amateurs de virages fermés, lorsqu'il est possible de faire autrement, ce dont je doute fortement sur cette saloperie de pente qui n'en finit pas.

Je sors sur la croupe et Jean me rejoint que je vois à peine à travers un brouillard dense qui vient se mêler à la neige serrée pour nous enfermer complètement. Nous savons où nous sommes mais nous n'y voyons exactement plus rien.

- Faut suivre la crête !

- Tout droit, t'es sûr ?

- Ouais, j'arrive.

Je suis bien content. Ce sacré mur m'a coupé les pattes et je commence à avoir des sensations visuelles bizarres dans le brouillard. La neige m'arrive par la droite et j'ai l'impression que c'est moi qui dérive. Je me sens voler vers les rafales silencieuses dans cette nauséeuse illusion bien connue du train d'à côté qui démarre.

J'ai devant moi une silhouette grisâtre qui se balance en rythme d'un pied sur l'autre, pendule hypnotique qui s'éloigne, s'éloigne... J'accélère pour ne pas être distancé. Je vois Jean tout petit mais curieusement proche, un gnome haut de trente centimètres qui s'agite dans un voile imprécis. J'ai à peine le temps de glisser deux grands pas allongés que mes spatules viennent heurter ses talons. C'est incroyable. Je suis sur lui et il est toujours plus minuscule à côté d'un sapin nain haut comme trois pommes.

Tout à coup le nain se déploie de toute sa taille normale, le bras tendu vers une ombre massive dans l'obscurité grise. J'imagine qu'il a vu quelque chose d'improbable, un ours ou une jolie fille. Il clame des "la cantine, la cantine" dans une excitation vocale qui colle mal avec son aspect de monolithe tout blanc. Le temps que je comprenne, il est déjà descendu vers ce qui ressemble à un mur de planches ajustées, orné d'un relief rectangulaire qui ferait penser à une porte, si close qu'elle parait factice.

Je m'approche pour vérifier la vision réconfortante. Il y a bien ici un bâtiment, des volets parfaitement étanches sur ce qui ne peut être qu'une porte, étant donné son aspect et ses dimensions, mais pas le moindre signe d'une présence humaine ni dedans ni évidemment dehors. Pas de lumière non plus. Il neige de plus en plus fort mais c'est probablement une impression devant la certitude que nous somme seuls au pied de l'obstacle d'une menuiserie impénétrable. Mais qu'importe. On s'en fout on a la clé.

Jean essaie de trouver la serrure mais il n'y voit goutte et commence à émettre des bruits grinçants qui laissent supposer qu'il réclame une allumette. J'en ai toujours une boite dans la poche ventrale de ma cagoule, soigneusement protégées dans un préservatif plusieurs fois vrillé et retourné sur lui-même, ce qui est une excellente façon de la protéger des intempéries. Le modèle lubrifié ne vaut évidemment rien. Je brique, elle s'éteint. Je remets çà, elle s'éteint. Va falloir employer la méthode qui permet d'échapper aux caprices des courants d'air. Je sors une cigarette. Je l'allume, bien planqué entre deux chapeaux rapprochés. Le nez contre la porte à la hauteur probable d'une fermeture ordinaire, je tire sur la cigarette dont l'incandescence est suffisante dans tout ce noir, pour me montrer une belle plaquette de métal munie d'un beau trou. De serrure apparemment.

Jean veut engager sa clé. Elle s'y refuse absolument. Conclusion immédiate: si c'est la bonne clé ce n'est pas la bonne porte ou, inversement, si c'est la bonne porte ce n'est pas la bonne clé.

Jean se retourne:

- Bouge pas. Je fais le tour.

Je ne bouge pas. Je fume tranquillement ma cigarette dépitée. Je suis seul sous la neige furieuse, devant une porte infranchissable et j'ai l'impression que Jean est parti pour toujours dans ce royaume des ombres blafardes où nous avons sûrement pénétré sans nous en rendre compte. Je jette tout de suite ma cigarette réduite à l'état d'éponge délabrée malgré le soin que j'ai pris de fumer en la dissimulant sous mes doigts recourbés, à la manière des bagnards.

Jean surgit derrière moi. Sans voir sa tronche je devine qu'elle est plutôt allongée dans le sens du tragique.

- Tout bouclé partout, terrasse barricadée. Bonté !

Les pires hurlements de désespoir, les plus horribles blasphèmes internationaux, les gesticulations démentielles, rien ne peut égaler, chez Jean, ce simple petit mot qu'il réserve pour les situations d'urgence extrême et qui déclenche dans son entourage un réflexe de fuite immédiate hors de portée des coups de tout ce qui lui tombe sous la main dans ces crises explosives. Une fois nous nous sommes battus à grands coups de skis, comme de furieux chevaliers tournoyant leur épée à deux mains. Assez souvent il m'a lancé des pierres, une chaussure, des boites de pâté de foie, un marteau à pitonner. C'est sa manière. Chaque fois les hostilités ont été précédées du fameux "bonté !". Il suffit de la connaître pour éviter les suites fâcheuses et il est très préférable de fermer sa gueule.

J'attends que Jean retombe sur terre dans un silence d'autant plus méritoire que je ne suis pas non plus du genre à me laisser emmerder impunément.

Cette fois-ci il ne s'agit que d'une disparition soudaine dans les rafales, aux cris indistincts de "quesse chuis con, bonté quesse chuis con ! ". Je suis très étonné d'une telle clairvoyance mais, dans ces circonstances, l'aveu est acceptable. Je prends la trace, d'autant plus spontanément que je n'ai pas l'intention de rester tout seul devant cette satanée porte close pendant que mon copain fuit dans la nuit vers je ne sais quel tragique destin si vigoureusement illustré. Je le rattrape au moment où, planté devant une sorte de façade, il se met à fouiller frénétiquement ses poches à la recherche de la clé magique cause de tous nos tourments.

La façade en question est un mur de pierres maçonnées munie d'une porte et d'une fenêtre accolées. Entre la neige du sol dans laquelle nous pitatons fermement et celle du toit, si abondante qu'elle rejoint la pente qui nous domine, il n'y a pas deux mètres. Le bâtiment est pratiquement recouvert. La fenêtre est évidemment close. Les volets sont attachés à l'aide d'un gros fil de fer tordu. La porte, fermée par loquet, s'ouvre aimablement lorsque j'appuie du pouce dans le geste machinal mais déterminé de celui qui refuse de coucher dehors. Jean reste stupide, la clé à la main, vaincu par l'exigence dont a si bien parlé le poète. Elle était donc ouverte.

L'intérieur est sombre comme un four. Comme un four, il s'illumine à l'aide d'une seule allumette qui me révèle brièvement une table à béquille fixée au mur, un fourneau, des poutres et plus rien. Nouvelle allumette. J'aperçois une étagère et, dessus, une bougie collée dans un verre poussiéreux d'origine moutarde. C'est suffisant pour apporter la lumière et l'illumination intérieure que tant de mystiques ont poursuivie en vain.

Les skis resteront à l'extérieur, au frais contre le mur. Les peluches pendouillent aux gros clous qui hérissent les poutres. On fait beaucoup sécher ici. Jean gratouille vigoureusement les cendres fossiles dans le petit fourneau à trois trous, exemplaire traditionnel sorti des fonderies de par là-bas travers, juché sur ses trois pieds à griffes de je ne sais quelle bête vosgienne. J'explore la caisse à bois qui s'avère bien garnie de sapin odorant fendu petit et de bûches de fayard sciées court. Il y a même des casseroles sur l'étagère et une sorte de cuvette cabossée qui sera idéale pour faire fondre de la neige. Le luxe est impressionnant. On est civilisé, que diable !

Dès que le feu pétille et que les flammes illuminent toute la baraque à travers les joints approximatifs des cercles disloqués, dès que le tuyau qui débouche sous l'avant-toit commence à rayonner d'une douce chaleur rustique, nous pensons à nous transformer en autre chose que des bonshommes de neige. Les cagoules sont mises à sécher à côté des peluches, pas trop près du fourneau qui ronfle vigoureusement. Nous desserrons les chaussures et Jean s'emploie à balayer le dessus de la table à l'aide d'une espèce de fagot de brindilles qu'il a déniché dans un angle sombre d'où il rapporte triomphalement deux tabourets. Ils sont bancals mais, sur le sol dallé de lapiaz grossières, le détail est futile.

Il est fini le temps des restrictions. Nous avons emporté des vivres de course et, au diable l'avarice, nous en mangerons ce soir. Il y a même une boite de sardines et les fameux biscuits sablés de Madame mère à Jean. J'ai une gourde de ce rouge qui supporte à peu près l'aluminium. Le pain de la boulangerie occulte est encore tout frais. Le fromage n'est pas mal non plus.

Chez nous le seul fromage digne du nom est le gruyère. Tout le reste, à l'exception du seul reblochon, c'est de la tomme. Il nous arrive de faire la fondue, cette forme de collectif sérieusement sélectionné, non sans snobisme vernaculaire, bien qu'elle nous vienne d'ailleurs, un peu comme le tarot.

Je fume enfin une cigarette sèche, sans pléonasme.

Le fond de la pièce, si l'on peut dire à propos de cet antre à montagnards rupestres, est occupé par un bat-flanc surélevé, garni de paillasses estampées et muni d'une échelle de perroquet nyctalope. L'obscurité bienvenue nous empêche d'en examiner la couleur et le degré de crasse autochtone. Pas de couvertures. On se protège très suffisamment en se recouvrant de plusieurs paillasses disposées sur le dessus et sur les côtés autant que par-dessous, bien sûr. Il suffit de n'être que deux dans un cangrain prévu pour une douzaine. C'est ainsi que nous nous endormons suavement en contemplant les lueurs dansantes que jettent les flammes vers les poutres grossières, dans l'émanation familière des godasses qui sèchent, pas trop près du fourneau assagi.

Nous sommes seuls dans la montagne, ensevelis sous une couche de neige qui doit bien mesurer pas loin d'un bon mètre, à quelques heures de marche du premier crétin accessible, bien au chaud, bien au sec, hors du temps, sauf évidemment du mauvais temps. Pour l'instant on s'en fout.

Je me réveille au petit matin, obsédé par une question muette, d'autant plus que les cogitations explicites ne sont pas ma spécialité au saut du lit. Je m'étire un peu sous l'amoncellement de paillasses et je jette un coup d'oil inquiet. La porte et la fenêtre sont magnifiquement dessinées, tracé filiforme de lumière intense sur le fond noir de la muraille. Pas de doute, il fait beau. C'est tellement inattendu après la cochonnerie de tempête d'hier soir que je suis debout, plongé dans mes godasses, en train de ferrailler la porte avant même que Jean se rende compte de l'incroyable.

- T'as vu ce temps ?

- Qu'esse ya ?

- Y a l'soleil pardi.

- Ben alors !

La porte s'ouvre sur un paysage de cinéma. Tous les sommets du massif et tous ceux, lointains, qu'on peut apercevoir d'ici, sont absolument éclatants de lumière, enneigés comme des six mille himalayens, pas un rocher visible, pas un nuage, les parois les plus raides plâtrées comme des faces glaciaires. Tous ces sommets alignés, ces plans détachés, ces chaînes superposées se découpent sur le ciel d'un bleu profond presque excessif. Nous restons un long moment, stupéfaits par la révélation, à clignoter des paupières à ce spectacle exceptionnel.

- Ben vingt dieux, tu parles d'un paquet !

Jean vient d'estimer au pif l'énorme masse qui est tombée cette nuit et notre situation d'ensevelis, isolés sur cette crête qui semble flotter sur la mer de blanc étincelant.

- Vise là-haut.

Le long sommet qui nous domine et qui barre complètement l'horizon du côté du sud depuis les forêts profondes de la vallée jusqu'à la petite croix du sommet principal, est une masse immaculée, imposante, magnifique, ourlée de grosses corniches projetées vers les pentes soyeuses déjà caressées de mignonnes coulées. Vers le passage étroit, à la corne d'un petit sommet accessoire que nous devrions traverser pour continuer par les larges pentes, quelques plaques sont parties, formant de jolis festons qui ne demandent qu'à s'envoler en gros nuages florissants se bousculant en bondissant dans les combes et en balayant les versants ravagés.

- C'est un truc à recevoir toute la montagne sur la gueule.

- C'est chouette, mais y a rien qui tient.

- Tu penses, une épaisseur pareille.

Le sort en est jeté. La décision est prise. César et le Rubicon. Bonaparte et le pont du chépaquoi. La charge héroïque. Jean et moi.

Je vais préparer du chocolat chaud. J'ai apporté des croissants et des brioches.

- A tabe, s'pèce de feignant !

La descente est une merveille.

Nous avons replié la béquille et dressé la table contre le mur, entassé les paillasses dans leur coin, posé la bougie dans son verre crasseux en évidence sur l'étagère, étouffé le feu sous deux grosses poignées de neige, refermé la caisse à bois, tiré soigneusement la porte derrière nous et fourré les peluches sèches au fond du sac.

Nous traçons de petits virages courts sur le sommet arrondi de la large crête. Dans une neige légère et facile, chacun fait sa trace, lentement, moi surtout qui, il y a à peine cinq mois, descendais en huit heures un long versant de caillasses et de ravines échancrées, à cloche pied, à l'aide de deux piolets transformés en béquilles, suite à l'examen sommaire de mon tibia en tire-bouchon et de mon péroné ectopique qui sortait un vilain bout de nez sanglant par un gros trou de ma chaussette.

Sur les plus hauts sommets, la bise projette de fines aigrettes qui se déploient dans le soleil. Dans le silence absolu de la montagne solitaire on n'entend que le chuintement des skis invisibles sous la surface qu'ils effondrent de loin en loin sous de légers dérapages.

Nous vivons un de ces instants si rares de ski parfait sur une neige de légende, sous un ciel d'une pureté candide, dans un paysage magnifique. Quelques minutes d'absolution.

Dès que la pente s'accentue, Jean se laisse aller dans une série de longs virages bien dessinés, bien propres, bien enchaînés, une démonstration de beauté inutile et éphémère, juste pour le geste et la joie.

Je suis continuellement étonné par les extraordinaires capacités d'apprentissage de cet animal. Il regarde, apprend, essaye, réussit, comprend. Il perfectionne ensuite, tout seul dans son coin, avec un acharnement à bien faire qui relève de la manie obsessionnelle, dans une espèce de rage joyeuse à s'améliorer encore. Je ne sais pas s'il est partout aussi décidé que sur ses skis mais j'ai pu voir qu'en escalade il s'y prend de la même façon. Il examine, juge, attaque posément et passe. S'il ne passe pas, il recommence, modifie le mouvement, suggère un nouvel équilibre et passe. S'il ne passe pas, il recommence calmement, avec juste une pointe d'agacement et passe.

A skis, en une ou deux saisons, il a fait des progrès incroyables, partant de zéro, évitant systématiquement les déplorables défauts qui ruinent la plupart des débutants ordinaires, à commencer par le paralysant chasse-neige, cette impasse sans retour pour tant d'irrémédiables luges à foin. Sa progression a été tellement propulsée par ce parti-pris de skier bien immédiatement, sans s'égarer dans des attitudes rétrogrades, que je ne me souviens pas l'avoir vu débuter mal en quoi que ce soit. On dirait qu'il maîtrise avant d'avoir essayé. Je ne connais personne d'aussi habile à observer complètement avant de reproduire exactement.

Dieu sait si l'enseignement officiel du ski ensevelit le malheureux qui s'y consacre, particulièrement le bénévole, sous une avalanche de "j'peux pas, j'ose pas, j'vais tomber, t'es marrant toi, c'est pas ma faute, j'y peux rien, qu'esse tu veux qu'j'y fasse, tu m'emmerdes, j'y arrive pas", et autres litanies inextinguibles. On dirait que ces gens viennent au ski uniquement pour se persuader qu'ils sont des incapables définitifs, condamnés à vie au ridicule, éternelles badernes vouées à skier comme des pinces et à accumuler des montagnes d'objections afin de s'en persuader chaque jour davantage. Le plus navrant est qu'ils y parviennent admirablement.

Bien sûr, dans le cas de Jean, la fréquentation de bons skieurs lui a permis de franchir rapidement les étapes détestables des méthodes classiques. Skis parallèles et pieds serrés dès ses premières glissades, dérapage contrôlé et reprises de carres pour se freiner, virage amont pour s'arrêter en fin de traversée, il ne lui restait qu'à tourner à l'aval pour se montrer fin prêt à nous suivre partout. Avec mon avance de presque dix saisons, au moment où nous nous sommes rencontrés, bien que je n'aie pas grand chose à lui apprendre, il me fallait quand même lui enseigner cela. J'ai trouvé la combine en le faisant tourner à l'amont autour d'une grosse bosse de telle manière qu'il se trouvait dérapant vers l'aval à la sortie du virage. A la suite d'une matinée de répétition fastidieuse, choisissant progressivement des bosses de plus en plus petites, il se mit à tourner à l'aval autour de tout ce qui ressemblait à un relief. Restait à lui montrer la prise de carres sèche et impulsive qui permet de déclencher. Ce fut l'affaire de l'après-midi. Le soir il tournait à l'aval avec ou sans bosses. Le reste s'inscrit dans ce qu'on nomme la continuité, à savoir quelques centaines ou quelques milliers de virages dans toutes les situations imaginables, y compris pour fignoler, les virages à contre-pentes d'un bord à l'autre des couloirs qui sont le fin du fin de la chose puisqu'ils consistent à tourner en montant pour mieux descendre. Bien entend, à cette époque, il passait plus de temps à plat ventre que sur les skis mais ça n'a pas duré. Il a vite été capable de suivre, avant de passer devant tout le monde avec beaucoup d'élégance et d'efficacité.

La chute en avant est celle des bons skieurs, attaquants rapides. Les patates tombent sur le cul et se servent de leurs fesses comme ancre dérapante dès qu'ils dépassent la vitesse d'un escargot malade. Quant aux malheureux gamins auxquels on impose cet affreux exercice qui oblige à skier aussi écarté que le leur permettent leurs petites jambes, les chevilles tordues vers l'intérieur et le buste cassé en avant jusqu'à renifler la piste, je les abandonne à ces jardins de neige dont les monitrices sont tout de même bien agréables à regarder.

Pour l'instant, bien loin de ces considérations pédagogiques, nous somme stoppés sur la première bosse qui précède le fameux mur. Notre virage sec déclenche une brève coulée qui dévale en boulettes agiles sans intention de s'étaler. Pas d'avalanche, même toute petite.

Dans la profonde la méthode est évidente. Un coup à gauche, tout de suite un coup à droite, tout de suite un coup à gauche, comme çà jusqu'au pied de la pente raide où un arrêt bien enfoncé permet de contempler le copain qui se dépatouille dans ses virages enchaînés, ses trous et ses bosses. Pas toujours joli joli mais efficace. Après tout nous sommes venus pour ça.

En cet endroit, sommet d'un mur d'où, lorsqu'on est arrêté, on ne voit que la partie basse de la piste, j'ai assisté au passage étonnamment rapide d'une certaine Liliane dont les progrès techniques s'étaient limités à la bonne manière de porter les skis sur l'épaule. Fonçant droit dans cette pente excessive, elle disparut à ma vue pendant quelques secondes d'angoisse. Je commençais à hurler à la mort lorsqu'elle surgit, minuscule, tout en bas, courant à grandes enjambées affolées, pour échapper à ses planches qui la poursuivaient en bondissant.

Sous le mur, dans la zone des larges bosses la neige devient mate. La perte d'altitude commence à faire des siennes. Le soleil fait le reste. Le ski est moins agréable mais nous appliquons la vieille méthode qui consiste à jouer avec le terrain pour passer sans trop provoquer cette lourde épaisseur peu maniable qui glisse moins et réduit passablement la vitesse.

Ce genre d'adaptation spontanée est immédiate. On arrive à l'anticiper rien qu'en voyant l'aspect de la surface en même temps qu'on l'aborde. On appelle ça l'expérience. C'est le stade immédiatement supérieur au pifomètre. Si elle manque, on se casse la figure ou alors on passe à l'aide d'une gymnastique peu recommandable lorsqu'on se promène à quelques heures du plus proche être humain qui ne serait d'ailleurs d'aucun secours. Comme partout, la technique est la meilleure assurance. Je me souviens avoir vu un skieur tout à fait honorable se tirer d'un mauvais pas en empoignant à pleines mains la branche basse d'un pommier providentiel, tourner en l'air et retomber sur ses skis dans l'autre sens, histoire de s'épargner un virage improbable dans une espèce de soupe compacte d'une texture assez proche de celle du béton.

Nous n'en sommes pas là, d'autant moins que nous approchons rapidement du moment où la neige, toute fraîche qu'elle soit, commence à devenir une supposition optimiste sur fond d'herbe molle, quand ce n'est pas sur taupinières inconvenantes. Encore quelques tentatives d'acharnement à skier quand même sur le flanc d'un talus boueux et Jean déclare qu'y en a marre.

L'évidence l'emporte malgré les désirs ardents qui nous font parfois risquer la casse à force de repousser la marche à pied dans des circonstances où elle est particulièrement odieuse. J'ai vu, un soir, Jean terminer une descente par un beau virage sur un tapis d'aiguilles de pin, à trente mètres de la dernière langue suintante du dernier névé. Une autre fois, nous avons rechaussé pour profiter du flanc d'un talus enneigé, dans un bois de fayards où fleurissaient déjà les primevères. Il faut dire que pitater la mousse humide et les herbes spongieuses avec des chaussures de ski et cavaler à travers les champs de patates de l'automne dernier avec des skis qui rebondissent sur les épaules, sont des exercices sans rapport avec l'élégance raffinée du puriste, descendeur ailé ou slalomeur chorégraphique. Ces terminaisons bucoliques, plutôt rustiques, pour ne pas dire franchement glaiseuses, sont à laisser aux ramasseurs de champignons et ne sauraient ajouter à notre grâce naturelle.

Pour l'instant elle est assez dissimulée et nous ne retrouvons une allure un peu plus classique que lorsque nous franchissons le fossé d'un chemin à charrettes apparemment tracé à des fins agricoles.

Je retrouve avec plaisir le spectacle familier de la remise à bois qui m'abrita hier, dans des circonstances beaucoup moins ensoleillées. J'en profite pour inciter Jean à se mettre derechef à la recherche du propriétaire de la clé mystérieuse et à lui exprimer notre vive reconnaissance pour sa brillante collaboration à notre hébergement nocturne.

Il fait probablement partie de cette catégorie d'individus, supposés gardiens, qui n'ouvrent leurs refuges que lorsque trente personnes au moins tambourinent à leur porte, qui les referment en hâte dès que la montagne cesse de ressembler à une émeute aux foules déchaînées, et ne sauraient imaginer que là-haut, moins on est nombreux, plus c'est agréable. J'ajouterais timidement que moins c'est rentable, plus on s'y sent bien. Les quelques conformistes qui laissent ouvert un antre obscur, humide et répugnant, sous l'euphémisme de "refuge d'hiver", cèdent à une impulsion humanitaire presque sanctifiable, sauf dans les cas fréquents où ils choisissent pour en tenir lieu le boîton à poubelles. Je dois ajouter à leur décharge, puisque c'est bien le mot, que certains utilisateurs se conduisent d'une manière assez désinvolte pour justifier cette culpédothérapie au long cours et que les déprédations qu'ils multiplient, dans le style de plusieurs soldatesques dont l'histoire a gardé les stigmates, justifient de transformer le refuge en blockhaus dès les premières neigettes sommitales.

Jean revient bredouille. Pas de tôlier, pas de traces audibles ni autrement sensibles. La clé est jetée dans la boite aux lettres et nous fuyons ce lieu déserté des hommes pour affronter la traversée de la plaine affalée sous un soleil si bas qu'il faudrait se baisser pour passer dessous.

Le tram d'avant est parti. Celui d'après partira plus tard. Cette logique indiscutable émane d'un chef de gare qui remise nos skis dans un dépôt à bagages extrêmement vide et parfaitement crasseux. Il nous reste à traîner nos grolles jusqu'au lointain bistrot d'en face pour nous remplir d'une énorme omelette au lard, suivie d'une tomme d'anthologie, accompagnée d'un petit rouge anonyme. Il faut bien marquer le passage de si rares touristes en laissant quelques sous en ces lieux si bien disposés à leur égard.

- Grouille toi, y'a l'tram !



***

Chaude journée chez Protogine

Nous voilà à nouveau sur ce vieux glacier. Il y avait tellement de monde dans la ville en bas, une telle foule dans le funiculaire que les mégalomanes du coin appellent un train, un si grand nombre de çarpés en tous genres occupés à se rebatter sur les bosses de glace graveleuse histoire d'amuser le kodak de bobonne, que nous avons franchi les premiers kilomètres en courant. Il faut dire que nous sommes entraînés comme des diables faméliques et que notre bagage est réduit.

Coucher en refuge apporte au moins cette satisfaction préalable de n'avoir pas à trimballer les tas de bouffes préventives dont nos mères, acharnées nourricières, remplissent nos sacs comme si nous devions traverser le continent antarctique en hivernale.

Pour ma part, je ne refuse jamais, afin de ne pas froisser de si nobles inquiétudes, mais j'insiste lourdement sur l'évidence que les prix des nuitées ont terriblement augmenté depuis la fin de la guerre, dévaluation aidant. Je fais le numéro séparément, auprès des diverses femelles de la famille, principalement de ma grand-mère qui tient fermement les cordons de la bourse. Cette fois encore nous vivrons bien. Je laisse en consigne la partie des stocks non périssable et nous partons légers vers la bonne soupe du beau refuge tout neuf.

A vrai dire il n'est pas si neuf que ça ce refuge. Il est seulement plus récent que le vestige historique qui lui a donné son nom, une sorte de caisse en bois protégée par une dalle erratique tellement surplombante que le moindre séisme aurait réglé une fois pour toute la question de la promiscuité empilée en ce lieu dont tous les auteurs d'épopées alpines ont exprimé les charmes olfactifs. Nous serons donc au large, notion toute relative s'agissant des bat-flanc superposés d'un dortoir dans lequel sont bien rares ceux qui parviennent à fermer l'oil, faute de fermer les narines.

En attendant de jouir de ce confort démentiel eu égard à la rusticité rocheuse et glaciaire du coin, nous nous dépatouillons entre les blocs entassés de la moraine dorsale, résultat d'une jonction entre la masse de séracs venue du diable des altitudes et celle des glaces chaotiques qui débouchent d'un verrou ténébreux surmonté de parois hallucinantes complètement hors de portée de nos imaginations les plus audacieuses. Nos intentions sont plus modestes et, pour commencer, se limitent à nous y retrouver dans ces pistes imprécises entre des cailloux bousculés qui bougent tout le temps selon les humeurs nomades du glacier vivant.

Nous sommes bien récompensés de notre flair aiguisé lorsque nous atteignons les zones de blocs mouvants de la moraine latérale, elle-même exutoire d'un vaste glacier de cirque qui déborde par là-bas en séracs étagés et étonnamment instables. Je les entend craquer et s'ébouler de temps à autre, avec d'autant plus d'admiration que nous sommes hors de portée de leurs excentricités cascadeuses. Nous tirons vers la gauche par un cheminement en escaliers, larges dalles empilées ornées de câbles et de grosses broches scellées, d'où surgissent à petits cris époulaillés des caravanes de dames en shorts, sacs flapis et cannes de bazar, suivies de messieurs bedonnants en bretelles et casquettes de bouliste, tronches d'érythème et mollets de coq. Nous sommes enchantés de ces rencontres hilarantes, contrairement à nos habitudes d'hostilité bruxomane car, pour une fois et comme l'a bien dit l'autre, nous serons au moins assurés d'un plaisir, celui de ne pas les rencontrer plus haut.

Un dernier petit bout de sentier sablonneux nous amène à la terrasse du bâtiment massif tassé sur son plateau rocheux entre quelques résidus de névés moribonds. Une marmotte familière nous salue d'un cri joyeux. Une vieille connaissance qui loge près du dépôt d'ordures.

Le gardien est une espèce d'athlète viking imposant et moustachu, bon géant rude et serviable, habitué à mesurer le montagnard sincère à son comportement discret et introverti. Les derniers touristes s'en vont en piaillant sur le sentier de leur sautillante médiocrité. Nous entrons boire l'apéro dans la salle commune presque vide. La fraîcheur s'annonce. Il fera beau demain.

Par politesse et déférence pour ce vieux bonhomme respecté, nous demandons dans quelles conditions se trouve notre montagne. Il a bien compris, à notre équipement léger, que nous ne venions pas pour une toute grosse. Nous avons remarqué que tout est bon et sec.

Ces échanges sont une sorte de rituel à peine convenu, une occasion de laisser sentir notre respect des anciens et de leur science, de faire entendre à notre accent que nous sommes du pays.

Au fond de la salle, sous la petite fenêtre carrée, deux types sont installés, face à face, devant leurs assiettes de soupe fumante. Ils parlent une langue bizarre aux accents rugueux dont je reconnais à peine quelques mots apparemment transalpins. Leurs visages aigus et rudement bronzés autant que leurs vêtements râpés mais soigneusement rapetassés, sorte d'uniforme des grimpeurs affûtés, révèlent leur qualité. Ces deux-là viennent de loin et sûrement pas pour une promenade digestive.

Le vieux nous renseigne. Ils partiront à minuit pour une aiguille célèbre, tant par ceux qui y montèrent que par ceux qui en tombèrent, si difficile que bien des gens en parlent à voix rauque sans imaginer jamais y mettre les pieds et surtout pas les mains.

Nous allions nous coucher dans l'intention d'un lever précoce lorsque trois bonshommes chargés de gros sacs fourgonnent un moment dans la pile de galoches en caoutchouc de l'entrée, déposent pieusement leurs godasses dans les casiers du sas et viennent vers nous avec un petit salut de l'index et quelques soupirs d'aise qui montrent bien qu'ils n'ont pas traîné dans les moraines. Deux ou trois éclats de voix étouffés, le vieux qui répond en patois, une grosse carafe de rouge tiré au tonneau, le petit moustachu qui sort sa pipe. Ceux-là sont venus avec un guide invisible, entré directement par la cuisine et un porteur discret qui doit ranger le matériel dans le dortoir réservé. Solide caravane dans la cinquantaine pour un sommet classique, pas trop difficile mais sûrement long et sans concessions. Je pense qu'un temps viendra, si les chutes de pierres et les crevasses nous prêtent vie, où nous nous retrouverons à leur place, assez vieux et assez riches pour engager des guides, assez passionnés pour continuer à grimper malgré les années et leurs charges de déceptions arthritiques.

Cette nostalgie prématurée ne m'empêche pas de dormir sous les couvertures aussi molleuses qu'un cilice, aussi épaisses qu'un caparaçon. Les deux transalpins roupillent en habitués sur le bat-flanc d'en dessous. Délicate attention pour ne déranger personne lorsqu'ils se glisseront, fugaces dans la nuit froide. Je n'entends qu'à peine s'installer les trois autochtones qui viennent de finir leur rôti à la polenta et probablement une petite gnôle pour mieux dormir. L'altitude et la complicité imposent ces sortes de thérapeutiques préventives, prétextes auxquels nul ne saurait échapper sans déchoir.

Le gardien nous appelle d'une voix assez sonore pour nous informer en même temps que tout le monde est parti, qu'il fait beau et que ce n'est pas le moment de laisser refroidir le café au lait. Il nous met joyeusement à la porte, mais si paternellement que je sens dans sa voix comme un léger regret de ne pas venir avec nous. Il était un bon guide. Il vend de la soupe à ceux qui partent sur ses traces effacées. Elle est excellente sa soupe.

Le névé est ferme. La neige porte bien mais la semelle s'enfonce assez pour que les grappes soient inutiles. Nous avons bien fait de les laisser au refuge. Je porte la corde pliée en écheveau et attachée à la manière d'un sac à dos. J'ai appris ça de grimpeurs de rencontre et c'est suffisant pour que Jean s'y refuse absolument. Il enfouit ses cordes au plus profond de son sac, persuadé que le montagnard le plus authentique est encore celui qui ne le montre pas. Il a manqué me mordre quand je lui ai raconté l'histoire de la dame.

Je prenais le train dans une grande gare de la capitale. Je portais sac, fuseau, après-skis, anorak et mes bâtons que je refusais de confier aux bagages, tenue ostensible et saugrenue en ces lieux. Un petit garçon me contemplait, étonné. La dame se mit à lui expliquer gentiment: "Tu vois ces choses, ce sont des piolets. C'est avec çà que les alpinistes font des trous dans le rocher". J'ai fait un beau sourire au gamin tout content d'avoir appris.

Jean n'est pas expansif, pas démonstratif. Il aime qu'on lui foute la paix et s'arrange pour fuir l'admiration importune des touristes béats. C'est donc moi qui porte les cordes s'il y a du monde, au risque de ramasser les commentaires ineptes du genre "ils sont fous, ils vont se tuer, ce sera bien fait, c'est pas moi qui... ". Jean passe, anonyme. Je joue les grands grimpeurs ténébreux désabusés.

Pour l'instant je suis un petit grimpeur qui cherche son second souffle sur un névé montant, vers des parois imprécises dans l'aube laiteuse. Je suis venu ici l'année dernière. Je sais où se trouve l'attaque mais cette fois là je n'ai pas dépassé la base du couloir où vient mourir le névé. Un orage de grêle impressionnant a mis fin à cette tentative ridicule. Nous avons fui en courant jusqu'au refuge pour y sécher longuement ce qui restait de nos espoirs. Jean n'en était pas. Mes deux compagnons, citadins grimpeurs de blocs gréseux, étaient si impressionnés à la vue de véritables montagnes qu'ils retournèrent illico à leur gymnase sans jamais remettre les pieds en nos régions abruptes. Cette fin heureuse m'évita probablement de me casser la figure en compagnie de ces fins techniciens, pistards de l'alpinisme forestier de grande banlieue, outrés de devoir fouler la neige et écourés devant l'imminence d'une météo fâcheuse. Ils sont mûrs pour l'escalade en salle climatisée.

Le soleil apparaît doucement derrière les aiguilles frontalières au delà du vaste glacier rond. Le ciel est parfaitement pur. Nez en l'air, je cherche la cheminée de départ entre les contreforts de cette belle arête aux sommets étagés qui portent curieusement une série de titres tirés du vocabulaire ecclésiastique. L'humour montagnard est souvent imperceptible et la banalité règne en maître sur la nomenclature alpine mais là, ils ont fait bonne mesure.

Je viens d'apercevoir un diverticule en forme de couloir qui aboutit à une cheminée carrée. Elle est assez courte et se perd bientôt sous des dalles intriquées tellement redressées qu'il n'est pas question de grimper par là. Sur la droite c'est pire, franchement surplombant. A gauche, le flanc de la cheminée est constitué par une paroi raisonnablement raide, fendue d'une indiscutable fissure diagonale presque horizontale au départ qui se redresse progressivement et aboutit à une brèche sympathique où le soleil joue avec quelques blocs de roche blonde. C'est évidemment par là.

Nous mettons la corde et Jean s'emploie à planquer les piolets dans une petite rimaye de rien du tout. Il est impensable que quelqu'un soit assez gonflé pour faucher notre matériel mais on ne sait jamais. Ce serait une honteuse saloperie totalement incompatible avec ce que l'on imagine de la morale élémentaire mais précisément, ce genre d'idéalisme étant la voie ouverte à toutes les désillusions, nous préférons ne pas la mettre à l'épreuve de la tentation.

Précaution prise, je m'engage dans cette loyale fissure qui reçoit volontiers mon genou gauche et la cuisse avec, mon coude bien engagé jusqu'à l'épaule. Ce genre d'énormes prises bien caractéristique du granit facile me remplit d'aise. Je ne m'attendais pas à trouver ici des grattons d'un millimètre mais quand même, disparaître à moitié dans cette confortable fente, aux bords si francs qu'on la dirait artificielle, c'est gâcher le métier. Le premier inconvénient de la situation est l'obligation de progresser comme un crabe pendant que Jean me demande en rigolant si j'ai l'intention de sortir un jour ou s'il doit envisager de m'extraire de là par la force. Effectivement ça va nettement plus vite en ressortant presque complètement, surtout lorsque je parviens dans la partie redressée de la faille qui me rend des sensations plus habituelles. Ramoner une fissure cheminée horizontale n'est pas un exercice gratifiant pour qui espère monter, comme il est naturel chez un grimpeur, sauf évidemment s'il espère descendre.

Je me rétablis à la sortie en empoignant une prise grosse comme un rebord de baignoire et j'apparais au soleil, debout sur une petite vire aussi plate qu'une marche d'escalier, surmontée d'un beau piton à si bonne hauteur que celui qui l'a planté ici devait avoir horreur de se baisser. Mousqueton, corde dedans, je tends, je gueule. Jean démarre. Pas le temps de dire ouf, il est là. Je n'ai pas pu ramasser la corde à mesure et je fais des anneaux en vitesse pendant qu'il examine la suite de l'air intéressé de celui qui n'est pas venu pour rigoler. Il n'y a pourtant rien de triste à découvrir cette succession de cheminées dans leur alignement vertical, autant qu'on puisse en juger d'en bas.

La voie est toute tracée. J'ai fait le premier passage en tête parce qu'il semblait le plus facile et que Jean se réservait pour la suite. Il semblerait bien que ce soit le contraire et que l'enfilade qui suit soit une partie de plaisir fortement diminué par sa facilité évidente.

Il fait beau à n'y pas croire. Pas un nuage dans le ciel dont le bleu fonce à vue d'oil. Une petite bise agréable descend des hauteurs, juste de quoi contrarier le soleil qui doit cogner fort dans cette face exposée.

Que faire sinon monter joyeusement ces cheminées heureuses, les unes après les autres, avec des relais confortables tout de même obligatoires lorsqu'on arrive à bout de corde? Il y a toujours un bec quelconque pour assurer, quand ce n'est pas une borne capable de retenir un camion, toujours une vire pour poser les pieds bien à plat en attendant l'arrivée du copain dont le bonnet rouge se détache admirablement sur le fond bleuté des glaces lointaines, toujours une niche pour se caler les fesses pendant qu'il passe en tête à son tour. Nous aimons bien alterner quand c'est facile. Dès que les questions se posent avec un peu plus d'acuité, Jean passe devant sans rien dire parce que effectivement, c'est entendu d'avance et évident de toute manière. Dans les voies archiconnues que nous avons parcourues vingt fois ensemble, je passe devant de bout en bout, seulement si Jean n'est pas là. Autrement dit, je grimpe par délégation.

Nous sommes arrivés dans une grande brèche entre, sur la gauche, un gros gendarme qui nous dissimule à moitié le profil de l'aiguille d'à côté, et sur la droite, une sorte de volumineuse pyramide triangulaire déformée qui pourrait bien être notre sommet. Une vire large d'un bon mètre court sur le côté de ce monument et en contourne la base. Nous allons voir ce qu'elle dissimule. Nous sommes alors en pleine face nord, penchés sur un vide abominable, un abîme effrayant tout garni de glaces dégoulinantes, l'horreur alpine noirâtre et déchiquetée par les chutes de pierres, l'affreux couloir, gourmand réceptacle de tout ce qui pourrait dégringoler des gigantesques parois qui n'en finissent pas de monter, monter, vers le sommet de cette magnifique aiguille dont notre petite arête n'est qu'une extension toute modeste.

Pas question de passer par là. Nous revenons au soleil et je tourne sur l'autre versant de la bête, indiscutablement plus agréable à regarder de ce côté. Un piton dans la fissure minuscule d'une paroi fuyante indique que les gens normaux ne cherchent pas ailleurs ce qu'ils ont sous les yeux. Toutes les faces de cet obstacle sont si parfaitement lisses que leur escalade semble réservée aux mouches ou à tout autre animal dont les pattes seraient munies de ventouses congénitales. Ce n'est pas notre cas, anatomiquement parlant, mais nous possédons toutefois, par compensation, le sens de la géométrie appliquée. Deux faces d'une pyramide, même difforme, se rencontrent en formant une arête, même tordue. La solution est donc évidente, d'autant plus que le séduisant piton est justement placé à mi hauteur du saillant qui nous invite.

Chevaucher une arête à cheval sur son fil est à la portée de tout charpentier couvreur, lorsque celle-ci est assez horizontale pour permettre qu'on s'y tienne assis. Ce n'est pas le cas ici et la pente moyenne de la chose doit être à peu près de soixante degrés. De plus, la base manque. Elle est remplacée par un angle rentrant parfaitement inutilisable. Pour se mettre à cheval il faudrait une courte échelle, sans parler de palan, comme au temps de la chevalerie cuirassée de fer. Une fois de plus, comme toujours en l'absence de ces accessoires, Jean me grimpe dessus. Mains en étrier, épaule, tête, habituel concert de protestations acerbes auxquelles répond un mutisme pragmatique qui se résume par un "ta gueule" télépathique et néanmoins péremptoire. Dos collé au rocher je ne vois plus rien qu'une paire de godasses qui me frôlent la figure ou me caressent les oreilles avec une insistance suspecte.

Une fois libéré, très occupé pourtant à lui filer la corde, je ne vois que ses semelles et ses fesses qui montent par spasmes réguliers et disparaissent progressivement à mesure que l'axe de l'arête me cache ce spectacle inesthétique. J'entends claquer un mousqueton.

Un moment plus tard, une voix d'ange essoufflé descend du ciel: "J'y suis mais y a que dalle, reste en bas. L'invitation tombe dans l'oreille d'un convaincu.

Je vois arriver Jean qui glisse lentement le long de sa monture, avec des précautions qui laissent à penser qu'il a l'intention de fonder plus tard une famille nombreuse. Il consent un court arrêt pour récupérer son mousqueton et élude la courte-échelle en un gracieux petit saut en arrière qui m'incite à souquer ferme sur la corde. Après tout, la vire n'est pas si large qu'elle en a l'air lorsqu'on n'y pratique pas d'acrobaties saugrenues.

- C'est comment ?

- Pointu.

Nous faisons le tour pour nous installer sur une dalle au soleil et tirer du sac, selon l'expression favorite des cheftaines pédagogues et organisatrices, de quoi nous sucrer un peu le métabolisme et nous enfumer les fosses nasales. Nous avons enfin le temps de contempler le paysage à loisir.

Pendant l'escalade et en général lorsqu'on marche, très occupé par le choix des appuis, des mouvements, le dosage des efforts ou simplement de l'endroit où on pose ses pieds, on n'a de l'entourage ou du lointain que des vues partielles, dérobées, occasionnelles, des premiers plans souvent intéressants mais qui passent vite, des impressions mises en réserve de souvenirs à réveiller plus tard, au calme, au repos. C'est un stockage permanent d'une abondance énorme, parfois violent mais différé, emmagasiné comme pour alimenter le rêve ou la mémoire sélective. Dès qu'on s'arrête, par contre, l'esprit reprend sa priorité et s'évade vers ces images extraordinaires, flotte de sommets en sommets, de perspectives impalpables aux spectacles les plus proches, s'attache à un détail aperçu, l'examine, analyse ou absorbe en vrac, se projette à l'infini ou flotte au hasard dans le silence onirique. Le sentiment d'instants exceptionnels vécus avec autant d'intensité que s'ils ne devaient jamais entrer dans la réalité, ouvertures à la porte d'une révélation universelle que seule l'immersion dans la nature sauvage peut laisser entendre mais jamais comprendre. Ce sont peut-être tout bêtement les prémisses du sommeil ou un détachement analogue à la prière muette comme à la méditation spontanée.

Il y a toujours quelque trivialité qui tire le contemplatif de ces envols heureux, un caillou sous la fesse, le cri d'un bestiau volant qui s'intéresse aux miettes, une pierre qui se détache de la glace d'un couloir, un coup de coude du compagnon qui veut une autre barre de chocolat, ou une impérieuse envie de pisser.

Pour apprécier l'élan d'un sommet, il faut le voir à bonne hauteur, de préférence de la montagne d'en face. Vu d'en bas, la perspective écrase tout et l'élégance se perd dans un aspect de taupinière décevante et génératrice de torticolis, sans compter un certain nombre d'accidents de la route ou de traumatismes divers si l'admirateur de service vous marche sur le pied. Les photographes savent bien que le vide ne se rend bien que par des vues plongeantes. Celui qui mesure une montagne du regard alors qu'il grimpe sur sa voisine, s'aperçoit vite qu'elles grandissent en même temps dans une sorte d'érection parallèle et sélective qui fait que le paysage monte en même temps que l'on gagne en altitude. Le phénomène cesse si l'on dépasse le niveau des sommets les plus proches et, d'un point culminant, tout à nouveau s'écrase et s'affadit. Les vues à grande distance rétablissent quelque peu les proportions, mais jamais aussi bien que par les images approchées et la fréquentation à hauteurs sensiblement égales. Que les philosophes cherchent à en tirer des réflexions que leur génie à tout emberlificoter vont rendre rapidement imbittables, je veux bien et je m'en fiche. Je suis bien, au soleil, sur ce sommet paisible au cour d'un massif admirable et je resterais bien encore un moment si Jean ne commençait à agiter une question d'autant plus actuelle qu'il ne s'en pose véritablement aucune autre.

- Par où on descend ?

Nous ne sommes pas très chauds pour reprendre dans l'autre sens l'enfilade de cheminées, fissures et autres fentes verticales en tous genres, dans cette belle face pas tellement inclinée et assez ensoleillée pour nous promettre demain un nez desquamé et une gueule d'apoplectique.

- On traverse ?

La proposition signifie que nous devrons revenir en face nord, suivre à peu près le fil de l'arête qui relie notre sommet à son suivant dans la nomenclature ascendante de l'endroit, atteindre un col évident et redescendre par la face de lumière en direction des névés de la base et le vaste glacier.

La face à l'ombre est hostile, froide, inquiétante. Nous nous baladons au-dessus d'un vide impressionnant qui nous incite à progresser avec une prudence exemplaire, tout pénétrés de la citation fameuse : "si vous tombez ici, vous allez tomber pendant tout le reste de votre vie". Heureusement que la traversée n'est pas difficile. Nous suivons des vires étroites mais bien conformées, des arêtes secondaires superposées qui offrent des prises à y suspendre plusieurs personnes, un système géométriquement complexe mais tout à fait bienvenu qui débouche sur une dépression d'où le soleil règne à nouveau. C'est par là que ça passe. Belle occasion de me réchauffer les doigts dans cet élégant mouvement de moulin à vent qui inspire à Jean une saine inquiétude à l'idée que je pourrais essayer de descendre en volant.

Le petit col franchi, à nouveau dans la chaleur bienfaisante, nous avons sous les yeux une paroi de pente raisonnable pour une voie d'escalade, tout à fait semblable à celle que nous avons empruntée à la montée. Jean regarde un peu partout, à la recherche anxieuse d'un point d'ancrage pour poser le rappel.

Nous avons l'habitude d'utiliser notre corde d'attache pour descendre, ce qui revient à dire que nous ne nous assurons jamais dans les rappels. Depuis que j'ai décidé de laisser à la maison ma célèbre ficelle aussi mince que curieusement élastique qui a intrigué une bonne partie du monde alpin, nous ne possédons qu'une seule corde, tout à fait apte à nous retenir au besoin et à nous assurer entre temps, sans compter les occasions où elle nous embarrasse et nous enveloppe des pires encombrements. Dès lors elle sert à tout, unique et polyvalente, assidue et omniprésente. Encore faut-il la fixer quelque part. Ici, il n'y a rien, pas le moindre becquet pour un anneau de cordelette, pas un piton pour un de nos précieux car si rares mousquetons. De toute évidence, c'est plus bas qu'il faut chercher. Jean descend prudemment une dalle en pente assez modérée pour qu'il s'y aventure debout, en adhérence précaire mais bien réelle. Il part en traversée vers la gauche et s'approche de bâbord, concédant à la technique sinon à la prudence, de se servir de quelques belles prises de main dont il aurait été dommage de refuser l'offre séduisante. Il disparaît d'un seul coup derrière ce qui devrait être le rebord d'une cheminée ou d'un quelconque couloir. Seul son bonnet rouge remue encore un peu avant de s'effacer à son tour. La dalle recouvre sa virginité apparente lorsqu'un cri de joie rauque m'annonce que c'est à vache et que je peux venir.

Se sentir assuré d'en haut apporte au grimpeur un sentiment d'invulnérabilité qui confine à l'extase, sans compter qu'un coup de corde opportun ne gâte qu'à peine son élégante progression intensément esthétique. Lorsque j'assure moi-même l'espèce de sauterelle qui s'agite en bas, je ne pense qu'à poser mes godasses dans des lieux assez fermes pour résister à la chute d'un piano, au besoin des grandes orgues, sans aucune intention de l'accompagner où que ce soit. Dans ces situations on ne pense guère. On tient s'il le faut en se persuadant qu'il ne faudra pas. Si, par contre, on n'est assuré que d'en bas, comme c'est mon cas présentement, on se sent brusquement tout petit et complètement à poil, mentalement parlant. On adore rencontrer tout le long du passage de multiples occasions de se cramponner au moindre relief, y compris à ceux, purement imaginaires, qui ne sont pas moins utiles que les autres.

Ici, ces sensations déprimantes sont rapidement chassées par la facilité de l'opération. Je descends le passage avec des gestes assez confiants dans l'adhérence, pendant que la corde disparaît peu à peu sur le rebord de la dalle, signe certain que quelqu'un s'en occupe plus bas. J'arrive ainsi vers un beau couloir cheminée, assez large pour mériter au choix l'une ou l'autre de ces imprécises appellations techniques, assez étroite pour être descendue en nous servant des larges prises qui déforment heureusement la rectitude de ses parois. Il n'y a évidemment pas la moindre mention d'une possibilité de rappel dans ce truc où il serait parfaitement saugrenu d'en installer un.

Le fond de la chose se présente comme une sorte d'escalier aux marches irrégulières, minuscules et rapprochées lorsqu'on les aimerait bien égales, plus larges et inclinées lorsqu'on les souhaiterait horizontales. Il n'empêche que le passage est inespéré parce qu'il nous permet de descendre rapidement une bonne partie de la face jusqu'au moment où tout se termine au bord d'un vide absolu. La cheminée nous abandonne. Nous abandonnerons la cheminée.

Jean franchit allègrement le rebord gauche de l'ingrate du mouvement élégant du cambrioleur qui pénètre dans la propriété de la baronne. Je fais passer la corde dans une petite brèche capable de recevoir pour le moins l'amarre d'un transatlantique. Je reste seul dans mon trou à filer l'assurance décimètre par décimètre. Un cri de joie qui pourrait aisément se confondre avec l'annonce du jugement dernier m'apprend que "ça passe, nom de dieu ". Je ne vois pas exactement ce qui passe et par où, donc je préfère rester coi. Un second cri, un peu moins amène m'incite à franchir à mon tour le rebord incriminé. J'arrive sur une dalle assez fissurée pour qu'elle m'inspire immédiatement un sentiment de sympathie intense, d'autant plus que son inclinaison tend à devenir pratiquement nulle dans ses parties basse. Elle forme terrasse et sur le bord inférieur, comme sur un balcon, je vois Jean, debout, tel le chamois triomphant au bord d'un encrier de bureau, qui ramène la corde à grandes brassées, sans prendre la peine d'assurer quoi que ce soit, et surtout pas moi. Il semble d'autant plus sûr de lui que son promontoire domine, de quelques mètres à peine, l'origine d'un gentil couloir de neige ensoleillée qui mène sans histoires aux névés marginaux que nous avons remontés ce matin. De toute évidence la phase rocheuse de l'affaire se termine ici. Nous allons reprendre nos bonnes habitudes de skieurs, sans skis, sans piolets, mais sur de bonnes semelles aptes à godiller dans la neige transformée et bien ramollie par une demie journée de soleil décisif.

Nous descendons à toute allure en gueulant comme des ânes jusqu'en bas du couloir où la corde en vrac nous rattrape en balayant une bruissante coulée de neige humide qui me remplit les godasses. J'aurai les pieds mouillés, ce qui compensera l'ébullition de mon crâne qui grésille sous mon chapeau crasseux.

Sur le névé à flanc, un peu calmés par la perspective déprimante de devoir brasser jusqu'au refuge, nous réalisons que la descente de cette face s'est avérée tellement facile, pour ainsi dire en pente douce, que la course dégringole de quelques degrés dans notre estime et bien entendu dans nos intentions d'y revenir jamais. Va falloir chercher ailleurs.

Ce n'est pas ce qui manque dans le coin. Nous sommes au cour du plus magnifique et du plus étendu des massifs du continent, du plus célèbre pour avoir été parcouru le premier par des gens enclins à faire de leurs incursions en ces montagnes un sport vite enveloppé dans cette nébuleuse que l'on va nommer une culture, une éthique, pourquoi pas une religion ou du moins une philosophie, toutes choses dont nous n'avons absolument rien à foutre. Nous sommes ici, en train de brasser la neige défaite le long de ce névé interminable exposé au soleil ardent du début de l'été et nous commençons à en avoir énormément marre de ces punitions jouissives qui consistent à courir la montagne avec ardeur en souhaitant en finir rapidement, histoire de pouvoir bientôt recommencer. C'est ce qu'on appelle une contradiction et que je vois plutôt comme un coup de chaud sur le crâne avec les conséquences mentales qui s'ensuivent.

Devant moi Jean s'arrête brusquement, dirige un regard inquisiteur vers la face qui nous domine à droite, l'examine un moment comme s'il cherchait anxieusement quelque chose d'important et conclue: "Qui c'est qui va chercher les piolets?", sur un ton qui signifie clairement que c'est à moi de remonter le couloir qui s'ouvre là-haut jusqu'au pied de la fameuse cheminée carrée autant qu'avortée que nous avons empruntée ce matin à l'attaque. Un individu moins subtil aurait probablement ajouté: "Tu y vas, oui ou merde ?". Ce n'est pas dans les manières de Jean si, pour finir, on en arrive au même résultat. Je monte.

La neige est molle. Nos traces sont déjà affaissées comme si elles dataient de la semaine passée. Les piolets sont sagement rangés dans la petite rimaye. Je me laisse glisser en ramasse, une pioche dans chaque main, comme à skis, en évitant d'envoyer la masse de neige coulante qui fuit devant moi vers l'individu prostré, statufié là en bas sous son bonnet rouge.

Descendre un névé ramolli par une longue matinée de beau temps signifie un pas court, un talon planté. Si on plante un peu moins on glisse. Si on ne plante presque plus on glisse beaucoup, presque continuellement. On arrive à toute vitesse dans le pierrier, au risque de culbuter en avant dans les caillasses ou de borter en courant entre les blocs mobiles. On se freine comme on peut.

Jean reprend une allure plus normale mais nous ne traînons pas dans ces cailloux croulants jusqu'aux dernières dalles brisées et la piste indécise qui ramène au refuge. Nous trouvons la terrasse envahie par quelques poignées de contemplatifs multicolores et apparemment polyglottes, assez ridicules et bien représentatifs d'une faune importune passablement abusive qui prend les cabanes comme but de randonnée dominicale alors qu'elles ne devraient évidemment servir qu'aux alpinistes décidés à grimper ailleurs au lieu de brailler des tyroliennes ineptes, pas tyroliennes du tout d'ailleurs. Ces gens s'y conduisent généralement avec la désinvolture propre aux foules et prennent les gardiens pour des larbins. J'en ai vu deux réclamer à grands cris un presse-agrumes et deux verres, sortir des oranges de leur sac et refuser de payer quoi que ce soit avec des exclamations indignées.

Nous passons outre. Juste le temps de récupérer notre second sac, de serrer la main au moustachu de gardien et de dégringoler la moraine, les escaliers et les blocs interminables jusqu'à la glace enfin nue qui n'en finit pas de nous ramener vers la gare de granit et ses touristes ébahis et tellement rentables.

Ces retours ont quelque chose de fastidieux et de délicieusement nostalgiques. Cette fois-ci nous sommes un peu fatigués, non par la difficulté de la course qui s'avère en définitive assez décevante, mais par la longueur des approches, du parcours en train, de ces introductions interminables, alors qu'il serait si agréable d'entrer rapidement dans le vif du sujet, dans le sportif et le spectaculaire, dans l'aventure pour laquelle nous sommes venus. Je commence à me demander si un téléphérique ou deux ne feraient pas bien dans le décor, malgré les épandages de crétins agglutinés qu'ils déversent autour des gares d'arrivées. Ceux qui existent ne mènent à rien de passionnant. Là où il en faudrait ils seraient incongrus.

Jean me tire de mes réflexions moroses en me proposant d'aller boire une bière en face du bureau des guides, histoire de ne pas quitter complètement l'ambiance de par là-haut. Son air songeur sent le prémonitoire.



***

Le champion qui allait tout seul

Le printemps envahit lentement les basses vallées et remonte timidement le long des rivières gonflées jusqu'aux pieds des sommets encore enneigés. Les oiseaux se réveillent et se mettent à brailler partout comme si on les mobilisait pour reprendre le boulot. Les corbeaux s'en foutent, qui ont navigué tout l'hiver. Les fleurs reprennent du service, les vernes se couvrent de feuilles timides et les varosses de gros chatons poilus. Les gens commencent à faire du bruit avec un tas de machines à faire croire qu'ils cultivent ou qu'ils coupent du bois ou n'importe quoi qui justifie l'agitation vernale ancestrale ou simplement hormonale. Quelques chiens aboient par anticipation aux jarrets des génisses à peine expulsées de leurs stalles douceâtres.

Nous traversons la plaine avec nos sacs et nos skis anachroniques, nos godasses échauffées au goudron enfin tiède, nos tronches bronzées sous les lunettes foncées, notre obstination boudeuse à trouver encore un peu d'hiver en de vastes neiges retardataires.

Nous nous sommes laissés embobiner par une équipe de cinq ou six de ces coureurs de montagnes indéfinies, skieurs oscillants, enclins à hanter les bois enchevêtrés quand les autres dévalent les pistes, randonneurs lancinants toujours à courir les pâturages quand les autres escaladent les parois, marcheurs inépuisables et grimpeurs minables, piliers de refuges et assidus aux collectives de clubs. Ils n'ont qu'un avantage à nous offrir outre leur présence bienveillante, car cette race est cordiale, c'est leur connaissance de l'itinéraire. Ils proposent en effet de traverser un vaste massif de croupes arrondies et de vallées intriquées, de combes immenses séparées par des arêtes imprécises mal limitées par quelques émergences schisteuses inapparentes de loin, genre de territoire qui exige de longues heures de marche hors de toute espèce de civilisation et qu'il vaut mieux connaître.

D'autres s'y sont perdus dont on ne sait même pas si c'est bien vrai, ni où ils sont ni ce qu'ils sont devenus. L'aspect légendaire, saugrenu et un tantinet ridicule des ces immensités de pâturages à moutons déserticoles, a disparu au printemps sous quelques bons mètres de neige qui en font un espace admirable pour le ski sauvage, à condition de ne s'y engager qu'à plusieurs, histoire de s'en sortir plus aisément en cas de coup dur. C'est pourquoi, pour une fois, nous supporterons la compagnie d'un groupe réduit, donc tolérable, en espérant toutefois qu'ils ne se mettront pas à chanter en chœur quelque ineptie caractéristique de ce genre de personnages agglutinés.

Nous avons quand même limité les nuisances en décidant de monter seuls par le tram du matin. Nous aurons toute la journée pour atteindre le chalet. Pour y arriver nous connaissons assez bien les crêtes et les autres nous rejoindrons seulement au crépuscule. Demain, pour les choses plus extensibles, nous aurons au moins la possibilité de suivre à distance, c'est à dire probablement loin devant.

Dès la forêt et les premiers lacets de la route, nous éprouvons l'immense satisfaction de n'être pas pressés, d'avoir une longue journée de beau temps tiède pour monter ce qui d'habitude nous demande trois ou quatre heures sans forcer. C'est une espèce de récréation, de récompense après une saison plutôt agitée, que de vivre en montagne sans autre souci que d'avancer gentiment par les près timidement reverdis, les bois ragaillardis et les dernières taches de neige fondante à l'ombre des sapins noirs et des fayards aux feuilles fanées, brunies et cuites par le gel envolé. La vallée est toute emplie du souffle amplifié des torrents gonflés par la fonte, roulant des eaux grises chargées de sables schisteux qui bousculent des galets sonores à raz bord de leurs digues de pierres piquetées.

Nous dépassons les granges du dernier hameau, entre leurs craisonniers à peine bourgeonnants. Il y a des primevères partout, incroyablement nombreuses aux lisières des bois vifs. Des merles commencent à s'engueuler en sifflotant les mélodies de l'année dernière. Les hirondelles et les genevois ne vont pas tarder. Il va falloir presser un peu l'allure.

Nous atteignons les premières neiges rescapées dès que la pente se fait plus ardue, au bas d'un large couloir en clairière, taillée dans la forêt d'épicéas géants, coupe bienvenue à l'usage des skieurs et au grand bénéfice des exploitants du coin. On appelle çà un effort d'aménagement touristique de la part de gens au grand cœur et au portefeuille rebondi.

Une fois de plus nous voilà en train de tirer les peluches du fond du sac, avec des gestes automatiques. Je me demande pourquoi les peluches sont immanquablement tout au fond du sac, alors qu'on a pris bien soins de les placer sur le dessus, juste sous le cordon de serrage, afin de ne pas tout chambouler pour les en sortir. Il y a comme çà des pesanteurs sélectives inconnues, des phénomènes physiques encore inexpliqués, une sorte d'extension aux régions montagneuses de la fameuse loi de l'emmerdement maximum. Par beau temps, sans gants, tendre les peaux sur des skis secs est un plaisir rare et fort apprécié.

La perspective d'une montée tranquille sur une neige merveilleusement transformée, harmonieusement cristallisée de nuit en nuit, doit être pour quelque chose dans notre humeur euphorique. C'est tout juste si Jean ne se met pas à siffler quelque spécialité de son répertoire, dans le genre de l'Entrecôte ou de Viens Poupoule. Il est rarement trivial et n'apprécie pas trop les chansonnettes de carabins. Il préfère les productions particulièrement originales, voire des citations classiques généralement inconnues du non spécialiste ou, à l'occasion, d'ahurissantes idioties.

Il part devant, sans se presser dans la trace facile qui étire ses lacets d'un bord à l'autre de la clairière, une vieille trace bien creusée par les derniers passants. Le malheur a voulu que l'inévitable cohorte d'incapables se soient servis, pour descendre, de la trace de montée, dérapant tout le long comme des perdus et tournant aux dernières extrémités par un chasse-neige ravageur. Nous n'avons plus qu'à suivre cette sorte de toboggan serpentiforme en espérant que plus haut nous trouverons des neiges un peu plus vierges, par bonheur intactes de toute déflorescence fossile.

Nous montons assez vite, malgré notre apparente décontraction, bien persuadés que, quoi qu'il arrive, les autre ne nous rattraperont pas. Lorsque nous franchissons les dernières bosses qui marquent la sortie haute du couloir, la pente moins sévère nous incite à plus de paresse encore. Nous remontons une large cuvette qui nous amène sagement à l'extrémité arrondie d'une vaste croupe qui va s'amenuisant vers le haut jusqu'à former une arête au flanc corniché, juste au-dessus d'un dernier petit bois. Il y a à cet endroit, signe ultime de civilisation rustique, une cantine évidemment close, un ou deux chalets d'alpage tellement recouverts qu'on n'en voit qu'une étroite bande de façade brunie sous un rouleau de neige stratifiée qui déborde du toit, une croix minuscule au fin sommet lointain de la plus haute montagne qui barre tout l'horizon. C'est là-haut que nous allons.

En attendant d'affronter la longue montée sous le soleil ramollissant des altitudes printanières, nous nous installons sous l'auvent du plus proche chalet, assis sur nos skis retournés dans l'espoir de ne pas imbiber nos fesses. Nous cassons une croûte méritée par deux heures de progression fidèle sur ces traces ancestrales.

Je m'emploie à mastiquer un matefaim froid dont ma grand-mère a décidé de m'encombrer au profond d'une gamelle de l'armée qui pèse plus qu'elle ne contient. C'est une de mes dernières concessions au conditionnement métallique. J'en ai sérieusement marre de trimballer tant de ferraille sous prétexte de boîtes de sardines, bœuf en singe et autres pâtés bizarres. La nourriture itinérante a de ces traditions pique-niqueuses, importées par les touristes citadins, qui nous obligent à bouffer des quantités de trucs étranges que nous refuserions à grands cris indignés si on nous les servait à table. J'en reviens de plus en plus aux habitudes des montagnards du coin et d'ailleurs, bout de pain, bout de tomme, bout de lard et bout de fromage. Seul le coup de rouge mérite encore une gourde en aluminium bien que je commence à m'en passer au bénéfice des sources et autre fontaines connues ou supposées, qui existent rarement là où l'on a soif. Il est peu fréquent de mourir de sèche au soleil des neiges de printemps. On peut toujours se rattraper au retour. Les bistrotiers des vallées ne s'en plaindront pas, ceux des refuges non plus dont le piqueton est toujours amélioré par un séjour en altitude dont les planants ne connaîtront jamais l'excellente efficacité.

Ces réflexions gastronomiques me sont inspirées par le spectacle de Jean qui est en train de se bagarrer avec une boite de je ne sais quoi dont il vient de casser la clé, ce qui est bien un comble pour un métallurgiste, ajusteur par surcroît.

Je laisse mon regard errer sur l'immense paysage de sommets alignés tout autour de la vallée profondément boisée qui se creuse à nos pieds. Ils sont tous là, copieusement enneigés, avec des airs de montagnes prestigieuses et sublimes, rêves de hautes altitudes bientôt dissipés par la fonte ascendante qui les rendra à leur vocation de pâturages caillouteux et de roches déchiquetées, arêtes écornées et lapiaz herbeux. Ils ont grand air aujourd'hui, tout blancs, ornés parfois de fugitives corniches ou de faces glaciaires fallacieuses. Plus loin, derrière, quelques grands sommets authentiques se montrent discrètement, tellement plâtrés de neiges anciennes dans leur aspect himalayen que je me demande si ce n'est pas le matefaim qui me porte à penser à la célèbre tsampa des expéditions mythiques dont les récits un tantinet lyriques font saliver mes jours de pluie.

Nous sommes installés sur une de ces sortes d'éminences que les topographes appellent une épaule, dans leur délire anatomique à décrire les montagnes à l'aide d'emprunts imagés à tout ce qui leur tombe sous la plume. Après tout, il existe bien quelque part un passage qui se nomme "la raie des fesses". On m'a parlé aussi de "la fissure à Simone". Donc, notre épaule s'adosse à un long sommet qui vient du diable d'un côté et y retourne de l'autre, ce qui revient à dire qu'il barre complètement un grand secteur de l'horizon. Pour monter là-haut, au fin sommet pas fin du tout de cette molle barrière ourlée de corniches, il nous faudra remonter une vague arête progressivement rétrécie à l'endroit où elle se rattache aux larges pentes de plus en plus raides, jusqu'à la croix. C'est long, nu, très ensoleillé.

Si nous ne prenons pas quelque souci, à force de nous sentir en avance, nous risquons de voir surgir la petite escouade de nos poursuivants, joyeux, hurlant des youstes et des hou-hou incongrus aux échos qui n'en demandent surtout pas tant. J'exècre ces joies hululantes aussi feintes que démonstratives. Jean est bien de mon avis. Lorsqu'il est bien content, il n'éprouve pas le besoin d'en aviser tout le département, ce qui nous colle la réputation de posséder des caractères de cochons renfrognés. N'empêche, il faut remettre les sacs, serrer les lanières, enfiler les gants et passer les dragonnes, descendre le chapeau au raz des lunettes et mettre une spatule devant l'autre pour l'éternité. La digestion du matefaim en sera accélérée, j'espère.

S'engager dans la montée de ces pentes interminables relève de l'ascèse. Il y faut la foi, celle d'arriver au sommet un jour ou l'autre. Il y faut la passion, celle qui entraîne malgré soi vers des décisions insensées. Il y faut la persévérance toute parsemée de périodes de doute et de défaillances qui poussent à renoncer. Il faut savoir résister aux tentations perverses qui invitent à tout planter là et redescendre vers les délices coupables des troquets à terrasses des vallées et des pantoufles à carreaux. Il y faut l'hypnose de l'idée fixe et de l'obstination à accomplir sans penser, premier degré de l'objection qui mène à la trahison. C'est bien d'une traversée du désert dont il s'agit ici. Il y faut la discipline du souffle et la maîtrise du corps. La croix plantée au sommet de ce truc est une invitation à ne pas rigoler avec ces choses-là. Je ne sais pas si ce sont des méthodes pour atteindre l'éveil mais pour l'instant je me sens plutôt endormi. Ce soleil commence à me taper sérieusement sur le crâne et à ébouillanter ce qu'il y a dedans.

Nous avons fourré les cagoules dans le sac. C'est le tour des pulls. Nous sommes en chemises de laine à manches retroussées. Celle de Jean est rouge tellement vif qu'on pense à un coquelicot égaré, fortement prématuré ici. Elle ne vas pas tarder à devenir lavasse. La mienne est bleu clair à dessins prétendument canadiens, plus conforme sans doute et néanmoins délavée. J'ai un chapeau tiré du dépeçage aux ciseaux d'un vieux feutre bleuâtre, orné de trois tours d'une forte ficelle baptisée corde, énergiquement privé de l'horreur d'un insigne de club. Celui de Jean ressemble à une bouse affaissée sur une motte. Il en a la couleur et la forme générale en campanule inversée. Nos fuseaux sont sales mais de bonne facture, celle adoptée par tous les coureurs de neiges insondables. Surtout pas de chaussettes ramasse redoublées deux fois par-dessus les godasses comme on en voit dans toutes les stations à mémés tricoteuses et écharpes assorties. Cette pente n'en finira donc jamais ?

Au départ, je pensais aux termes d'anatomie appliquée aux montagnes. Nous avons quitté l'épaule, franchi l'étroit de la corne. Nous montons désormais le flanc. Curieuse bête, vraiment mal foutue. On ne voit plus la croix obsédante. Nous sommes trop près, sous la pente raide terminale. Une dernière conversion tout au bout vers la droite, sous la corniche. Jean revient sur la gauche et sort d'un seul coup au sommet tout bête et débonnaire d'une longue crête arrondie qui nous dévoile une mer de sommets étagés, tous pareils, arêtes disposées en étoile compliquée autour d'un point culminant à peine discernable. Une combe en forme de large vallée aux courbes molles et aux pentes raides s'ouvre à droite. Ce n'est pas la nôtre. Derrière le chaînon suivant il y en a une autre, toute pareille sans doute. Pour y aller voir, il faudra atteindre le sommet principal.

Où qu'on soit en montagne, il y a toujours un sommet supplémentaire, complémentaire, différent ou principal, définitif ou terminal, une excroissance de plus, un monticule imprévu, n'importe quoi qui n'est pas celui où on se trouve. Absolument toutes les montagnes du vaste monde pourraient s'appeler "c'est pas là, c'est un peu plus haut". Les étymologistes en auraient moins de peine et raconteraient moins d'âneries savantes. C'est d'autant plus vérifiable lorsqu'il fait chaud et soif.

Jean sort sa gourde emplie de cette horreur gastronomique qu'il appelle du thé, dans laquelle il ajoute un peu de sel de cuisine because la déperdition. C'est tellement dégueulasse que personne n'en redemande après la première et unique dégustation malencontreuse. Je préfère encore la flotte barattée dans un sac au soleil. Il m'arrive de plus en plus souvent de ne rien boire du tout, ce qui envenime sérieusement mes rapports de voisinage avec mes accompagnateurs, qui traditionnellement n'ont jamais de gourde, réduits à mâchouiller des reproches inaudibles pour cause d'asialie. Je me contente des sources quand il y en a. Ailleurs je les espère. On parle beaucoup de soif aujourd'hui.

Nous remettons les pulls. Il règne un petit air frais, juste de quoi signaler que nous sommes sur un sommet. Faudrait pas croire. La présence de cette croix ravagée par les vents mauvais et les pluies blasphématoires nous le rappelle aussi. Limite de paroisse, d'évêché, ou sombre exorcisme, elle n'est qu'un exemplaire de plus de cet invraisemblable jalonnement universel des montagnes sur lesquelles les hommes ont toujours espéré se tenir plus près de leur dieu. Il doit bien y avoir une raison à cela et je suppose que les religions si prolifiques en signes inexpliqués n'ont probablement pas toujours ignoré le pourquoi de l'affaire. En attendant, je fume une cigarette, manière d'encenser, par la seule fumigation dont je dispose, la divinité du coin.

Jean est en proie à une interrogation beaucoup moins métaphysique. Il se demande si nous allons enlever les peluches pour la courte et insignifiante descente qui nous mènera insensiblement au col, avant la remontée guère plus accentuée vers le sommet central. Dans ce cas il faudra probablement les remettre très vite. Ce sera fastidieux et peut-être inutile. Allons-nous descendre avec, prêts pour remonter ou bien descendre sans, pas prêts pour monter? Je le vois qui rumine, en proie au doute. Pour trancher et parce que j'ai envie de remuer un peu, je déchausse et j'enlève. Je rechausse et je démarre à grands pas glissés, comme un fondeur. Jean obtempère et commence à rouspéter. Les peluches sont mouillées. Il faut les enfiler en vrac sous le rabat du sac d'où elles pendouillent et dégouttent sur les épaules et les fesses. J'entends parler de certaines saloperies dont on aura bien besoin dans dix minutes. Je suis déjà loin des menaces murmurées.

Nous devons suivre en demi-lune la courbe de l'arête qui relie les deux éminences, en tirant un peu vers le flanc droit pour nous éloigner des corniches. Surtout ne pas trop descendre vers la combe qui nous invite de sa belle neige immaculée. Ce serait autant à remonter plus loin et tout montagnard a horreur de perdre de l'altitude, donc autant d'effort dilapidé, quitte à se fourrer dans des traversées impossibles à s'en casser la gueule pour épargner une poignée de mètres précieux. Ici tout va bien. Les pentes sont douces, les reliefs modérés, les dénivellations insensibles. J'avance vite et bientôt la pente se redresse gentiment sous mes skis qui reculent un petit poil à chaque pas. J'insiste un peu en forçant sur les cannes, puis en ciseaux. Je termine en escaliers, tout heureux d'arriver au sommet, assuré d'être fin préparé pour la grande descente qui s'ouvre de l'autre côté. Jean arrive en soufflant et jette un œil vers la grande combe qui nous attend.

A partir d'ici nous ne savons plus rien de l'itinéraire. Il faut descendre par là puisque, de toute évidence, il n'y a nulle part où aller ailleurs. On nous a dit de tirer à gauche pour nous éloigner du ravin du torrent, qui chuinte quelque part vers la droite et creuse tout en bas une gorge peu amène. Soit, nous tirerons à gauche. Par contre, il ne faut pas descendre trop bas, ce qui est bien tentant sur cette bonne neige à peine décaillée. Nous devons découvrir une espèce d'enquerne au bout de cette arête aux courbes suaves et la franchir pour déboucher dans le vallon final, immense cuvette en forme d'entonnoir où se niche le chalet que nous espérons. Toutes ces explications, parfaitement confuses puisque distillées à grands gestes incompréhensibles par des gens qui connaissent parfaitement, orales et bredouillées par des experts incapables de s'exprimer autrement que par des "tu sais bien", alors que précisément on ne sait rien du tout puisqu'on les interroge.

Dans ces conditions, nous démarrons en longs virages bien mesurés, en pleine volupté de skier lentement, ce qui est très difficile, et le plus joliment possible, ce qui est méritoire lorsque personne n'est là pour nous admirer. Nous sommes partis en opposition et nos traces se croisent après chaque virage pour se couper encore après chaque retour. J'entends une voix mélodieuse claironner que c'est ainsi que Méphisto fait l'S.

Je me me bloque à la fin du énième virage pour jeter un regard inquisiteur vers la fameuse brèche inconnue et de plus invisible. Jean pousse un cri joyeux autant qu'impératif. Il prétend faire la sieste ici et attendre les autres crétins. Le terme est indiscutablement affectueux mais la proposition fortement contestable sauf si, comme il l'affirme en beuglant, "y a de l'herbe". " Ce sont des choses qui ne refusent pas. Nous nous étalons sur une petite zone circulaire végétale sèche et bruissante, sorte d'atoll verdifiant au sein de ces immensités éclatantes. J'extrais d'une poche du sac une boite de cigarettes édulcorées, de contrebande nocturne, et nous répandons leurs odeurs douceâtres au vent léger de l'après-midi silencieux, malgré les gloussements d'une source proches, dans le trou obturé de grosses congères affaissées, probablement le ravin si affreux dont nous parlait l'autre couillon.

Je crois que j'ai roupillé un moment. Jean fait le mort sous son chapeau cloche éccliaffé lorsqu'une gueulante tombée des hauteurs éveille les échos. Une ciclée pareille c'est forcément Max. Il a du souffle et monte bien dans l'aigu. Je secoue Jean qui gémit une injure adaptée et se dresse en affirmant, bonté, qu'ils n'ont qu'à suivre les traces. Je vais chausser en attendant la fin de l'épisode. Avant qu'ils soient tous en bas j'aurai, comme l'anglais de l'histoire, le temps d'apprendre le banjo et une bonne partie du portugais.

Nous assistons d'en bas à la démonstration de descente en neige de printemps ramollie de nos pistolets aux silhouettes disparates. Il y a Max, un athlète dur, pas grand mais solide. Il skie un peu en force mais précis au centimètre. Il est increvable, marche des jours sans ralentir et casse d'un seul coup si on coupe le courant. Il y a un grand dégingandé qui skie un peu sauvage, passe partout en battant l'air de ses grands bras déployés. Il est suivi d'une petite qui gesticule en bas blancs et culotte de velours côtelé, habile, sautillante sous son bob de plage, un peu brouillonne mais rapide et jolie à suivre. C'est tout ?

Nous les attendons de pied ferme, ce qui est bien le mot pour deux skieurs plantés, sanglés, chapeaux enfoncés, sacs bouclés, peluches sèches bien arrimées, gants dans les dragonnes et nez pointé. Alors çà vient là-haut ?

Max arrive le premier et nous annonce joyeusement qu'ils ont suivi nos traces, depuis le départ. Je me demande bien ce qu'ils auraient pu faire d'autre mais je la boucle devant l'évidence. C'est par où son passage ?

Nous partons en diagonale sans attendre les autres qui nous arrivent dans le dos. Nous trouvons une vieille trace, profonde et insistante qui s'engage sous une petite barre rocheuse pourrie et débouche sur une courte traversée de l'autre côté de l'arête. C'est l'entrée dérobée d'une vaste et profonde cuvette, déjà dans l'ombre, bordée en face de forêts denses de longs sapins rigides, entrouverte vers les vallées lointaines encore ensoleillées, ornée d'un petit lac noir ridicule dans ce décor grandiose. Au bout de la traversée, une grange solide, presque neuve, couverte de tavaillons bien propres, un bachasson au tuyau d'acier qui crachote par saccades.

Les autres arrivent, salut, çà va, déchaussent au pied de l'escalier en planches épaisses, rangent les skis contre le soubassement de pierres cimentées, esquissent un petit pas sauté pour déneiger les chaussures, posent le sac, s'étirent un peu. Max a ouvert la porte à deux volets. On mange tout de suite ou on attend la mort ?

Du côté le mieux exposé de la grange, là où s'appuie l'escalier, la réverbération du mur sous la paroi de planches claires a fait fondre la neige, formant une petite plage d'herbe courte toute étonnée d'être déjà libérée. Nous nous installons contre le mur encore tiède et chacun s'abandonne aux joies simples du casse-croûte bavard, des échanges de produits bizarres ou familiers, chacun selon son rituel diététique qu'il défend avec fougue et prosélytisme affirmé. Le sucre est excellent, le sel indispensable, le chocolat fait dormir et les protéines donnent du muscle. Les recettes les plus abominables comme les mets succulents sont soumis à l'impérieuse nécessité de tenir dans le sac, volume réduit et poids limité, de ne pas couler ni se répandre à l'exemple de ce pot de confiture de groseilles qui éclata dans l'escalade en ramonage d'une courte cheminée. La prochaine fois, tu poseras ton sac, eh couillon !

Tout à coup, un ange passe. Un skieur inattendu apparaît là-haut sous la barre. Le type descend bien, vite. Il stoppe devant nous par un virage aval parfaitement exécuté et totalement superflu. Salut, salut. Le bonhomme émet quelques mots aimables avec un accent si étrange que Max lui répond en suisse allemand. L'autre se marre, se nomme. Stupéfaction. Toutes les mastication restent pendantes. Nous venons d'entendre le nom du champion du monde de descente. Confirmation gutturale ? C'est bien lui. Ce zigue s'en va tout seul, comme çà, en fin de saison des courses, de montagne en montagne, bien loin de chez lui, histoire de se décontracter les jambes et l'esprit, pour voir venir et vivre en sauvage de cabane en cabane, avec, dans son petit sac une carte internationale. Il nous demande timidement où nous irons demain et sollicite poliment la permission de nous accompagner. Tu parles ! Un zèbre de son étrange espèce ne se refuse pas, accent ou pas.

Ce n'est pas une raison pour choper la crève. Le crépuscule est plutôt frisquet et la nuit tombe rapidement au fond de ce trou. Vivement la grange et son bon foin odorant.

Il y a un gros tas de regain bien sec qui va jusqu'au toit de chaque côté d'une sorte de couloir central ménagé entre deux poutres qui servent, au sol, à limiter l'épandage. On n'est pas encore venu le ramasser en canavés ventrus pour le descendre sur de courtes luges massives jusqu'au village où les vaches paisibles commencent à la trouver un peu courte. En attendant nous allons y faire nos trous.

Rien de plus suave que de dormir dans le foin. Rien à voir avec la paille qui pique et abrite des puces. Ici, tout est tendresse et parfum graminé. Chacun aménage son trou à sa convenance. Celui qui s'enfonce bien horizontalement dormira à plat. Celui qui préfère relever ses jambes enfoncera ses fesses. Celui qui choisit le semi décubitus relèvera son buste et tout le monde pourra changer de position à sa guise sans réveiller personne car le foin est agréablement silencieux. Le tout est de s'enfoncer suffisamment pour avoir bien chaud, ce qui est garanti, bien plus que sous une couverture. Le sybaritisme en la matière est évidemment de posséder en plus un sac de couchage, ce que nous refusons obstinément pour ne pas avoir à le trimballer partout.

A l'aube, c'est-à-dire dans la nuit noire du fond de cet entonnoir bleuâtre qui nous enferme, nous rentrons dans nos godasses avec le soin imposé par la perspective de devoir les traîner longtemps de toutes les manières imaginables. Pas question de laisser un pli à la chaussette ou une bûchette à l'intérieur.

Seul le fin sommet des montagnes les plus saillantes est déjà allumé, minuscules flammèches sur le ciel encore noir. Quelqu'un a fait du café avec je ne sais quelle poudre soluble, sur je ne sais quel réchaud pétaradant. On y vide au pifomètre le jet de lait sirupeux d'une boite éventrée. Max ferme tout comme un cerbère chef de section. On chausse. On tousse en plusieurs langues.

Il y a quelque chose de militaire dans ces départs inhumains à des heures de malandrins. L'honnête homme dort encore auprès de bobonne et nous, malades de la fièvre à courir les sommets illuminés, nous cherchons notre premier souffle et c'est si beau que nous emmerdons le monde entier.

Max est parti devant. Le ménage, Madame d'abord, suit d'un pas lourd avec application. Jean et moi, à courte distance, en attendant le retour de l'accoutumance pour adopter notre rythme familier. Le champion du monde suit d'assez loin, par discrétion toujours et certitude aussi de pouvoir rattraper n'importe qui n'importe quand. Tout le monde la boucle et s'arrange avec ses poumons renfrognés et sa gorge rêche. J'éternue un reste de prin foin.

Notre projet et notre tâche, si nous ne voulons pas nous dessécher ici, est de remonter cette pente interminable qui mène à un col aussi vague que mal défini, sur la longue crête qui barre l'horizon vers le soleil levant, si haut et si loin qu'elle donne une bonne idée de la fin des espérances. Nous renonçons déjà à y jeter de temps à autre un regard dubitatif et démoralisant. Chacun accepte son destin avec la résignation de celui qui n'espère que parce qu'il se souvient vaguement des jours heureux où les montées finissaient.

Deux heures peut-être, en allant bien. Tout droit dans la pente, immense de tous côtés, à peine limitée à gauche par une arête au flanc raide qui s'amenuise peu à peu, prolongée à droite par une chaîne brutale de lointaines dents rocheuses encastrées dans un socle entre des brèches sauvages et des couloirs luisants. Le soleil, là-haut, caresse la roche fauve.

Nous montons dans le bleu foncé et la petite bise qui vient des basses vallées. La neige est dure et lisse comme une dalle infinie. Pas une trace, ni d'hommes ni de bêtes sauvages. Les peluches accrochent bien, les pointes des cannes effleurent, le sac est léger, les chaussettes glissent un peu dans la godasse bien sèche. Max va lentement, régulièrement, machine à mesurer son effort qui sait qu'il va durer longtemps et peut-être toujours.

La notion du temps s'efface. Nous comptons en pas et bientôt nous ne comptons plus. Nous avons toujours été là et nous y resterons éternellement. Pourquoi penser ? L'animal fonctionne, l'esprit s'évade. De temps en temps une inspiration plus profonde nous fait lever la tête, jeter un regard vers les sommets lointains, les profils détachés sur le ciel clair, la ligne souple d'une arête anonyme, la frange de lumière qui souligne le col à contre-jour, cette espèce de taupinière stratifiée qui émerge à sa gauche.

Depuis un moment nous avons quitté la neige transformée et durcie par le gel de la nuit. Une fine couche de farine soufflée recouvre la surface dure du névé immense. La trace est plus marquée, les rondelles s'impriment. Encore un peu, nous serons en poudreuse.

Jean et moi nous sortons de la trace pour avancer en neige vierge, côte à côte, dépassant lentement Max qui ralentit son pas. La pente s'accentue un peu, il faut garder le tempo dans le froid plus vif et la neige qui crisse maintenant. Les autres sont derrière, zombies bien rythmés, chacun dans son mutisme. Le champion vient en dernier, souple, à l'aise, il regarde constamment le paysage nouveau, en visiteur curieux qui se remplit de souvenirs heureux. Le col se rapproche et comme toujours le but s'éloigne, monotone. Nous voyons peu à peu émerger au delà de la crête de fins sommets rocheux, bourrés de neige fraîche, frangés à contre jour d'un trait ondulé de lumière intense. Dans un instant le soleil va jaillir. Nous respirons intensément l'air frais un peu acide qui sent l'ozone et la roche délitée. Nous approchons de cette pointe massive, tordue vers sa face d'ombre, qui domine notre col à sa gauche. De petites coulées rectilignes rayent les pentes raides entre les bandes noirâtres des strates schisteux. Au premier soleil, des boulettes se détachent des corniches, bondissent de vires en vires, vont éclater en jaillissant sur les dalles du socle. Salement avalancheux l'endroit !

Jean et moi nous tirons sur la droite pour prendre en diagonale une dernière pente raide en forme de rouleau qui nous semble indiquer la corniche affaissée du col. Nous débouchons sur un dos arrondi qui se prolonge bien loin vers un sommet indistinct et, de l'autre côté, vient buter contre les premiers soubassements de l'aiguille dominante. Sûrement le col.

Nous avons sous les yeux, de l'infini à l'infini, tout le déroulement des grands massifs lointains, tous les sommets célèbres ou plus ou moins connus, par centaines, par milliers peut-être, ceux qui portent un vieux nom allemand, tout au fond à gauche, jusqu'aux italiens bien loin à droite et entre les deux la litanie des montagnes de chez nous que nous connaissons toutes par leur nom, comme des amis éloignés. Les plus proches, au premier plan qui sert de balcon à ce déferlement, ne sont pas les moins élégants sous leur aspect hivernal un peu usurpé. Nous cherchons des yeux les passages connus, les détails des escalades passées:

- Nom de dieu, la brèche !

- Elle à une de ces gueules comme çà.

- On voit pas la sortie des égrats.

- Par derrière, par derrière !

- Y en a encore un paquet sur les lapiaz de la combe.

- Tu penses, à cette époque !

Madame arrive, à grandes foulées de sa culotte côtelée sur un joli petit cul qui n'abîme absolument pas le paysage. Monsieur amène sa longue carcasse et se plie en deux, les gants sur les cannes, le menton sur les gants. J'entends dire que c'est beau, putain. Max rejoint, silencieux, l'air satisfait du type qui sait, mais ne dit rien, qu'à partir d'ici, on ne montera plus. Le champion du monde, toujours aussi souriant, se tourne vers ses montagnes originelles, tout heureux de constater qu'elles n'ont pas bougé depuis son départ. On dirait qu'il salue de loin un copain qui passe. Tout le monde enlève les peluches, enfile les cagoules, serre la ceinture du sac, les lanières ou les ferrailles à câbles des fixations vétustes. Un discret va pisser à l'écart. Nous allons commencer à skier un peu.

Ces longues expéditions vont toutes sur le même modèle: deux heures de montée, dix minutes de descente et on recommence. Il est préférable d'aimer çà. On dirait l'histoire de la reine d'Angleterre dont parle la chanson fameuse: "ce n'est pas une vie"... air connu.

En attendant il nous reste à contourner par le nord les pentes inférieures de la grande aiguille et je trouve qu'elles ont plutôt une sale gueule. Depuis le col, le passage à flanc n'est pas tellement antipathique, sauf que la pente est raide et qu'une traversée horizontale pourrait bien déclencher quelque chose que je n'aimerais pas suivre longtemps autrement que du regard. Je n'éprouve pas d'affection particulière pour les avalanches et je me suis toujours arrangé pour ne les contempler que de loin. La neige est heureusement bien ferme, la trace pas trop profonde et les petites coulées qui se dérobent sous les skis sont assez modestes pour nous autoriser à passer haut. Toujours cette horreur de perdre de l'altitude quitte à se fourrer dans une sale affaire.

Quand nous tournons le coin pour couper la face nord, en belle poudreuse bien froide qui glisse volontiers en festons voluptueux, les choses prennent une autre tournure et nous skions comme qui dirait sur des œufs. L'un après l'autre, à bonne distance, en évitant les manifestations de brutalité ostensible, légers comme des plumes et silencieux comme des pénitents, nous suivons la trace sur les quelques centaines de mètres qui nous amènent enfin en terrain plus stable, sur un petit col modeste mais gentiment très plat, agréable balcon enserré de pentes raides d'où la vue plonge vers une combe profonde entourée de sommets tous plus cornichés les uns que les autres, ravagés de couloirs d'avalanches étalées en cônes fracassés de blocs enchevêtrées. Tout au fond, une jolie petite plaine épargnée par les coulées, évidemment centrée du petit lac obligatoire, tellement recouvert qu'on en devine à peine les contours. Tout au bout, à la lisière d'une forêt en brosse, un bâtiment bizarre, passablement biscornu, qui ressemble à une scierie ruinée ou à la carcasse qui en subsiste. Tout cela est encore dans l'ombre du matin silencieux. Seuls les couloirs ravagés d'en face sont frappés de soleil et commencent à se mouvoir par petites coulées modestes mais qui n'échappent pas au pif averti d'un montagnard qui a l'intention d'écrire ses mémoires. Allons y pour la belle descente.

Je pars devant avec Jean. Je vire à droite, il tourne à gauche. C'est une connerie, cette manie récidivante de croiser nos traces en dessinant des caducées partout. Un jour ou l'autre nous allons nous tamponner comme des bouquetins en rut. Je reviens à gauche, juste le temps de le voir tourner Jean largement à droite dans un long virage bien étiré qui projette un sillage de poudreuse qui flotte une seconde et me fouette la figure quand je le traverse.

Je vois passer droit dans la pente une espèce de fusée qui se met à godiller furieusement, disparaît sous un bombement et jaillit, minuscule, à la limite du soleil. C'est sûrement notre acrobate qui se laisse aller au plaisir solitaire de foncer comme une balle dans tout ce qui se présente, pourvu que ce soit bien pentu et bien glissant. Pas étonnant du tout qu'il vienne de si loin. S'il descend toujours de cette façon, il fait facilement du chemin.

Je continue en longues godilles de plus en plus étirées dans la poudreuse profonde et je débouche au soleil pour finir en beauté dans un dernier virage amont qui m'amène aux pieds d'un petit groupe de sapins adolescents où m'attend le champion, tout poudré par la vitesse, qui s'ébroue en rigolant en sa langue natale, ce qui me laisse croire un instant qu'il va cracher ses poumons. Jean arrive en gueulant que ça c'est du ski. A bien le considérer sous son chapeau en cloche avachie, il est bien évident que ce n'est pas un défilé de mode.

Les trois autres se suivent en virevoltant sagement dans la pente, prudents et appliqués comme à la manœuvre, sans audace et sans chutes à la manière de gens qui n'ont pas envie de terminer la course sur une luge à foin. Ils ont bien raison si l'on songe qu'il n'en existe aucune dans un rayon de quelques longues heures de descente hâtive et de remontée haletante.

Pour sortir de cette combe oblongue, il existe deux possibilités fort peu comparables. Il faut la parcourir vers l'aval jusqu'au point où le choix s'impose entre l'horreur et la difficulté. L'horreur est un chemin forestier qui s'embranche vers la gauche, au prix d'une remontée fastidieuse. Complètement tracé en forêt dans des pentes raides orientées au nord, il n'est pas praticable en hiver. Le parcours est rendu impossible par des masses de neige accumulée dans l'étroit passage, des couloirs abrupts, déversoirs de toutes les saloperies tombées des parois dominantes, arbres abattus ou déracinés, blocs de caillasses et culots d'avalanches. De plus, atteinte la vallée si c'était possible, on se retrouverait fort loin de la gare. La difficulté, par contre, est de suivre normalement le thalweg, vers la naissance d'un torrent véhément, émissaire du lac mais surtout résurgence abondante d'origine fort mystérieuse comme souvent dans ces régions karstiques. On entre alors dans une forêt assez clairsemée qui ressemble à une clairière envahie, en descente assez douce. Par des pentes raides mais dégagées, sous la menace d'une avalanche annuelle bien connue à laquelle il vaut mieux abandonner la priorité, on atteint des prés pentus et des bois de fayards qui, selon le temps, sont prudemment skiables tant qu'il y reste assez de neige pour ne pas trop massacrer nos semelles et arracher nos carres. Il y a même un endroit où il faut passer en courant sous une cascade pas toujours amicale. Le reste se fait à pied, par un chemin muletier et une mignonne route goudronnée pas trop fastidieuse, qui louvoie entre les grenis de poupées jusqu'à la gare terminale.

Nous avons pris le temps d'une courte sieste au soleil, étalés sur les planches disjointes du plateau de chargement de l'ancienne scierie qui s'avère, de près, être la ruine du baraquement d'ancrage d'un câble de débardage aérien.

Les distances et les dénivellations commencent à nous peser dans les godasses et trimballer nos skis d'épaule en épaule en des raidillons glaiseux, à l'aide hypocrite de bâtons maladroits, n'a plus rien de jouissif pour les distingués esthètes amoureux de volutes éthérées que nous sommes dans l'azur immaculé des poudreuses virginales. Ce chemin de calvaire, bien que descendant, bien nommé si l'on regarde nos silhouettes cruciformes sous nos skis pesants, nous rapproche tout de même du bistrot de la gare où nous renouons avec une coutume vinicole oubliée depuis que nous vivons d'amour des altitudes et de neige fraîche. Nous arrosons la course dans le voisinage d'un vieux chien à moutons aussi rogneux que visiblement édenté.

Le champion du monde nous quitte à regrets. Il regarnit son petit sac à l'épicerie du coin et se renseigne pour une nouvelle randonnée solitaire en des lieux improbables, vallées infinies et sommets fantomatiques. Ce type m'inquiète. Je le soupçonne de n'être pas fait, comme tout le monde, de chair, de sang et de beaujolais. Lorsqu'il s'éloigne à grands pas et gesticulations d'amitié, je crains de le voir se volatiliser dans une nuée qui sent le soufre. Je ne sais pas qu'il va mourir bientôt.

Dans le wagon, bien calés aux moleskines, lunettes dans la poche et chaussures délacées, nous contemplons avec stupeur nos faces cramoisies et nos orbites blafardes de hiboux éblouis. Jean tourne à la dinde au four. Je vire au homard ébouillanté. Jean est rouquin nuance carotte avec tendance à foncer vers le bien cuit. Je suis rouquin section blondasse avec aspect brioche. Que du culinaire là-dedans.

 

 

***

... et à l'heure de votre mort

Nous sommes retournés à notre arête nord, celle du chalet perché sur son éperon exposé à tous les vents, du surplomb à courte échelle obligatoire et à la cheminée au névé ichtyomorphe. Nous sommes quatre, Jean et son gros sac plein de cordes, Girard et son allure élastique de grimpeur de blocs bleausards, Maurice en invité de luxe qui vient des latitudes équatoriales, moi en dernier, assurant sans y croire cette équipe détrempée de zombies dégoulinant de partout.

Nous nous sommes levés avant l'aube grisâtre qui n'en finit pas de grisailler sous des nuages diaphanes d'un rose écœurant nous sommes partis légers, laissant les sacs au chalet, sauf l'antre à bretelle dans laquelle Jean enfourne son rappel et diverses ficelles de calibres choisis, propres à nous assurer dans tous les sens et principalement de haut en bas. Il tient d'évidence à nous ramener vifs.

Nous avons gravi dans l'ombre suintante de la face obscure, une sorte de dévaloir à limaces que l'on appelle ici couloir. Nous sommes sortis sur l'arête aux gendarmes déchiquetés alignés comme des tessons sur le mur d'un jardin de chanoine. Nous avons traversé le long des dalles sèches jusqu'au couloir crépitant de caillasses miniatures. Nous avons traversé en vitesse prémonitoire jusque sous le surplomb prognathe que Jean a vaincu aisément grâce aux épaules musclées du parisien, désigné tacitement pour cette tâche avilissante bien qu'indispensable, puisque attaché en second dès l'attaque. Nous avons accédé à la brèche carrée en tirant sur la corde comme des sonneurs monastiques et cassé une petite croûte inquiète sous les premières gouttes de pluie. Nous avons remonté la cheminée de la face nord sous une averse abondante et couru jusqu'aux dalles du sommet, sans rien voir dans les brouillards tourmentés.

La descente s'est changée en démonstration de virtuosité collective. Le rappel sitôt récupéré volait de mains en mains, démêlé, lové, divisé en écheveaux bien égaux, mousquetonné avant d'être lancé gracieusement, une, deux, comme au cinéma. Pas un ordre, pas un cri. Jean, suffoqué d'admiration, voyait le matériel lui tomber dans les mains comme par magie télépathique et synchronisation quasiment chirurgicale. On se serait cru au cirque entre jongleurs et trapézistes volants.

Il est vrai que tout le monde est trempé jusqu'au slip et montre une hâte fébrile à regagner au plus vite un endroit assez protégé pour y tordre ses chaussettes. Je retiens, enfoncé dans les myrtilles et les rhodos changés en éponges, cette caravane de détrempés qui gesticulent dans la pente raide, sans souci des varosses qui fustigent ma braguette. Plus question d'itinéraire. Nous descendons tout droit et je me sens capable de retenir une locomotive, quitte à descendre toute la face sur les talons.

Nous ne nous décordons que sous l'auvent du chalet, incapables de desserrer les nœuds aussi fermes que celui d'un pendu obèse, obligés de nous gondoler en une danse du ventre grotesque, pour passer les boucles des hanches aux genoux à moins que ce ne soit par-dessus la tête. Nous avons l'air d'une cordée de phoques qui s'ébrouent en sortant d'une piscine, lorsqu'un cri de stupeur fige toute l'équipe:

- Y a un spectre !

Je vois effectivement quelque chose de mouvant s'avancer dans les rafales, silhouette imprécise d'un être squelettique, entièrement vêtu de noir, jambes cagneuses et, horreur, il a des ailes qui battent et qu'il remue en courant vers nous. Je me demande s'il a aussi des griffes et une queue fourchue. L'apparition s'approche et je vois ses élytres qui s'agitent ou s'effacent dans sa course démentielle. La chose arrive !

J'ai bien de la peine à reconnaître en cet être affreux un homme qui trottine, un vélo en travers de ses épaules décharnées. C'est sûrement une apparition. Le rationnel est si souvent ennemi de l'évidence. J'étais pourtant persuadé qu'il s'agissait du diable fameux qui hante les cols des sombres montagnes par les nuits de tempête.

L'homme s'explique dans l'ahurissement général. Il est cyclotouriste et pratique volontiers le cross. Parti au petit matin d'une vallée lointaine, il a franchi déjà trois cols et compte bien descendre par nos pistes caillouteuses jusqu'au prochain village que lui indique une carte routière détrempée plus délirante qu'optimiste. Les sentiers y sont représentés par un pointillé assez peu explicite pour qu'on les confonde avec une éventuelle intention de tracer qui sait, dans bien longtemps, une route à mulets acrobates. L'homme est plein de confiance en son collant de gymnaste, sa casquette de sprinter, ses chaussures adaptées aux pédales et son beau vélo arachnoïde qu'il trimballe en travers de ses épaules osseuses depuis maintenant une longue journée de course cascadeuse qui l'enchante à tel point qu'il exulte:

- Vous savez, j'en ai fait des grands bouts en vélo !

Il nous quitte prestement, histoire de ne pas refroidir sa musculature émaciée, et dégringole en courant par le sentier à chèvres qui rebuterait une mule de contrebande poursuivie par un percepteur.

Etonnant personnage !

L'intermède terminé, la stupeur à peine dissipée, sous nos sacs vite imbibés, nous entamons la descente résignée sous une pluie de plus en plus battante, obstinée et sans espoir. Je pars le dernier, dans l'ignorance.

Je ne sais pas encore que cette troupe d'oblongues éponges à pattes qui s'étire devant moi est une troupe de cadavres prédestinés. Girard mourra très vite, à l'automne. Il se pendra dans une chambre d'hôtel crasseux, à l'aide de la corde de rappel qu'il m'empruntera pour une escalade définitive. Maurice suivra bientôt par méningite herpétique foudroyante ou quelque saloperie du même genre. Jean résistera beaucoup plus longtemps, mais c'est une autre histoire qu'il achèvera, broyé dans sa voiture légère par la camionnette d'un ivrogne.

Je ne sais pas encore, non plus, que notre compagnon d'un jour, le champion du monde, laissera bientôt sa courte vie sous une avalanche tombée de ses montagnes natales.


Photo de l'auteur

Décidément, notre coureur de pluie était bien le diable ou quelque démon annonciateur. Nous aurions bien fait de nous méfier davantage de ce cycliste prémonitoire.



***

Routes de glace sous un ciel de feu

Depuis quelques temps nous sommes en rupture d'intentions, dans le doute et l'indécision. La saison est trop avancée pour skier davantage les neiges pourries d'un printemps insolemment tiède. Il est un peu tôt pour réanimer nos tendances calcaires varappeuses. Nous sommes amenés à nous tourner vers les lointains, et surtout les hauteurs du prestigieux massif qui attire nos envies délicieuses toutes les fois qu'il surgit, magnifique, au-dessus de nos sommets familiers.

L'expédition est d'importance, une fois de plus. Nous emportons de quoi bouffer pendant plusieurs jours, en particulier une quantité de boites de pâté d'origine animale imprécise, vitaminé de surcroît et précisément américain. Le poids de l'ensemble, sérieusement aggravé par celui du métal des contenants, m'inquiète bien un peu mais pas autant que celui des crampons, du piolet, d'une longue corde d'attache, des skis surtout, d'une paire d'espadrilles pour le refuge, de différents fruits secs dont des bananes déshydratées en bottes noirâtres sous Cellophane, de lait condensé en gros tubes, d'une kyrielle de bricoles supposées comestibles, sans oublier tout ce que l'on oublie, que l'on achète en hâte n'importe où et qui s'ajoute à l'ensemble, à commencer par de gros pains ronds farineux à souhait, d'un poids comparable à celui d'une paire de briques. Les vêtements viennent en plus, tous plus pesants qu'on l'imagine lorsqu'on les choisit un par un, la moitié d'entre eux s'avérant inutiles s'il fait beau, cruellement insuffisants si la cousse s'en mêle.

Rien qu'en trimballant les sacs sur les quais de gare il y a de quoi se flanquer un lumbago. Je n'ose pas penser à la montée qui nous attend, que nous voyons toute petite, courte et agréable, dans nos souvenirs d'un été suave qui nous a vus, primesautiers et nez en l'air, monter jusque là haut où il y avait des filles et une grosse mule qui ruait entre les tables métalliques de la terrasse.

Aujourd'hui, c'est en bêtes de charge que nous sommes changés. La bascule de la gare n'en croit pas ses cadrans. C'est bien plus que la moitié de mon poids que je vais hisser le long des sentiers escarpés, au travers de névés effondrés. Quant à Jean, il si mince que j'ai peur qu'il se casse en deux là-dessous.

Nous avons choisi d'atteindre une zone glaciaire située assez haut dans la vallée de nos rêves, aux confins de la frontière trifide, là où un sommet aigu remarquable sert de borne à tout le monde. Il y a un long glacier réputé sans pente excessive, ce qui revient à dire qu'il est comme une galette à peu près partout, sauf évidemment sur ses bords où débouchent une suite d'affluents agréablement skiables à partir de cols sympathiques. Voilà pour le dépliant touristique en papier couché et qui a bien de la veine de l'être. Encore faut-il atteindre la bête et pour ça, de la vallée, les pentes sont sévères

Il nous faut remonter une moraine puissante suivie de combes ascendantes dominées par l'arête d'une modeste aiguille, première d'une série de sommets extraordinaires, grandioses autant que célèbres. Le principal d'entre eux, qui domine tous les autres, est la magnifique aiguille légendaire, probablement la plus belle du massif tout entier, qui dépasse les quatre mille et présente de ce côté une face septentrionale parfaitement glaciaire qui coupe le souffle au propre comme au figuré. On aborde enfin la glace par les rives aimables des derniers névés à l'aplomb du seul glacier affluent de cette rive.

Le glacier central est bordé sur cette même rive gauche par une formidable barrière de faces bien alignées, parois de glace impressionnantes entre des arêtes verticales fragmentées, cloisonnement ahurissant de beauté sauvage et désespoir des minuscules grimpeurs que nous sommes. On peut contempler d'en bas, rêver d'en face peut-être, mais pas toucher encore.

Vers le fond la barrière s'incurve, formant un vaste cirque complètement entouré par les murailles pendantes des sommets successifs jusqu'au dernier, moins sourcilleux, qui s'abaisse vers un col élevé mais enfin skiable.

La rive droite est infiniment plus agréable à regarder d'un œil différent de celui de l'amateur de toboggans verticaux éternels. On y voit une alternance de trois ou quatre sommets moins effrayants que les monstres d'en face, pas forcément bénins pour autant. Ils sont heureusement séparés par des glaciers affluents assez accessibles dans leurs parties basses mais de plus en plus ardus à mesure que l'on s'approche des cols originels dont les rimayes sont parfois délicates et les pentes terminales bien redressées, assez pour justifier la charge des crampons.

Tout au fond du cirque, un peu à gauche en montant vers le débouché du dernier glacier, à l'angle d'une moraine qui forme éperon, on a planté un joli petit refuge qui brille de tous les feux de ses parois recouvertes d'aluminium. Après avoir remonté toute la blanche vallée, on y arrive par un raidillon de marches profondes qui donne accès à l'étroite terrasse au soleil, d'où le spectacle obsédant des immenses faces glacées d'en face est vraiment écrasant.

Pour l'instant je suis surtout écrasé par le poids démentiel de mes skis, de mon sac et de son contenu pléthorique. Je suis furieux à l'idée pourtant évidente qu'il y a, dans le petit village ramassé autour de sa mignonne église et de sa petite gare électrifiée, des porteurs qui ne demandent pas mieux que de gagner leur vie. L'éthique nous interdit de telles dérives. L'espèce de canavé sphérique à pattes maigres qui monte devant moi, ses skis sous le rabat du sac, horizontaux comme la poutre du pilori et sûrement aussi pesants, n'imaginerait jamais de telles démissions. Nous sommes venus pour en baver. Nous en bavons.

A chaque pas je crains de m'enfoncer dans le dur chemin dallé de granit. Je me promets de ne jamais me réincarner en mulet, non plus qu'en toute espèce de bête de somme.

Le plus démoralisant en cette épreuve abrutissante est la vision constante du petit refuge accroché au fin sommet de la moraine, dominant de son perchoir la plus tourmentée des chutes de séracs que les graveurs romantiques ont pu imaginer. But d'excursion pour les uns, étape intermédiaire aux portes de la haute montagne pour les autres, nous en faisons l'idée fixe de notre démarche plombée. Il est évident que nous n'irons pas plus loin ce soir, à condition toutefois d'y parvenir avant que notre charge nous écliaffe complètement. A la vitesse de tortues obèses qui est la nôtre, ce sera un bel exploit. Je pense avec affection aux éléphants bétules qui avançaient beaucoup plus vite le long des pentes, il est vrai moins raides, des cols mythiques de leur légende.

Le sentier serpente obstinément entre les blocs scellés par les siècles sur l'échine de la moraine, entre les mélèzes arthritiques massacrés par les coulées et les touffes de rhododendrons pelotonnés en broussailles dans les anfractuosités rocailleuses. La pente, agréable au départ comme une invitation séduisante à prolonger la promenade, devient désormais si ardue qu'on se demande si on ne va pas bientôt s'aider du menton. Il faut dire que, sous la charge, le menton tend à rejoindre les rotules. Les pas deviennent si courts que parfois on piétine. Jean appelle ça le pas des bœufs. J'imagine celui des mastodontes qui ébranlaient ces vallées il y a à peine une glaciation de plus ou de moins.

J'ai fixé mes skis en triangle de chaque côté du sac, ce qui me donne l'aspect d'un tréteau oscillant au dire de Jean qui ressemble pour sa part à un avion dodu aux ailes rognées. Un bâton à chaque poing, pour garder l'équilibre et soulager les reins lorsque la charge balance au gré du métronome, nous montons dans un silence pesant lui aussi, tendus à fournir assez d'air à la bête battante qui cogne dans nos poitrines et martèle nos tempes. On va crever, c'est sûr et le plus tôt sera au prochain virage, pour le prochain lacet, au premier caillou érodé, à la prochaine marche de roc, à cette racine écorchée, à ce tronc éclaté qu'il faut enjamber, à cette tache de névé déliquescent. Le temps passe avec la lenteur que l'on attribue aux touffeurs tropicales, aux siestes méridionales et aux marches bataillonnaires.

Jean s'arrête, cale ses fesses contre un bloc juste assez haut pour soutenir son sac et m'annonce qu'il fait chaud, putain. Sous ce ciel accablé de soleil impitoyable, après une heure ou deux de montée asphyxiante, la nouvelle tombe dans un abîme d'approbation. Je n'ai plus la force d'être insolent et j'ai du mal à réunir assez de pertinence pour ajouter "ben merde".

Le lieu choisi pour cette pose insolite chez cet animal qui ne se repose que devant un verre est en effet l'endroit où le sentier d'été s'enfonce horizontalement, euphémisme délirant en ces lieux escarpés, sous des frondaisons dénudées de mélèzes souffreteux, pour revenir, après un long détour vers des prés pelés, aux abords du pierrier qui mène au refuge. De sentier d'été, point. On ne voit qu'une pente lisse de neige tassée là par des mois de congères superposées, une sorte de miroir quasiment vertical dressé contre la pente, couronné d'une haute corniche qui se perd dans le ciel à s'en dévisser le torticolis. J'entends que ça passe pas. Encore une vérité de lourd bon sens montagnard, suivie immédiatement d'une conclusion abrupte: faut voir ailleurs. Je l'aurais parié.

Dans des conditions aussi particulières, l'évidence du passage nous saute aux yeux, ce qui est une image cruelle pour un être planté sous un sac énorme au pied d'un mur glacé qui semble aussi pentu que la façade borgne d'un gratte-ciel groenlandais. Un prédécesseur inconnu mais sûrement maniaque de la verticale, a tracé une piste directe à grands coups de bottes dans la neige ramollie d'une fin d'après-midi. C'est une sorte d'échelle dont chaque marche est un trou, qui se termine par une tranchée creusée dans la corniche. L'homme a donné du piolet. J'ai peine à croire, malgré l'évidence, qu'il faut aller par là. Jean s'engage, monte de deux mètres, souffle comme un cheval, s'arrête, repart, souffle comme deux chevaux, repart plus lentement pour ne plus cesser ni de monter ni de souffler. Je vois ses semelles s'enfoncer une par une dans les baignoires avec l'aisance que l'on accorde aux scaphandriers, le fond de son sac tendu comme un cul. Faut suivre.

Je m'engage à mon tour, à distance raisonnable, au cas prévisible où mon prédécesseur glisserait à plat ventre directement vers mon crâne. La pente est si raide que je tiens mes bâtons à pleines mains à dix centimètres de la rondelle. Je les plante alternativement comme des poignards dans la neige dure. Si je tenais le crétin qui a tracé cette voie démente et les abrutis qui l'ont suivie !

Jean est sorti. Il disparaît derrière la corniche. Je débouche à mon tour, le nez à la hauteur des godasses de l'autre imbécile qui se marre comme une baleine à voir émerger ma gueule d'agonisant. Il rigole d'autant plus, le débile, que les cent mètres qui restent à faire sont aussi horizontaux qu'un trottoir hollandais, pour mener à la terrasse du refuge, porte et fenêtres ouvertes, ce qui n'arrive pourtant jamais lorsque Jean compte coucher quelque part.

Comme la Francesca et son jules da Rimini, nous n'irons plus avant ce soir. Le gardien se manifeste sous forme d'une tarte d'alpin, pli cassé au raz d'un regard pétillant. Je suis sûr qu'il nous a vus monter et qu'il se fout poliment de ma gueule. Je joue les grands alpinistes blasés en esquissant une danse du ventre pour enlever mon sac avec la souplesse séduisante d'un menhir bigouden. Jean approche mollement, les skis sous un bras, tirant de l'autre son hippopotame à bretelles.

- Deux bières.

- Bien sûr. Dedans ?

Quelle question ? Ce grossier s'imagine que nous allons jouer les touristes en terrasse. Il a pourtant sorti ses tables pliantes et ses chaises de kermesse.

A propos, qui a monté les bières et tout le ravito ? Ce petit homme cubique ou quelque portefaix massif, comme j'en connais, capables de hisser la charge d'un mulet sur des pentes incroyables et à l'occasion, le mulet lui-même ? J'ai brusquement honte de mon petit bagage de fillette à la chasse aux papillons.

Jean se tait, ce qui n'étonne qu'à peine. Il contemple par la fenêtre carrée l'entassement fragile des hautes aiguilles de glace bousculée, des séracs fracassés qui s'écoulent immobiles dans la gorge profonde, cascade de masses figées par l'implacable et monstrueuse lenteur de la gravité géologique. Poète submergé par l'horreur sublime, mais pas pour longtemps:

- On en pose les trois quarts dans la remise et demain on monte légers.

- En attendant, on bouffe ?

La soupe est chaude, épaisse et débordante. Une boite de pâté américain de moins dans le sac et une cigarette plus tard, nous allons prendre l'air du dernier soleil qui descend lentement derrière la chaîne des aiguilles d'en face où nous avons laissé parfois un peu de la peau de nos doigts. La timide nostalgie naissante ne résiste pas au sommeil précoce. Le gardien nous conduit à une petite carrée aux boiseries vétustes et réconfortantes. Je coucherai en bas, Jean à l'étage du lit à deux niveaux, histoire d'escalader encore un petit peu avant de s'enfoncer dans le coma qui nous attend après le portage abrutissant. Draps rêches et couvertures piquantes. Le luxe est à son comble. Il y a même, au fond du couloir, un chiotte à peine rustique. C'est un hôtel ici. Je m'endors aux coups sourds d'un sérac turbulent qui titube sous la lune.

Dès l'aube du lendemain, une combe largement ouverte du refuge aux marches du glacier, nous invite à fuir la contemplation des fonds de bols de café âcre. La pente est soutenue, mais c'est une rigolade en comparaison à l'abrupte moraine d'hier. Elle abrite un beau névé bien charnu qui m'incite aux peluches, dans l'espoir succulent de porter aux pieds mes skis normalement prévus pour ça et surtout pas sur mes épaules courbatues. Jean préfère monter pedibus, sous le prétexte affirmé que la neige porte bien et qu'on enfonce juste assez pour tenir au poil. Au premier dérapage il choisit le poil et monte ses peluches. Mon sac est si léger que je crains de m'envoler au premier souffle. Il est heureux qu'il n'y ait ce matin qu'un petit air acide qui caresse les oreilles.

Le ciel est bleu à couper au couteau. Les aiguilles, tout autour, reçoivent leur premier soleil en étincelant de toutes leurs parois vertes. Les souples reliefs des faces cannelées, les séracs surplombants soudés dans les pentes verticales, les crocs saillants des arêtes écorchées, toute l'indescriptible beauté nous écrase de cet agencement énorme de glaces étirées et d'éruption rocheuse pétrifiée. Ces choses existent, nous le savions et, c'est incroyable, nous y sommes !

Nous gardons les peluches pour parcourir la longue piste qui s'étire vers le fond du glacier. D'ici il semble tout rond, tout plat, tout lisse.

Nous avons passé le dernier verrou, un gentil replat couvert d'une neige épaisse et bien étalée par les vents rampants qui descendent souvent, furieux, du glacier rapide qui nous domine à droite. Un dernier coup d'œil à ce qu'on voit encore de la vallée et nous entamons gaiement la longue marche vers le cirque lointain qui ferme l'horizon d'où le soleil transalpin a bondi tout à l'heure. Nous nous sentons joyeux et sautillants comme des laitières sorties de l'étable aux premiers jours du printemps et qui vont bientôt emmontagner.

Nous venons d'aborder le glacier à l'endroit où le flot rigide commence à se casser en larges crevasses qui séparent sa masse en gros séracs cubiques qui se débitent plus bas en lames bousculées, en monolithes, en fines aiguilles dentelées, avant de s'effondrer en décharge fracassée bientôt pulvérulente, affreux mélange de roches broyées et glaces mélangées. On y trouve parfois, bien que rarement, le cadavre congelé d'un alpiniste égaré depuis un petit siècle.

Là où nous sommes la plaine est unie et compacte, la neige sans une ride. A notre droite les pentes s'incurvent bientôt, se redressent progressivement jusqu'aux premières rimayes qui, des plus marquées aux plus énormes, dessinent la limite des parois si redressées que plusieurs surplombent avant de se perdre dans une perspective vertigineuse. Il vaut mieux se tenir à distance de ce qui pourrait en tomber, séracs en rupture ou coulées dévalantes, souvent tout ensemble, le soleil aidant.

Nous avons une belle corde, bien au chaud dans le sac de Jean. S'encorder sur un glacier si beau et si sage serait sacrilège. Nous savons bien que les crevasses y sont plus dissimulées qu'un burrus en douane mais, toute raison écartée, nous croyons qu'un skieur disposant d'une surface d'appui multipliée par ses planches, les mains encombrées de bâtons inaptes à retenir, portant son piolet sur son sac, assez malin pour discerner de loin les ondulations concaves des ponts en faiblesse, ne risque pas grand chose ou surtout ne peut rien faire pour s'en défendre. Nous imaginons qu'en cas de chute brutale dans un pot assez vaste pour engloutir un homme qui possède des pieds longs de deux bons mètres particulièrement glissants, absorberait aussi son compagnon attaché, dans une même déglutition goulue, avant que ni l'un ni l'autre n'aient le temps de dire merde, ni d'esquisser la moindre mimique salvatrice. Il en va tout autrement pour des piétons, aux extrémités bien plus perforantes, évoluant sur des surfaces beaucoup moins enneigées et donc des ponts plus amincis, plus prompts à plonger sur un piolet tout prêt à retenir des anneaux préparés et à bloquer tout le total. Nous évoluons donc avec l'assurance de celui qui ne veut pas savoir et l'heureuse confiance qui mène aux amers constats.

En attendant, tout va bien, et l'avance monotone n'est nullement brisée par l'exploration spontanée des horreurs glaciologiques qui grouillent sous nos semelles. Pourvu que rien ne brise ni un pont pourri, ni cette affectueuse complicité de l'homme et de son étrange milieu.

C'est précisément de milieu dont il s'agit. Nous devons traverser le glacier d'une rive à l'autre, d'une part parce que plus loin commence une zone de crevasses en forme d'arcs parallèles dont la largeur et le grand nombre rendent l'endroit fort périlleux, d'autre part parce que le refuge se trouve sur la moraine opposée. C'est un parcours en diagonale qui nous éloigne des grandes faces et nous rapproche des montagnes moins magnifiquement rébarbatives. J'en suis d'autant plus rassuré que je m'aperçois, en me retournant de temps à autres, que le spectacle des parois est d'autant plus beau que nous l'observons à distance croissante. Le recul amplifie la grandeur et l'immédiat dissimule l'admirable.

Je philosophe ainsi en poussant alternativement mes spatules sur une neige à peine transformée, encore poudreuse mate en plusieurs endroits, ce qui me fait penser que la douceur de l'air n'est pas assez marquée pour contrarier l'effet frigorifique de la glace. Si rien ne change, nous serons assurés de trouver plus haut de belles descentes en neiges froides, peut-être encore profondes dans les zones d'ombres préservées.

Jean traîne en arrière, plus intéressé par les itinéraires qu'il imagine dans les faces prestigieuses qui nous dominent, dont il fouille les détails d'un œil concupiscent, que par la marche monotone sur ce glacier tout plat où les heures passent, égales, à n'en plus finir. Il pratique volontiers l'art de la prophétie pragmatique, qui se traduit pour nous par un "ça passerait par là ?" souvent plus présomptueux que techniquement raisonnable. C'est dans ces circonstances que l'esprit s'évade en un demi sommeil dynamique, sorte d'hypnose transparente que les imbéciles assimilent à l'ivresse anoxique des altitudes. Nous sommes à la porte d'entrée vers l'extase. A ce moment intense je m'arrête, spatules largement écartées, pour pisser un coup. Rien de plus marrant que de pisser jaune en traçant des dessins maladroits dans la neige! Que d'œuvres d'art passagères ainsi évaporées au soleil des neiges d'antan!

Lorsque Jean me rattrape nous somme près d'arriver à la moraine abrupte qui marque la rive droite de notre glacier débonnaire. La pente est rude et déchausser est obligatoire pour renouer avec les délices d'une trace creusée à grands coups de pompes en direction des rochers dénudés qui soutiennent la terrasse du refuge suspendu. Nous avons l'habitude de gravir ces sortes de pointillés durcis par le gel nocturne, qui n'auront guère le temps de se ramollir avant le crépuscule. Encore quelques cent mètres dans les blocs émergés des névés dispersés pour toucher la galerie de planches délavées, faire le tour et tirer la porte. Sous la carapace d'aluminium, une construction en poutres bien charpentées, la cuisine, une salle à manger, un dortoir. C'est le luxe, comme dirait Isabelle.

Nous sommes seuls. J'installe nos sacs. Jean prépare des spaghettis à sa façon excellente. J'ouvre une boite de pâté américain.

Les nécessités biologiques étant satisfaites, nous pouvons nous étaler sur la terrasse, le dos au métal brûlant, les jambes à l'horizontale, les casquettes au raz des lunettes, les orteils en épouvantail dans les espadrilles épaturées, les cigarettes à portée de main, le silence de rigueur à part une connerie de temps en temps, juste pour dire. Nos regards embrumés se perdent le long des faces luisantes des immensités verticales. Le soleil s'effiloche lentement aux âpres aiguillettes qui percent les corniches surplombantes de ces murailles gigantesques. Il bascule dans le rouge sauvage d'un crépuscule plein de promesses. Va falloir remiser notre flemme vers les paillasses bienvenues dans l'attente du sommeil superficiel des altitudes. Je ferme la porte sur les premières étoiles.

- Fait jour, faut s'bouger !

Le chocolat en poudre à la neige bouillante achève de pâlir dans les bols sous une éjaculation de lait condensé. Le pain est rare et sec. Les bananes momifiées aux reflets pharaoniques ne le remplacent qu'à force de mastication forcenée. Dégueulasse. Les chaussures sont froides, les gants raides, les cuisses aussi, ma gueule commence à peler et la barbe me pique. Toutes les sensations habituelles sont au rendez-vous de la nausée chronique du petit matin.

Nous attaquons la moraine à rive droite de notre joyeux petit glacier, sympathique montée qui ressemble à ces pistes faciles où s'ébattent les enfants enrhumés et les grosses dames titubantes des stations réputées familiales. La nuit est pure, l'air est glacé, le fleuve de glace craque et gémit dans le noir. L'aspect bonasse du glacier cache assez de pièges prévisibles pour nous inciter à coller à la rive droite, réputée sans crevasses, si j'en crois les saines lectures de mes guides préférés. L'axe central du flot est assez fracassé pour laisser paraître une longue série d'ondulations perpendiculaires qui signent autant de ponts dissimulés sous des épaisseurs de neige que je voudrais énormes. Quant à la zone vraiment dangereuse, elle se situe nettement plus bas et complètement à gauche, près du confluent.

A toutes fins utiles, nous emportons notre belle corde que je porte à ma manière, en guise de sac à dos. Jean a pris le vrai sac, flasque et pendouille, le piolet dessus en forme d'antenne oscillante. Ainsi, si l'un de nous passe dans un pot, nous sommes assurés de n'avoir ni l'un ni l'autre les deux outils indispensables ensemble au moindre sauvetage. C'est une forme d'exorcisme euphorique.

Jean monte devant, zig à droite, zag à gauche, dans cette espèce de large gouttière qui s'est formée entre les pentes qui nous dominent et l'échine bombée du glacier dodu. La neige est froide, poudreuse, profonde, légère, fidèle sous les peluches. Le ciel est clair, tous les sommets ponctués des flammèches du soleil annoncé, toutes les dépressions emplies d'une ombre fluide d'un bleu intense.

Nous avançons gentiment, à peine essoufflés par quelques mille mètres de trop pour nos habitudes cardio-pulmonaires et les cigarettes que j'ai achevées hier soir sous le regard réprobateur de Jean qui fume de moins en moins et râle de plus en plus. Dans ces conditions il n'y a guère qu'à suivre, obéir à l'animal qui fonctionne à son rythme, aux muscles qui vont tout seuls, aux pensées qui se bousculent en vrac dans l'esprit trop assoupi pour leur donner forme, presque endormi par le tempo insensible et doucement obsédant. On marche ainsi hors du temps, à peine dans l'espace qui coule lentement, mètre par mètre. Juste à ce moment, je reçois un grand éclat de soleil dans la gueule.

Cet importun vient de sauter un petit col de rien du tout, quelque part sur l'arête minuscule d'un sommet quelconque où l'on ne va jamais. L'aurait pas pu attendre un peu ? Je me retiens d'ajouter "ç'con là".

Mes lunettes hâtives me font voir un paysage changé, aux reliefs accentués, aux couleurs forcées. Ici, à part le blanc bleuté et le bleu foncé jusqu'au noir, on ne voit que quelques roches audacieuses qui virent au roux, le temps du soleil, avant de s'effacer bientôt dans le camaïeu minéral. Le pull rouge de Jean affirme indécemment que nous ne sommes pas conformes. Les couleurs violentes et conquérantes qui envahissent de plus en plus nos équipements sont une affirmation inconsciente du saugrenu de la présence humaine en ces lieux hostiles, jusqu'au ridicule lucratif qui voudrait nous vêtir en arlequins. Patience, ça viendra. J'ai vu l'autre jour, au bar du téléphérique, une jolie fille en fuseau rouge à pois blancs.

Nous continuons à monter facilement une pente qui s'accentue tout de même sous forme d'une série de grosses bosses débonnaires, inflexions à peine marquée de la glace sous-jacente qui travaille sourdement, écoulement effrayant de lenteur et d'obstination. L'unité de mouvement est ici le siècle et je marche sur cette immensité au rythme lent de mes spatules dérisoires dans un monde sublime qui se fiche totalement de ma présence. Je me sens insecte minuscule dans l'univers illimité. Peut-être bien que j'ai attrapé une puce sur le matelas du bat-flanc.

A force d'ajouter un pas aux pas, une trace de rondelle aux pointillés parallèles des traces de rondelles, nous sommes arrivés au pied d'un mur vertical, à l'endroit où les arêtes opposées des sommets qui se resserrent essayent de se rejoindre en ce col fermé, barrage de glace ferme qui bouche le passage au delà duquel il n'y a que le ciel. Dix ou quarante mètres, qu'importe? Il y faudrait la taille fastidieuses d'une échelle de marches, un piolet chacun pour la sécurité, les grappes pour tenir dans les baignoires et de préférence un rappel sur broche pour descendre. Nous sommes venus pour skier et le travail de portefaix nous répugne autant que nous attire l'envie de contempler l'univers inconnu de l'autre versant du monde. Nous ne céderons pas à l'instinct puissant, presque animal, qui a jeté tant d'hommes de tous les temps à l'assaut des cols. Le matériel de voyeurs avides est, en montagne, trop pesant pour notre éthique.

Boire un coup de flotte glacée, jeter un coup d'oil circulaire sur l'extraordinaire paysage qui nous est accordé, c'est déjà pas mal. Les peluches dans le sac, les lanières serrées, après l'effort pensons à l'esthétique.

- Allez !

Le cri magique des moniteurs de toutes les neiges du monde, jeté chaque jour en toutes les langues acceptables aux oreilles skiantes, triggerzone obligée de toutes les voluptés glisseuses, retentit dans ce désert de roches et de glaces mouvantes comme le olé de la joie pure.

- Vas y quand même mollo, t'es sur un glacier.

J'aime skier vite. Le plus souvent on m'en empêche. Des bosses, la foule, la visibilité, un gamin quadrupède, des sapins, un passage imprécis, des virages obligatoires, creusés, glacés, râpés, autant d'obstacles à un beau tracé, choisi, dessiné, véritable trait fugace sur la surface éphémère, beauté du geste, graphisme que l'on s'empresse de vérifier d'un regard avide, anxieux. "T'as vu nos traces?" Il y a du torero dans le skieur de pentes vierges.

Ici la pente est rapide, puis moyenne, continue et régulière jusqu'aux premières ondulations insensibles où elle verse vers la gauche pour dessiner une longue courbe qui va mourir en s'étalant vers le confluent de la plaine douce, tout en bas, derrière les moraines étagées. Des kilomètres de liberté, sans une trace, sinon celle de notre montée invisible sur la droite, vite oubliée dans l'immensité qui efface tout.

J'enchaîne un virage après l'autre, jolis, soigneusement ralentis, mesurés pour ne pas briser la ligne, ne pas offenser le silence. Je dérape très peu en sortie, juste un peu pour maîtriser la vitesse et reprendre un poil de carres, pour la relance. Tout est si facile. Il suffit de ne pas y penser.

Un peu plus bas, lorsque la pente s'atténue, je prends directement vers l'axe médian du glacier, une belle et longue bosse en dévers. Le temps de me rappeler qu'il faut tirer à droite, j'amorce un virage plus nerveux pour corriger ma trajectoire. J'entends sous mes skis un bruit étrange, l'impression de passer sur un large tambour. En même temps résonne le cliquetis étouffé d'une poignée de clochettes sonores jetées en quelque profondeur. Je suis loin déjà lorsque je réalise, image éclair, que je viens de tourner en plein sur un pont orné de mignonnes stalactites détachées dans l'ombre par mon passage sacrilège. Je rejoins Jean qui achève un arrêt rageur entre les premiers gros blocs de la moraine:

- Alors, jeune homme, cette descente vous a plu ?

- Où t'es passé, s'pèce d'andouille ?

- Per la directissima dello spigolo.

- Y reste justement des spaghettis.

- "Joséphine, rince un verre!"

Je prends le temps de sortir de mes godasses et d'entrer dans mes espadrilles, d'ouvrir une dernière boite de pâté américain pour suivre les spaghettis réchauffés avec un truc rouge qui pourrait être une sauce pour ça. Jean met les peaux à sécher, emplit une bassine de neige propre, s'éternise en travaux extérieurs histoire de parfaire la rubescence de la tomate qui lui sert de pif.

- C'est quoi ton histoire de Joséphine ?

- C'est un d'Arenthon qu'est allé voir l'Empereur.

- Pi alors ?

- Quant y r'vient, les autres lui demandent: "Qu'esse qu'y t'a dit ?"

- Il a dit: "tiens v'là Foué. Joséphine, rince un verre !"

- Ben justement j'boirais bien autre chose que de l'eau de fonte, et puis y a plus rien à bouffer. On fait un voyage ?

La descente sur le glacier plat est une longue trace molle à pousser sur les cannes, un pas de patineur de temps en temps, histoire de se dégourdir les rotules et de gagner un peu de vitesse. La neige a pris au soleil un bon coup de mat. Nos sacs sont vides à part les peluches et, par comparaison avec la belle descente de ce matin, j'ai un peu l'impression d'aller aux commissions à la coop, ce qui est à peu près le cas.

Dans ces parcours de neige lourde Jean musarde habituellement en arrière, contemple l'admirable spectacle des faces glaciaires, siffle un air d'opéra fastidieux, bref, se comporte en tous points comme celui qui ne veut surtout pas faire la trace, tellement il admire ma manière élégante, combien il est emporté par la poésie de l'instant. Ce n'est qu'aux approches du verrou qui va nous ouvrir la combe de la moraine, qu'il rejoint ventre à terre pour conclure, expert, que "c'est farineux par là". Je brasse depuis une heure dans une masse compacte et l'autre andouille me parle de farine !

Comme de juste, il attaque en premier la descente des névés qui garnissent cette heureuse vallée bien ensoleillée, entre les rapides du glacier fracassé et les pentes raides d'une crête en dents de scie qui se perd, tout en bas, dans de vastes pentes ondulées. Le refuge est à droite, assez loin pour nous inciter à batifoler en virages serrés dans la neige ramollie du printemps douceâtre qui monte des forêts profondes où chante le coucou.

- Hé, crétin, c'est le train qui fait pin pon !

Un dernier virage sec qui racle les cailloux. Pour un peu j'entrais dans le refuge à skis. Le gardien met le nez dehors ce qui, pour une fois, n'est pas une image, étant donné le volume de l'appendice promontoire. A voir sa tronche, on ne saurait non plus parler de figure de style. Son faciès s'éclaire d'une étincelle de satisfaction à nous revoir, probablement intacts et certainement décidés à consommer. Dont acte et répétition uniquement par courtoisie.

La salle commune contient, insérés entre tables et bancs, quelques exemplaires de cette espèce imprécise de cabanicoles exclusifs qui occupent leurs loisirs à se hisser à grand peine jusqu'aux points extrêmes où, précisément, commence pour les autres le début de l'amorce du parcours en montagne. Leur tenue bien adaptée à la cueillette des myrtilles, leurs chaussures détrempées par les neiges fondantes, leur air tout glorieux d'être montés si haut, eux qui viennent de si bas, nous font nous rencoigner près de la porte de la cuisine par une sorte de réflexe de classe, amorce de racisme bien commode pour réclamer à boire sans se lever du banc. Lorsqu'ils s'agitent afin de redescendre vers leur médiocrité native, je me risque à la question aussi pendante que le nez de Jean au-dessus de son verre vide.

- On remonte ou on couche là ?

- Faut voir.

C'est tout vu. Après la course de ce matin et la descente aux fins alimentaires, je ne me vois pas hisser mon gros sac dans le crépuscule opalin le long de notre trace cristallisée par le premier froid. Dormir dans un lit au lieu de combattre une couverture fugitive sur un matelas noueux, bouffer normalement au lieu de découper à nouveau le métal agressif d'un cylindre à pâté militaire, me lever demain en souplesse relative au lieu de tomber d'un bat-flanc sur le pavé rugueux, la cause est entendue d'autant plus clairement que Jean parle soudainement d'apéro en réponse gourmande au gardien qui évoque bonne soupe et omelette au jambon. Une seule chose manquera, une douche. Nous commençons à sentir fortement le cheval négligé. Je me fais une raison, l'odeur affirmée étant un élément fondamental du confort montagnard.

Enfermés à nouveau dans l'espèce d'armoire à deux places superposées que le gardien appelle une piaule, nous nous abandonnons, plongés en un coma profond, consolidé par le gros rouge de la maison à peine oscillante. La terre tourne, la montagne est vivante, le glacier s'écoule par saccades, les névés s'affaissent, les courants sont ascendants, d'autres sont descendants, tout remue ici à commencer par mon plumard.

L'aube nous trouve guillerets après descente prudente dans l'obscurité de l'échelle torse qui sert d'escalier, café au lait, tartines, gros sacs bourrés du restant de nos réserves, peluches tendues, lanières pas trop serrées, cagoules fermées et premiers pas lents à mesurer l'effort que nous allons concéder à nouvelle aventure. Il fait froid. Le ciel est tout clair dans cette sorte de fatalité qui nous assène impitoyablement le beau temps dans cette heureuse région. Jamais vu ça. Notre vieille habitude de ramasser des cousses épouvantables dès que nous sortons des vallées luxuriantes en est toute écornée.

La mécanique est repartie avec une aisance étonnante. Nous montons vite sur cette neige dure à souhait, malgré la charge et la fatigue discrète de ces trois jours de gesticulations dénivelées. La bête est bonne et, comme dit l'autre, la fonction crée l'orgasme. Il faut que Jean soit pris tout à coup d'une sorte de dextrotropisme récidivant pour que notre allure se ralentisse un peu.

Nous avons atteint le haut de la combe et nous venons de franchir le verrou qui nous ouvre la longue marche à plat sur le grand glacier bien sage. Là-haut, à notre droite, s'étale la pente bousculée d'un glacier affluent triangulaire qui se termine par une brèche étroite entre deux sommets jaillissants, l'un grandiose et sans fin perspective, l'autre plus timide, franchement minable en face de son grand patron. Ce petit col, bien que fort perché, nous semble assez sympathique à force d'en lécher la langue terminale toutes les fois que nous passons par là, pour que Jean ne le quitte plus des yeux depuis un bon moment avec l'air concupiscent qu'il adopte devant les fromages de chèvre bien secs et les fesses moulées d'une jolie fille en shorts effilochés. Je sens que la tentative de séduction ne va pas tarder. Ce sera, selon le cas, "on se la fait ?" ou "qu'est-ce-qu'on boit avec ?". C'est heureusement et seulement dans le cas du fromage qu'il passe à l'acte immédiatement.

En attendant que s'atténue l'excitation prémonitoire je m'engage à longues foulées sur nos traces de la veille avec l'impatience tacite de celui qui s'attelle à une tâche interminable dont l'expérience lui a appris qu'il n'y a pas de but sans fin ni de foi sans récompense. Je sens que ce matin l'hypnose de la montée sera à tendance philosophique. Passent les heures sans conclusions, comme toujours dans ces sortes de cogitations au rythme des spatules sous l'oil des grands sommets dont les parois s'éclairent de haut en bas sous les rayons vindicatifs d'un soleil acharné à desceller les pierres et les séracs branlants. Il est temps de gagner en vitesse la rive opposée d'où ce qui tombe va moins vite et moins loin et dont les roches émergentes retiennent plus fidèlement les coulées chuintantes.

- T'as vu, ça dégringole sec. T'entends ?

- M'en fous, j'y suis pas.

- Avance quand même, j'ai pas envie de me recevoir un piano sur la tronche.

- Oh, si c'est un petit...

Nous atteignons le pied de la moraine, sous le refuge, avec le sentiment réconfortant de rentrer à la maison. On a pu dire que le chez soi est pour l'homme la forme élémentaire du sacré. Je veux bien. Pour le moment, c'est pour moi la forme évidente de mes espadrilles épaturées si confortables et celle de la table secourable où je poserai mon gros sac. On a l'axis mundi qu'on peut. Reste à déchausser et à gravir la trace ardue jusqu'à l'illumination des parois d'aluminium étincelant. Décidément c'est pas une vie !

Jean s'abandonne aux charmes subtils des spaghettis revenus aux petits oignons et noyés d'un bouillon en cubes. Je découpe en rondelles le contenu d'une boite de l'inévitable You Esse patiâque. Nous arrosons d'une demie gourde de rouge d'hier soir, histoire d'écarter un sevrage trop brutal.

- C'est toi qu'es d'vaisselle.

Pendant qu'elle égoutte je jette un regard machinal vers le glacier et, horribile visu, je vois, bien au centre de la plaine, comme une tache orange. Dans ce décor, une couleur aussi incongrue veut dire : être humain. Jean regarde à son tour et grince un : "merde, peuvent pas nous foute la paix ?".

Nous allons nous installer, bien avachis sur la terrasse et, résignés, nous voyons monter lentement vers nous le malheur. Il se matérialise sous la forme d'un jeune homme, vêtu effectivement d'une cagoule orange ou d'un pull du même ton, qui monte à grands pas glissés de ses skis agiles, suivant scrupuleusement nos traces. Lorsqu'il atteint la moraine, il disparaît à notre vue mais resurgit bientôt sous le refuge, essoufflé, presque courant vers nous. Je suppose qu'il a laissé ses skis au pied de la montée finale. Il s'agit d'un grand type dégingandé, une tête oblongue aux reflets olivâtres, les cheveux taillés en brosse courte, de vastes oreilles et un sourire fendu au sabre sur des dents épanouies.

- Salut !

- ...lut !

Cette présentation sommaire suffit à le propulser vers la cuisine dans un vacarme de casseroles remuées énergiquement. L'homme se fait cuire des nouilles. Nous nous refusons à lui proposer ce que propose la chanson célèbre.

Passe un bon moment.

Parti aux renseignements, Jean m'annonce sans rire, l'air affecté :

- Tu sais pas ? Il a soigneusement lavé ses nouilles dans la passoire et récupéré l'eau tiède.

- Beuh ?

- Avec, il se fait du thé.

Le temps s'éternise dans l'incertitude. On entend des bruits de rangements, de lavages ménagers, de tiroirs qu'on ferme, de casseroles qu'on barlotte. L'homme surgit :

- Ben salut, j'y vais !

- ...lut !

Il descend en sautant dans les marches et, un instant plus tard, nous le voyons foncer sur le glacier de toute la puissance de ses cannes tournoyantes. Voilà un être venu de si loin et de si bas pour se faire du thé avec l'eau des nouilles et s'en retourner illico comme s'il avait un train à prendre. J'en hausse mes épaules meurtries. Jean commente :

- Demain on s'taille. Y a trop de monde ici.

Nous passons le reste de l'après-midi à ne rien foutre, étalés sur la terrasse, le regard ensommeillé errant sur les faces énormes, s'accrochant un instant à de menus détails ou embrassant tout l'ensemble sans se fixer nulle part, suivant la découpe des arêtes lointaines, rêvant de traversées improbables à peine imaginées, d'escalades oniriques et d'exploits futurs en des temps qui ne viendront jamais. Notre visiteur orangé diminue au loin, de plus en plus indiscernable, à se demander s'il n'est pas lui aussi un songe évanoui, malgré l'eau des nouilles, ce qui ne s'invente pas, même dans un rêve pathologique.

La clarté diffuse du soleil enfui s'éteint lentement derrière la barrière dentelée des aiguilles d'outre monts lorsque nous rentrons au chaud pour une dernière ration du pâté qui reste et celle, plus regrettable, du peu de rouge qui subsiste. Je mastique un long moment des fossiles de bananes ligneuses et Jean, décidément inspiré, fait une soupe trop abondante et trop onctueuse pour être déglutie sans mâcher d'abord, à partir d'une boite de farine céréale qui sent davantage le foin que le comestible omnivorace.

- Demain matin, on réchauffe et on s'en va.

- Domani mattina, sveglio alle trè, pezzo di pane e parete nord !

- Qu'esse tu déconnes ?

- Citation...

- Dans ce cas...

Le jour arrive, comme toujours jusqu'à nouvel ordre, sauf que souvent, les nuages aidant, on ne s'en aperçoit guère. Ce matin, le sort qui s'acharne à nous envoyer un soleil éclatant dans un ciel sans la moindre petite vapeur me sort du matelas avec la brutalité métallique d'un clairon militaire, mais réduite à la voix impérieuse qui fait allusion à certaine "bougre de feignasse" et autres "fesses de plomb" qu'il faudrait bouger sous peine de se passer de soupe. J'obtempère, persuadé depuis longtemps que le bon moyen d'échapper à la rigueur de la loi est encore de s'y conformer.

Je mets les bouchées doubles et pas seulement devant mon bol. Jean s'affaire comme un diable pressé. Je me sens forcé d'en faire autant ou d'en avoir l'air. Il faut donner un coup de balai, plier les couvrantes, aligner les matelas, nettoyer la casserole et la courte vaisselle, se comporter en toutes choses selon la bonne règle qui préside aux vocations monastiques des refuges non gardés. "T'as tout bouclé partout" devient l'absolution tombée des cieux lumineux sur deux fugitifs emmitouflés, déjà nostalgiques, qui se retournent de loin en loin pour jeter un dernier regard vers le petit refuge qui reluit dans l'ombre portée sur sa moraine solitaire.

Nous allons vite, à cause du froid matinal certes, mais surtout parce que nous avons bien l'intention de ne pas nous en aller sans une dernière bavante. Le peu de barda qui nous reste ne pèse pas trop, par comparaison aux chargements de bourriques haltérophiles que nous avons trimballés par ici. Nous n'avons plus guère à évacuer que le matériel classique et les objets ordinaires du culte montagnard que nous planquerons dans quelque crevasse bouchée lorsque nous quitterons la trace normale pour attaquer les pentes du glacier qui nous attire tant. Il nous semble tout de même redoutable, effleuré de lumière tangente qui fait ressortir méchamment les reliefs les plus accentués qui se puissent voir d'en bas. On dirait un entonnoir à séracs comprimés, un nœud gordien de crevasses embrouillées, une dégringolade de blocs de glace verdâtre figée de stupeur à la vue de ces deux imbéciles qui espèrent traverser et s'emberlificoter dans un tel labyrinthe.

Je trouve qu'il serait bien pertinent de prêter plus d'attention aux émotions inspirées par un glacier aussi rébarbatif mais le sourire crispé et conquérant d'un Jean décidé à grimper, m'incite à suivre en silence et à me résigner à toutes les catastrophes glaciaires prévisibles et imaginables en de tels endroits. Nous mettons la corde, pour une première fois. Je me persuade sans peine que les choses sérieuses commencent lorsque un craquement suspect sous mes skis m'avertit que la glace bouge par là-dessous et que je ferais bien d'en faire autant à sa surface.

Le seul aspect positif mais pas tellement rassurant de ce chaos, est qu'il est recouvert d'une épaisse couche de neige bien tassée par le beau temps imperturbable. Les détails disparaissent ainsi, ne laissant voir que les plus gros reliefs.

Avec l'expérience un œil averti prend note de tout ce qui semble dissimulé mais qui ne l'est guère aux sens aiguisés de celui qui doit s'engager. Tout semble lisse lorsqu'on regarde et devient brusquement hérissé de chausse-trapes lorsqu'on s'approche. Dans le rocher c'est le contraire, plus on voit de prises de loin, moins il y en a lorsqu'on est dedans. Ces phénomènes de multiplication et de dissolution alternatives me laissent tout songeur devant l'inexplicable des apparences.

Jean attaque par l'endroit qui ressemble le plus, et pourtant d'assez loin, à un passage praticable. Il choisit de préférence les bosses, les crêtes, tout ce qui semble présenter un minimum de stabilité. Il évite les dépressions, les cuvettes, tout ce qui fait penser à un affaissement dont on ne sait jamais s'il ne va pas s'effondrer à la moindre caresse. Je m'attends à le voir disparaître brusquement de la surface du monde, dans un fracas accompagné de quelques tonnes de neige et de glace mélangées, aspiré par l'enfer qu'il mérite sûrement mais, j'en suis sûr, à titre tout à fait individuel.

Dès qu'il se plante sur quelque piédestal d'apparence stable et qu'il s'emploie à son tour à assurer mon passage, j'avance sur sa trace avec la détermination du condamné et la confiance toute relative qu'un esprit rationnel peut mettre dans un pont dont il ne connaît ni la teneur, ni la résistance, ni l'épaisseur, ni ce qu'il recouvre, au total rien du tout exceptée la certitude qu'il s'agit bien d'un pont.

Peu à peu, de franchissements osés en traversées scabreuses, lorsqu'il devient évident que rien ne s'est encore ouvert sous nos skis attentifs, nous prenons assez d'assurance pour, précisément, ne pas assurer tous les dix mètres et dessiner une trace à peu près rectiligne dans ce fracas compact. C'est évidemment le meilleur moyen de nous retrouver tous les deux en vrac dans quelque gouffre insondable mais, au diable la prudence puisque, de toute évidence, nos skis nous portent comme la foi tellement utile, dit-on, pour déplacer les montagnes.

Ce qui me semble rassurant en cette situation précaire, c'est, paradoxalement, qu'elle pourrait être bien pire. Nous avons attaqué le glacier dans la partie moyenne la plus accessible de sa rive droite. Il se trouve que pour ce faire, nous avons besoin de nous rapprocher de la base de la face qui nous domine de quelques milliers de mètres de glace aussi verticale que géométrie se peut, agrémentés de quelques régions surplombantes du meilleur effet. Pour être célèbre depuis qu'elle a été gravie, cette face en est d'autant plus impressionnante. Parfois certains en tombent, autre manière d'atteindre à la notoriété. La perspective aérienne elle-même, qui réduit tellement les beautés des montagnes en des raccourcis réducteurs, ne parvient pas à diminuer l'élan de ce toboggan démoniaque qui pourrait bien devenir apocalyptique. L'horreur et la beauté se confondent ici en un mélange qui me laisse d'autant plus muet que je me trouve exactement dans l'axe de tout ce qui pourrait en tomber. Ainsi suspendus entre le danger qui est en bas et celui qui est en haut, dans cette position dont parlent souvent les hermétistes, nous progressons lentement, attentifs à bien regarder où nous mettons les pieds, toujours disponibles pour surveiller les hauteurs. Comme il ne se passe rien de notable en dehors d'une certaine crispation des orteils à chaque craquement, à chaque gémissement, au moindre frémissement, glissement ou chuintement, nous finissons par déboucher par un dernier petit ressaut passablement érodé, sur le bord d'un vaste plateau aussi démuni de crevasses que la paume de la main d'un grand couturier et d'une régularité de formes admirablement lisses malgré une forte tendance à monter vers la gauche en se rétrécissant peu à peu.

Débarrassés de la menace de disparaître brusquement dans une trappe réfrigérée à la moindre incartade, nous portons toute notre attention à la manière dont nous allons négocier cette agréable pente, persuadés que nous sommes que, comme dans toutes les montagnes du monde, le meilleur moyen de monter est encore de se diriger vers le haut. Seule la méthode peut différer. Jean assure qu'il vaut mieux traverser en diagonale et gagner ainsi la rive gauche. Je le soupçonne de chercher surtout à s'éloigner de la base du gigantesque couloir qui nous domine. Nous optons donc pour la traversée reposante et rassurante, d'autant plus que nous nous dirigeons ainsi vers les parois de l'aiguille séduisante qui limite notre glacier sur la rive d'en face. Elles n'ont rien de grandiose ces parois. Elles souffrent de la comparaison avec toutes ces verticales qui n'en finissent plus de nous entourer depuis quelques jours. Elles ne constituent que la base de l'aiguille qui sert de pilier externe à notre petit col, dernier ressaut avant les pentes étendues qui descendent jusqu'à la vallée lointaine. Elles présentent de haut en bas, un amaigrissement progressif et s'amenuisent à la fin sous forme d'une murette de rien du tout, à l'endroit où tout devient glace douce et neige lénifiantes. En même temps que ce constat, nous pouvons affirmer que le long de cette rive gauche, le glacier est infiniment moins tourmenté que du côté où nous l'avons gravi dans un masochisme sportivement défendable mais parfaitement dénué de ce minimum de bon sens sans lequel la survie ne va pas. La conclusion s'impose qu'il faudra passer par là à la descente. Nous serons en plein dans le sens de notre retour prévu, organisé et définitif. Reste à atteindre le col avant de nous abandonner aux joies intellectuelles de la confirmation.

Nous remontons en lacets de moins en moins prolongés entre chaque conversion puisque le glacier est de moins en moins large. Pas de crevasses visibles, à peine quelques dépressions en forme de faucilles qui nous incitent à passer au large. Malheureusement, plus nous approchons plus il devient évident que nous ne pourrons pas franchir le col, ne serait-ce que pour jeter un coup d'œil avide sur l'autre côté du mystère. La brèche est étroite et barrée d'une rimaye à lèvre surplombante, barricade de glace vive qui d'en bas ressemblait à une forte corniche et qui, vue de près, se présente comme un mur de cinq ou six mètres, assez infranchissable pour nous arrêter. Stoppés à la base, partagés entre la déception et l'irritation, prêts à descendre immédiatement sans demander notre reste d'agressivité glaciaire, nous remarquons que la paroi rocheuse de droite est constituée de vires successives, étroites certes mais séparées par de petits ressauts apparemment franchissables avec un peu d'habitude et malgré nos chaussures de ski très inadaptées à l'escalade. Pour ce genre de grimpettes nous sommes bien au point, quant aux godasses elles feront ce qu'elles pourront.

Les skis abandonnés, enfoncés du talon dans la neige profonde, les gants dans les poches, nous passons de vire en vire avec jubilation. C'est tout juste si Jean se permet d'assurer, pour la bonne règle et plutôt pour justifier la présence de la corde qui fait bel effet dans le paysage.

En cinq minutes nous sommes sur le col, en proie à la plus parfaite désillusion que puisse réserver un si bel endroit.

On ne devrait jamais admirer par derrière ce qu'on n'a pas examiné d'abord par devant. Notre col n'est que le rebord d'un vaste plateau aussi horizontal qu'une place du marché. D'un côté, cette esplanade monte mollement jusqu'aux pentes qui se perdent dans une face glaciaire mixte horriblement compliquée, de l'autre, elle s'arrondit en laissant deviner l'amorce d'une probable dépression dont nous ne voyons rien du tout. L'ensemble du paysage est assurément magnifique, d'autant plus que toute la longue vallée est visible en enfilade jusqu'à des distances inimaginables. Pour des skieurs disposés à s'intéresser aux descentes prestigieuses plus qu'aux balcons suspendus, elle manque sérieusement de séduction.

- On a rudement bien fait de pas monter les skis.

- On aurait eu l'air con.

- Surtout qu't'as pas vu çà !

Jean désigne d'un air navré un pieu de bois, gros comme ma cuisse, planté solidement et indiscutablement à demeure, en plein milieu du col, tout prêt à servir d'ancrage pour des rappels qui doivent être obligatoires et traditionnels pour tout ce qui passe par là d'une manière ou d'une autre. Il nous reste donc à en faire autant, sur notre corde d'attache que nous dénouons avec la célérité de gens qui n'ont plus rien à foutre ici et une envie subite d'aller voir ailleurs.

Un rappel sur muraille de glace est toujours amusant. On se jette joyeusement hors de la paroi, à petits sauts calculés ou à grandes détentes spectaculaires si le relief l'autorise. Ici c'est trop court pour atteindre au sublime en l'absence de spectateurs. Nous nous contentons de l'utilitaire. Pendant que Jean tire sur le brin je suis illuminé d'une subite explication :

- Dis donc, si tout le monde descend par ce rappel, c'est que de l'autre côté ça passe pas !

- Ben évidemment, doit y avoir des cassures pas skiables. Si y avait des pentes continues jusqu'au prochain bistrot, tu penses qu'i s'emmerderaient pas à sauter la rimaye. T'as déjà chaussé ?

La descente est agréable et assez facile. Bonne neige, bonne pente à l'ombre en tirant toujours à gauche pour suivre les soubassements de l'arête qui plonge régulièrement vers le glacier principal. Il vaut mieux éviter les quelques zones douteuses où certaines cuvettes pourraient bien receler des ponts fragiles mais, en skiant lentement pour ne rien casser, nous arrivons à l'entrée d'une brèche qui permettrait de traverser complètement vers la gauche et de sortir dans le haut de grandes pentes raides et ensoleillées sur l'autre versant. J'hésite à y aller voir. D'un bâton décisif Jean m'indique de loin qu'il faut continuer vers l'aval absolu. Je le vois, détaché sur le ciel d'un bleu insolent, belle image de calendrier des postes helvétiques, celles de notre pays se réservant plutôt les chatons enrubannés et les chiots en corbeilles d'osier tressé. Je continue donc en virages modérés, de moins en moins retenus à mesure que la pente s'élargit et s'accentue, pour finir par un talus assez raide pour que la prudence m'incite au dérapage latéral, pieds aussi serrés que les fesses. Jean arrive à son tour, à sa manière plus agressive, déclenchant un peu partout de petites coulées de neige transformée qui font plus de bruit que de distance et nous informent obstinément que décidément le printemps est là.

Nous avons désormais atteint la jonction. Reste la combe familière qui mène au refuge intermédiaire où nous attend le pastis obligatoire des subites sécheresses, malgré la répulsion native que j'affiche pour tout ce qui présente, même de loin, une apparence méridionale. Nous jetons sur le grand cirque glaciaire un dernier regard panoramique, notre adieu aux grandes verticales.

Quelqu'un a dit que tout le malheur des hommes vient de ce qu'ils ne savent demeurer en repos entre le tracassin et les fourmis dans les jambes. Les nôtres, de jambes, sont allongées sous une table en terrasse, artistiquement ornée de deux verres aux reflets opalins, de chaque côté d'une grosse carafe pleine d'eau du bachasson d'en face et, signe des lieux, de gros morceaux de glace.


On çarpé que va pâ tan bin !

Le retour à la plaine étroite et si alpestre qu'on a eu bien du mal à y encoigner une cinquantaine de toitures en tavaillons autour d'une chapelle en granit rugueux, a ceci d'insupportable qu'on y rencontre des miroirs. On n'a pas idée du nombre de surfaces réfléchissantes que l'on aperçoit, à fuir avec frénésie quand on a la gueule que j'ai.

Quatre ou cinq jours en refuges perchés sur des neiges illuminées d'un soleil acharné, entouré de glaces étincelantes même sous la lune et inondées de toutes les radiations d'un ciel actinodélirant, ont transformé ma face en celle des mythiques forgerons qui se sont brûlés au feu divin et en sont, dit-on, restés boiteux. Je vois mal le rapport anatomique mais je dois bien en effet traîner un peu la patte.

Les gens qui me croisent n'en sont guère étonnés. On connaît bien ici ces sortes d'échappés de l'enfer héliopathique, ces cramoisis des altitudes et autres faces de cuir mais, au point où j'en suis, certains s'attardent, à commencer par le barbier qui m'attaque à la tondeuse et s'aide d'une pince à échardes pour cueillir les squames superposés. En résulte une gueule de chouette écorchée au chalumeau, mes précieuses lunettes ayant ménagé des orbites blafardes dilatées tout autour de mon regard ahuri. Je ne suis soulagé que par le spectacle de cette horreur cervicofaciale dénommée Jean qui me considère en se marrant d'un rire carnassier:

- Et la tienne, eh ducon, t'as regardé ?



***

A la santé d'nos vaches et de ceux qui les traient

Les étymologistes me font doucement rigoler. Ces braves gens débarquent dans votre patelin dont ils ne connaissent pas le premier mètre carré et vous annoncent joyeusement que votre chèvre, que vous appelez Réveil parce qu'elle porte une clochette au cou, mérite ce nom en réalité, à cause d'une racine indo européenne qui signifie le capricorne en volapuque dégénéré tel qu'on le parle encore dans les steppes du yamonzebkistan. Leur éminente érudition a rempli les montagnes d'appellations étranges tirées d'un patois dont ils ne connaissent entre rien du tout et moins encore, par un processus interprétatif étrange dont le mécanisme est pourtant bien connu.

Lorsque les cartographes piémontais du temps sarde sont arrivés, leur planchette à trépied sous le bras, chapeau à plumes et guêtres boutonnées, leur mission était de relever le moindre détail des reliefs, forêts, rivières, parcelles, champs de tartifles et autres friches à prapieu, jusqu'au moindre châble à débarder, y compris le viônnet qui conduit aux cacatires entre les poreaux et les fajoux ramés du potager. Leurs intentions étaient éminemment fiscales mais ils se révélèrent si talentueux qu'aujourd'hui encore, si l'on veut discuter sérieusement de ses droits, on a recours à leurs vieilles mappes, histoire d'établir le montant des tailles sans trop s'en décharger sur l'échine du voisin.

Va pour le dessin qui demeure admirable si le dessein ne l'était guère. Quant aux appellations et autres noms de lieux, elles offrent bien des occasions de se tenir les côtes. Je les vois bien, ces gratte-cartons aux styles de graphite, se tournant vers la flôpée de gamins morveux qui les contemplent avec des yeux comme des coyus, cherchant du regard un greulû présumé moins pégreux que les autres, questionnant le premier bmnantrû venu:

- Dites-moi mon brave, comment se nomme cette montagne ?

L'autre, stupide puisque déjà crétin hirsute:

- Beuh... on en dit lou praz...

Et voilà pourquoi les montagnes sont pleines de lieux-dits complètement farfelus, Praz, Prats et raprapras, parce qu'un bobet a répondu incontinent qu'il voyait un pré là où on lui montrait un champ de trèfle.

Il y en a d'autres beaucoup plus marrantes à commencer par le nom du paquet de granges soigneusement closes mais bien entretenues que je suis en train de traverser par ce chemin plat comme une bouse, sous les vastes branches basses des premiers sapins, au raz des prairies de fauche prêtes à foiner que je longe à main gauche. C'est assez désespérant de marcher à plat dans la perspective d'une longue montée qui tarde à venir mais je me réjouis en pensant que des érudits distingués à s'en péter les bretelles ont donné à ce hameau perdu un nom évocateur de hordes germaniques venues, poilues sous leurs casques à cornes de bovet, du fin fond des steppes baltoteutoniques, à la poursuite du soleil couchant ou tout simplement d'un endroit où on bouffait un peu plus normalement que dans les steppes centrasiatiques. Sans se demander un instant ce qu'ils y seraient venu foutre d'autre ils ont posément oublié qu'en patois du coin l'endroit litigieux s'appelle quelque chose comme "par là-haut" ou "par en haut" ou encore "vers le haut" pour faire distingué, sans allusion aucune à ces pauvres migrateurs innocents autant que burgondes et pour tout dire, assez saliques pour ne pas s'engouffrer en des enquernes pareilles comme je le fais en ce moment. Dont acte et par où je passe maintenant ?

Le torrent qui paresse sagement sur ses gros cailloux ronds entre les fayards tortueux me répond en m'offrant un pont cimenté qui mène en rive droite vers un sentier enfin montant tracé des trois ornières, deux pour les roues, celle du milieu pour le cheval ponctuée de crottin délavé.

Je reconnais ce vieux chemin des abbayes, routes des moines en troupes converses suivant leurs mules à clochettes, de monastères en granges bénies, celui des contrebandes ancestrales et des vachers aux mulets bâtés de fromages humides. Il devient de plus en plus raide et il fait de plus en plus chaud. J'ai voulu monter par le tram du matin histoire de m'arracher plus tôt aux pesantes sollicitudes familiales qui commencent à me chauffer pas seulement les oreilles. Jean me rattrapera ce soir, juste le temps de poser ses bleus, d'empoigner son sac et sa corde et de sauter dans le dernier wagon du deux heures vingt-deux. Je vais l'attendre au chalet en fumant une pipe tranquille sur quelque lapiaz du pâturage bosselé, en attendant la rentrés des vaches pour avoir du lait tiède dans un bol à mouches agglutinées.

En attendant, ce sont les tavans qui deviennent agressifs. J'en ai déjà écliaffé une douzaine sur mes avant-bras. Des gouttes de sueur glissent sous mes lunettes jusqu'aux commissures, que je lèche d'une langue salée.

Sur la gauche, derrière les crêtes lointaines, par-dessus les arêtes verdâtres ravagées de vilains couloirs terreux, de gros cumuli boursouflés se montent les uns sur les autres comme des bovets qui mènent. Je sens l'orage qui vient dans le silence étouffé de l'air qui s'alourdit sur les longs pâturages qui vont mollement vers un col avachi à peine concave entre des aiguilles éboulées et une croupe toute ronde sous son front de lapiaz immaculés.

Je marche maintenant à la lisière d'un bois de grands sapins qui montent à l'assaut d'une haute paroi noire d'ardoise de tous ses schistes superposés en vires successives, perdue dans la perspective de sommets invisibles d'où dégringolent de temps en temps de minces friselis de pierres détachées. A ma gauche, des pâturages s'enfoncent lentement vers la vallée ouverte et les derniers chalets piquetés sur les pentes douces.

A un carrefour sanctifié d'une vieille croix délavée, j'abandonne le chemin monacal pour celui, raboteux, d'un vallon parallèle, au parvis duquel m'attend le grand chalet, ses vaches paisibles et le berger pour lequel j'ai emporté une bouteille qui glougloute dans mon sac, enveloppée dans le pull tricoté par la mémé.

Le tonnerre gronde en sourdine vers les plaines lointaines, l'air est calme et sonore comme sous cloche cristalline. J'entends un chien qui s'égosille en des fonds inconnus, le cri d'une wouèwe, le choc d'une pierre roulée, épaves sonores venues du vent d'ailleurs.

Je sors du bois par un chemin creux dans la terre noire. Un gros chien fauve descend en batifolant entre les hautes gentianes et les dernières varosses. C'est une bête symétrique tellement poilue qu'il faut lui tendre un sucre pour voir de quel côté se trouve exactement la gueule. Il aboie très fort pour avertir et, satisfait de son devoir bien accompli, me renifle les godasses à la recherche de quelque révélation culinaire hélas décevante. Il prend la tête et monte joyeusement en se retournant tous les deux mètres pour vérifier que je ne vais pas m'envoler.

Le chalet me domine encore d'un petit quart d'heure. Il est adossé à un talus arrondi jusqu'au socle d'une haute face verdâtre tavelée de plaques schisteuses rayées de couloirs verticaux d'où suintent des cascades épuisées. La crête est effilochée d'indentations anarchiques qui ont bien du mal à passer pour des aiguillettes ou des brèches utilisables. Pour aller où d'ailleurs ?

On peut imaginer, comme on le dit souvent dans ces livrets imprimés par des poètes cartographes, qu'il s'agit de passages de chasseurs ignorés, les uns autant que les autres. C'est fou ce qu'ils passent les chasseurs à lire ces plumitifs descripteurs d'itinéraires inutiles ! Depuis le temps, ils ont bien eu l'occase de s'y casser la gueule, tous, parce qu'on en voit jamais nulle part. "Tu me diras" que depuis la guerre après tant d'autres guerres, les maquis, les chleuhs et autres écovés, on a utilisé les armes à d'autres usages qu'à flinguer les bêlots dans ces enquernes. Celui qu'on a mangé en sauce l'automne dernier était probablement un imprudent tombé tout seul, la pauvre bête !

Le chalet est tout plat sous sa couverture en tavaillons brunis. C'est une vieille bâtisse un peu affaissée par les neiges écrasantes, probablement secouée par quelque éboulement épisodique des parois, à en juger par les blocs épars dans les vallonnements du pâturage, bien différents des bancs de lapiaz ou des brisures de cailloux éclatés. La charpente a tenu, solide, inébranlable à perpétuer l'admirable industrie des hommes de métier, artisans respectables dont j'apprécie à chaque fois le modeste et parfait savoir faire. Il y a un charpentier en chaque montagnard et quelques génies parmi les charpentiers.

Je louvoie entre les flaques de boue défoncée aux sabots bifides des bêtes qui vont boire au bassin taillé à même la roche d'une barre massive d'où saille en tremblotant un tuyau d'acier au débit spasmodique. Le berger est sorti sur sa porte, court, massif, brossu :

- Bonjour... fait chaud.

C'est banal, méfiant, amical, à peine interrogatif. J'en prends ce que je veux. J'attrape mon sac par le piolet. Je le pose comme un balai au bord de la porte ouverte. J'en tire la bouteille. Je la pose sur la table à béquille. L'autre sort deux verres à cul plat. Je le laisse déboucher. C'est la sienne. Il remercie d'un hochement. Nous n'avons pas dit trois mots. Je m'assieds sur le banc. Il verse. On trinque. Je montre le plafond d'un doigt, comme à l'école pour demander pipi :

- On pu dremi tiet d'zo ?

- Ouâ bin chû.

Le patois est mon passeport. La combe que nous allons suivre demain mène à un col frontière. Par les temps qui courent, on ne sait jamais. On ne demande rien, ni qui va où, ni pourquoi.

J'ai posé mon sac à la grange. La porte est large pour laisser passer les canavés. On entre à niveau, par derrière, contre la montagne. Il y a un cangrain plein de foin sec brisé qui ne sert qu'à dormir. Je redescends l'escalier raidillon. Chaussures délacées, je monte faire un tour dans l'alpage caillouteux d'où j'entends les cloches des bêtes montées en broutant doucement toute la matinée, qui ruminent, couchées entre les lapiaz, battant leurs flancs rebondis de leur queue nerveuse et métronome.

Il fait chaud et lourd. Les gros cumuli continuent à enfler et monter de l'ouest en efflorescences monstrueuses. Une cloche tinte faiblement lorsque la bonne grosse frémit brutalement pour chasser un tavan importun. Je m'installe sur un bloc bien chaud, enveloppé dans la torpeur bovine de ce vallon soporifique.

Au bout d'un long moment, je suis redescendu, traînant mes grolles, lorsque le soleil a passé derrière le barrage boursouflé qui monte au couchant. Tout devient gris foncé. Les vaches se lèvent pour annoncer l'heure de la traite et du plein d'eau fraîche. Dans toutes les montagnes en même temps éclatent les concerts métalliques des campânnes, des snailles et des potets. Les harmonies se mélangent, les harmoniques interfèrent, les échos dopplèrent.

Jean sort du bois.

Il a apporté aussi sa bouteille. Nous buvons donc trois verres et le berger nous offre la soupe et la polente avec le restant. Le gros chien est venu prendre sa part et transférer par ici quelques puces migrantes.

Nous dormirons dans le cangrain, enfoncés jusqu'au ventre dans le foin parfumé. On ne foine plus ici depuis quelques années. Trop de cailloux, obligé de faucher à la faux et de porter à dos les canavés. On en fait juste un peu pour garnir notre couche et tenir une réserve en cas de neige prématurée.

Après une pipe vespérale, les allumettes ostensiblement laissées sur la table pour illustrer mon respect des valeurs combustibles, je vais bailli à mzi à lé peuze à un bout du tas dont Jean s'éloigne par reptations spasmodiques pour éviter les explosions concertantes des bonnes vaches qui se grattent familièrement du sabot juste sous le plancher et les ponctuations des bouses molles qui s'écliaffent en chapelets entre les rafales de pisse énergique. Les odeurs mêlées subsistent sans, pour si peu, déranger nos habitudes.

Je sombre dans un sommeil bienheureux, parfaitement annoncé étant donné ma flemme de l'après-midi et les deux ou trois coups de rouge de la soirée.

Au cour de la nuit, une épouvantables explosion me jette hors du coma en même temps que du cangrain. Toute la baraque vibre sous les coups multipliés des échos déchaînés. C'est le premier d'une série de tonnerres en compétition enthousiaste qui s'abattent en vrac sur toutes les montagnes du monde jupitérien, foudres olympiennes et déluges bibliques incorporés. Je pense en un éclair, comme c'est l'occasion ou jamais, que les grandes parois vont sûrement nous tomber sur la tête et qu'elles ont déjà commencé à en juger par les roulements sinistres qui arrachent de par là-haut les rochers fracassés des crêtes wagnériennes. En même temps, par toutes les fentes des parois de la grange sagattée, des éclairs bleutés, rosés, orangés, mitraillent mes yeux ahuris. Je perçois un hurlement qui vient du coin où Jean s'égosille:

- Bin, nom dé diû, y è min la voûga !

Les tavaillons crépitent sous une volée épouvantable et battent sous les rafales comme des castagnettes. Je progresse à tâtons vers la porte que je pousse d'un coup d'épaule, juste le temps de recevoir en pleine poire quelques quintaux de grêle cinglante exactement diluée dans plusieurs décalitres d'eau glacée. En bas, on s'agite.

Le concert de bronzins qui s'était assoupi avec la torpeur lactifère du troupeau endormi, reprend force et vigueur dans ces craquements de fin du monde. J'entends grincer la porte à battants de l'étable que le berger doit pousser comme un bovet pour l'ouvrir contre le vent. Va falloir aider ?

- E va bin ?

- Ouâ, y è ran que na précôchon.

- Pé què ?

- Pé la feûdre !

Il est calme celui-là. Je remonte à la grange en courant sous les rafales, juste à temps pour borter dans Jean qui commence à chercher partout si je ne suis pas parti dans les airs sur quelque chasse démoniaque du côté de la gogue.

Il sentence, plein de compétence pondérée :

- Ces gros orages çà dure pas...

Sa phrase se perd dans le fracas ahurissant du second orage qui, bien sûr, ne doit pas durer plus que le temps nécessaire à en attendre un troisième. Je me recouche sans illusions à propos de cet inconscient optimiste prêt à griller joyeusement dans son foin sous les coups de foudre d'un orage tout ce qu'il y a de passager.

- T'vâ vi dian on p'tiou moment c'min qu'y va fare !

- Qu'esse tu dis ?

- J'dis bonne nuit puisque l'orage est fini !

Je me recouche en m'enfonçant aussi profondément que me le permet le tas de foin, ma cagoule bien fermée dans une vaine tentative pour ne plus entendre ce bombardement infernal. Pour la vue, çà va. L'être humain étant muni de paupières relativement obturantes, il peut espérer atténuer les excentricité photogènes, contrairement aux sensations auditives qui, pour diminuées qu'elles soient, n'en entraînent pas moins des réactions corporelles incontrôlables qui ressemblent à des gesticulations analogues à celles d'une crêpe retournée dans une poêle à frire.

Il faut croire que je commence à m'assoupir pour proférer mentalement de pareilles idioties. Je rêve en effet en images fugitives et néanmoins suggestives, à la bataille de Verdun que m'a racontée si souvent mon grand-père, à la destruction regrettable de l'Atlantide, au séisme de Lisbonne et à une vague histoire de sodomites du côté de Gomorrhe, sans compter le basculement des axes du globe, le chamboulement des pôles et la patafiôle des continents erratiques.

Je roupille à moitié lorsqu'une impression bizarre me projette à nouveau hors des bras inconstants de Morphée vers ceux de l'ange des ténèbres. Je me retrouve dans le noir absolu. Plus un éclair, même pas une étincelle timide pour parachever l'ophtalmie menaçante. L'orage est parti mais la pluie continue. Puissante, constante, régulière, ample, acharnée, tenace, opiniâtre, obstinée, elle fait frémir les tavaillons sous une nappe de flotte qui dévale de partout et cataracte par l'écoulement suspendu, demi tronc concave évidé à l'herminette en piochon.

L'orage assagi, les différences de potentiel envoyées au diable d'outre les monts, la pluie s'installe probablement pour deux ou trois jours, selon un déroulement météorologique dont je commence à prendre l'habitude à force de me délaver les godasses dans les herbes hautes des viônnets saturés et les déferlantes boueuses des torrents débordés.

C'est assez différent de ce que Jean voulait dire avec son histoire de " çà va pas durer ". Je renonce à le réveiller pour amorcer une confrontation contradictoire, car, dans ces cas-là, outre le pléonasme, il mord.

Je vais pousser discrètement la porte de la grange pour juger de l'état des lieux et de l'intensité de l'averse, peu satisfait de mes premières impressions auditives. Je vois, façon de parler, deux ou trois mètres de pente herbue gorgée d'eau ruisselante et une masse de brouillard qui termine l'examen par un " merde çà flotte ", repris en écho par un Jean ébouriffé, ronchonnant et amer, à la recherche cahotante d'un endroit sec, sous l'avant-toit, pour aller pisser.

La suite s'inscrit naturellement dans la mise en ouvre du rituel bien rodé dans la célébration fréquente et silencieuse des aubes humides et des courses manquées. Un bol de lait tiède à peine tiré de la vache mousseuse, à moins que ce ne soit l'inverse car difficile à distinguer dans l'obscurité relative d'un réveil inachevé. Un salut au berger qui n'a vraiment pas de commission pour en bas. Chaussures serrées, cagoules obturées, chapeau par-dessus, sac bien clos, gueule bien fermée parce que Jean est à cran, grinche, à la limite de l'explosion verbale ou pire, percutante, bien que son piolet soit heureusement arrimé à son sac. Nous plongeons, bien loin d'exagérer l'image, dans le rideau de pluie qui marque la limite entre l'univers des bêtes aérobies de celui des créatures aquatiques.

Les premiers hectomètres sont ceux de l'illusion béate, dans l'euphorie d'une cagoule hydrofuge, qui cède bientôt devant le constat désolé que çà entre de partout. La certitude s'installe que ce filet glacé qui descend de la nuque vers les épaules, le long des dorsales vers les côtes, se divisant pour stagner bientôt sur la concavité lombaire avant de s'étaler sur le plat des fesses, n'est qu'un trajet exploratoire avant l'invasion sans nuances.

- Elle tient ta cagoule?

- Grrrr !

- Et tes pompes ?

- Mon cul !

Allez donc poursuivre un échange d'idées aussi elliptiques.

Puisque les habitudes sont prises, autant s'y conformer et ne pas contrarier un sort pourtant contraire. Le débat me semblerait pourtant intéressant mais il tourne court dès que les premières branches des varosses liminaires se déversent d'un seul coup sur l'ensemble des parties dominantes de ma silhouette envoûtée sous mon sac. Jean est parti devant, courant dans le sentier glaiseux et je dérape dans ses traces, moitié patinage, moitié ramasse. Lorsque le châble tourne au caillouteux, nous dégringolons dans la pente, sautant les saignées diagonales ruisselantes, poursuivis par l'avalanche des caillasses erratiques. Les talus éructent des flots bouillonnants de ridicules ruisselets qui se gonflent d'importance et ravagent les fondrières au grand désespoir des grenouilles. Le monde entier dégouline sur des branches qui dégoulinent sur des branches qui se déversent sur des branches qui se déchargent sur mon chapeau. Nous prenons les virages sans retenir, à notre manière de skieurs centrifuges. C'est excellent pour les cuisses qui en prennent un bon coup, fameux pour l'hiver prochain. Nous sommes trempés de partout, bêtes et charge, jusqu'au slip et ses intimités sudorales. Mouillés pour mouillés, par dessous nous baignons dans la flotte des godasses clapotantes, par le haut nous transpirons de toutes nos toxines évaporées. A ce rythme la descente s'accélère dans le vacarme de tous les torrents réunis qui se précipitent sous un pont dont le tablier précaire résonne sous les coups sourds de blocs emportés, roulés par le flot furibond.

A peine installés dans le premier bistrot accessible, assez rustique pour accepter ces deux épaves qui font la gouille par terre, pendant que je cherche machinalement des yeux la bouée absente du secours aux noyés, Jean m'annonce, avant même de commander un truc roboratif sur un ton grave qui me fait dans le dos un froid supplémentaire :

- J'en ai marre des vaches, des veaux...

- Tu vas pas me faire le coup des couvées ?

- ...des bouses et des varosses.

- Bien dit. Apoué ?

- J'ai bien l'intention de grimper du dur, du rocheux...

- ...éventuellement du glaceux ?

- Surtout du sec, foua t'dieu !

Voilà ce que c'est que se comprendre à mots subtils.

- Oh dama... deux rouges et, si possible, un bout d'pain d'tome, si vous plaît.

C'est ainsi que se décident les vocations, devant témoin, ce qui veut dire qu'il sera impossible de revenir en arrière sans passer pour un dégonflé ou, ce qui est pire, un vélléitaire. Pour tout dire, une pétufle.

Bien entendu il y a d'autres raisons plus impérieuses, voire fondamentales comme disent les maniaques de la comprenaille.

C'est pourquoi...



***

Une attitude un peu cavalière

Je suis à cheval sur une arête. Ce n'est pas une position inconcevable pour un grimpeur provisoirement immobile. Je pourrais parfaitement me tenir debout puisque c'est ainsi que je suis parvenu à ce point mais, conscience oblige, je préfère m'installer solidement agrippé au rocher de mes deux genoux serrés contre les faces respectives qui partagent ce sommet en une pente de chez nous et une pente de chez les autres. La longue suite d'arêtes et de sommets successivement séparés que nous parcourons depuis ce matin marque effectivement la frontière entre le pays d'ici et le pays de là. Une jambe, donc une fesse de chaque côté. Je n'ose pas penser à quel endroit précis passe la limite internationale.

Je me tiens ferme parce que, de l'épaule et des omoplates, j'assure mon ami Jean qui s'emploie à descendre la face invisible d'une brèche profonde, coup de hache impressionnant dans le faîte ascendant d'un contrefort qui vient buter à la base d'une aiguille tellement fine et élégante dans sa svelte nudité que nous en sommes tout remplis d'admiration respectueuse. Trop belle pour être escaladée sans scrupules, trop difficile à émouvoir, comme ces beautés éternellement vierges à force de suffoquer leurs prétendants éblouis.

La descente ne doit pas présenter d'obstacles importants si j'en juge par la corde qui file régulièrement avec juste assez d'interruptions pour m'apprendre que, là-dessous, on se remue de prise en prise sans difficulté particulière. Une voix de caviste vient confirmer mes impressions tactiles par un "c'est tout en rocher " sans équivoque ni poésie quelconque.

J'ai donc une jambe au soleil tout neuf d'une belle journée de bise légère, l'autre dans l'ombre d'une face sombre et hostile, toute glacée dès les plus proches pentes lisses, rayée de couloirs de glace noirâtre jusqu'aux névés mitraillés de caillasses, aux éboulis et aux pâturages pierreux d'une combe profonde ou brille le toit minuscule d'une cabane inconnue. Je me demande si Jean va sortir de la brèche par le côté de la lumière, vers ces dalles brisées dont je vois le profil rébarbatif en me penchant un peu, ou s'il choisira l'ombre des pentes fuyantes dont je ne sais rien sinon que d'ici elles ont une sale gueule. Je serais bien étonné de le voir s'attaquer à l'aiguille elle-même tant elle me semble glabre, lisse et repolie par quelques millénaires d'érosion pluviale autant qu'éolienne et tellement fine vers son sommet qu'elle ne pourrait que se briser, n'est-ce pas, si on essayait... En un mot, j'ai la trouille à la seule évocation d'une telle escalade et j'en serre d'autant plus les fesses sur ma monture que je viens d'entendre rouler quelques pierres qui prouvent que Jean déblaye des prises avant d'émerger sous la lèvre d'en face.

La corde file un peu, beaucoup, s'arrête.

- Oh, donne-moi tout le mou...

Je donne.

Ce genre d'indications est la preuve que l'affaire est facile, que l'assurance est inutile et que le passage ne demande pas de précautions particulières. A moins que ce ne soit le signe de préparatifs pour une entreprise d'envergure qui exige ma présence sur place, à portée, non plus sur mon perchoir d'où je ne vois rien en dehors des parties hautes. J'attends donc, de fesses fermes, l'ordre de descendre en vitesse dans la brèche, sous la protection toute mentale d'une assurance fournie d'en bas par un individu dont je ne sais même pas s'il est stable et sur quoi, s'il se tient comment et à quoi, capable de m'attraper au passage et par quoi.

- Arrive...et fais gaffe...

Je descends avec l'aisance résignée qui sied aux profonds désespoirs, tout étonné de trouver des prises faciles et pas mal disposées dans la paroi humide qui mène au fond de ce corridor à courants d'air, assez prolongé dans les deux sens pour qu'on aie l'impression d'entrer dans la montagne au lieu d'en franchir une coquetterie. Je touche au fond rocheux à peine parsemé de fins graviers. Ce doit être le débouché vers la face du froid qui donne cette impression de caverne malsaine. Jean s'est en effet tiré de ce côté, appuyé du dos à la paroi d'en face. Il fait posément des anneaux et me tend toute la corde avec prière instante d'assurer d'ici, de ne pas faire l'andouille et d'attendre des nouvelles avant de bouger ne serait-ce qu'une oreille. Je me cale de mon mieux, prêt à retenir un bouf, résolu à me souder au rocher jusqu'à la fin des temps si mon destin en décide ainsi. En même temps je constate avec soulagement que la lèvre opposée que je ne voyais pas est, au départ, franchement surplombante et que pour atteindre la base de l'aiguille qui me semblait si rectiligne, il faudrait traverser loin par la droite et revenir en reptation horizontale avec de bonnes chances de se casser la gueule avant d'effleurer ne serait-ce que les orteils de la belle.

Sortons donc puisque sortir est notre lot. Foin d'escalades chorégraphiques et vaporeuses. Restons troglodytes.

Jean s'en va par la droite, encadre sa silhouette ficelliforme dans la fenêtre étroite ouverte sur le ciel clair, tourne un promontoire. Il disparaît. Je reste seul avec ma corde qui glisse dans mon dos, par petites saccades irrégulières. A chaque traction mes mains s'entrouvrent à peine pour laisse filer, prêtes à bloquer tout à la moindre gueulante, de celles que poussent les éjectés et autres précipités du système. Je commence quand-même à en avoir marre d'assurer sans rien voir dans cette espèce de divination tactile si rarement auditive. Faudrait voir à participer.

Pour en arriver là, nous avons dû coucher dans une baraque au toit de tôles tellement sonores que j'ai cru à la fin des temps pendant la queue d'orage fugitive qui a sonné minuit par-dessus nos bonnets enfoncés jusqu'aux masséters. Nous sommes partis dans la nuit d'un sentier à moutons montant, graisseux, passablement puant, jusqu'à la combe ouverte autour d'un petit lac ovale que nous avons longé vers la grande muraille dorée par le premier soleil. Un long névé diagonal, de ceux qui font regretter de n'avoir pas monté les skis, nous a menés vers un col bonasse dont la corniche engloutit à moitié un gros cairn frontière, premier plan stratifié d'une vue explosive sur une infinité de montagnes, une mer de sommets enneigés, un monde de glaces pétillantes aux rayons obliques du matin, une fuite vers les brumes lointaines d'où émergent à peine quelques vedettes prétentieuses qui portent un nom en rude langage de par là-bas. Nous avons vu monter lentement dans le soleil une formidable barrière qui ferme l'horizon vers les plaines lacustres, un long massif de pointes successives entrecoupées de glaciers suspendus dont on souhaite ardemment qu'ils le restent, de couloirs tortueux et glacés jusqu'aux nappes de pierriers noirâtres étalés vers des combes sépulcrales. Ce truc lointain est magnifique mais pas pour nous. Trop loin, trop haut, trop cher si l'on tient compte du change. Nous resterons chez nous, sur notre traversée à nous, et ceux qui ne sont pas contents...

Nous sommes montés doucement par l'arête de gauche, une sorte de résidu de carrière d'aspect conique. Celle de droite ressemble à une décharge de houillère. La première dent, toute de roches brisées, a été descendue avec précautions par une facette de rocher fracassé, suivie d'un collet caillouteux et d'une arête de blocs entassés, jusqu'à son sommet si fissuré qu'on n'ose pas y toucher même d'une caresse. La corde ne nous servait à rien, sinon à prévenir une chute basculante sur quelque morceau vacillant. Nos mains, toutes disposées à l'escalade, nous ont surtout servi à repousser dans leurs logements quelques mètres cubes oscillants ou à envoyer paître les plus petits aux profondeurs des combes obscures. Ce fut ensuite l'arête ferme de rocher enfin compact, jusqu'à la brèche inattendue, au pied de cette svelte aiguille dont l'élégance méprisante commence à m'emmerder, tout seul dans mon trou où je me caille les miches en surveillant la fuite saccadée de cette corde inconstante.

Je m'attendais à ce qu'elle monte peu à peu le long du promontoire, signe certain que Jean est en train de grimper là-derrière. Pas question. Elle reste tout en bas, avec une tendance à descendre encore à mesure qu'elle se déroule. Il doit donc traverser Dieu sait quoi, à condition que ce barbu s'occupe un tant soit peu de nos gesticulations matinales dont il n'a probablement rien à foutre. C'est pourtant de là-haut que me parvient l'ordre succinct :

- Oh... envoie le sac !

Je n'aime pas çà. Si on m'invite à grimper à cru, c'est sûrement que les affaires se présentent assez mal pour que mon élégance naturelle soit entièrement mise à contribution, sans entraves ni contestation. Je fais quand-même une boucle dans ce qui me reste de la corde. J'y passe le mousqueton qui pendouille en permanence à la poignée du sac et je gueule un bon coup vers le haut pour que tout disparaisse.

- Arrive...

Je sors de la brèche. Je tourne le promontoire. Je vois une suite de dalles qui se suivent, comme un trottoir, à la base d'une paroi si verticale et envolée vers le ciel bleu que je remarque à peine que les dalles sont horriblement inclinées vers une pente de glace noire imprégnée de caillasses brisées qui n'en finit pas de plonger vers des névés abrupts jusqu'au rebord d'une paroi invisible. Il y a bien un trottoir, mais redressé à la limite de l'adhérence, séparé de la paroi par une fissure inconstante, assez large pour engager les doigts là où c'est superflu, beaucoup trop mince pour s'y cramponner là où c'est indispensable. Je constate avec une satisfaction intime pleine de lâcheté retenue, que je suis bien assuré d'en haut. La traversée n'en sera que plus agréable. Il me faut en effet poursuivre jusqu'à cet édifice curieux constitué d'une énorme lame détachée, à peine séparée de la montagne par une fente bien verticale, ornée en son milieu d'un bloc coincé resté là après le cataclysme qui a tranché la paroi comme on découpe une rondelle de saucisson sur une planchette.

Dans tous les récits d'escalade de la littérature héroïque autant qu'alpestre, les dalles sont toujours affreusement glacées, luisantes d'humidité huileuse, démunies de la moindre prise d'ongle, déversées en un surplomb horriblement saillant repoussant le grimpeur aspiré par un vide incalculable. Ici, curieusement, tout va bien. Le rocher est sec, la fissure pratiquement inutile malgré ses prétentions à me compliquer l'existence. Je trouve des prises pour mes pieds et quelques rainures verticales assez profondes pour m'épargner les angoisses d'un déséquilibre passager. C'est dire que j'arrive rapidement à la grande fente qui présente à sa base une petite esplanade d'un demi mètre carré, histoire de se reposer à plat avant l'inévitable ramonage. Jean doit me lorgner d'en haut en attendant que j'apparaisse. Je m'en rends compte aux mouvements de la corde qui m'assure avec une précision diligente, laissant toujours assez de mou pour me permettre d'évoluer à l'aise, jamais trop pour me livrer aux fantaisies d'une godasse qui ripe, jamais trop peu pour me suspendre comme un pantalon sur l'étendage du potager.

J'aime bien l'escalade intérieure. Les deux semelles contre une paroi, le dos et les fesses contre l'autre, je suis bien. C'est presque à regrets que je pousse des deux paumes pour monter le cul juste assez pour sentir le moment où les pieds vont perdre l'adhérence. Je les replace l'un après l'autre en poussant fort et j'ai l'impression de pouvoir rester assis là tant qu'on voudra et aussi longtemps que la largeur de la fente sera à ma mesure. J'arrive ainsi à côté du bloc coincé car, gros malin, je n'ai pas l'intention de me cogner le crâne à ce truc mais bien celle de le dépasser à heureuse distance lorsqu'une voix angélique, un peu rugueuse tout de même :

- Monte dessus !

D'un geste affectueux, je lance mon bras gauche dans un abrazo assez théâtral et je trouve une bonne prise qui m'autorise à tout lâcher des pieds. D'un mouvement circulaire que je souhaite esthétique, j'envoie ma main droite, le bras, l'épaule et tout le bonhomme qui se retrouve à plat ventre sur l'obstacle. Si avec çà Jean ne me félicite pas !

J'ai peu de temps pour m'accroupir et me dresser debout sur la face supérieure de ce bloc opportun parce que la corde s'est tendue un peu trop vite pour me laisser espérer des témoignages d'admiration excessive. Ce serait plutôt du genre "on ne sait jamais avec ce con- là".

Le con s'attaque à la paroi finale avec d'autant plus de détermination que tout ramonage serait désormais impossible. La largeur de la fente s'est augmentée à la dimension, toutes proportions gardées, des pattes déployées d'une aragne ou d'un gros saillet, de ceux qu'on voir sauter dans les andains de foin sec. Je sors entre les godasses de Jean qui m'assure debout, négligemment posé sur une dalle balançoire qui n'aurait pas manqué de nous suivre tous les deux jusqu'aux tréfonds des fonds si jamais j'avais cessé un instant de voler élégamment de prise en prise, ballerine ascendante, funambule primesautier, arpège cristallin... :

- T'as vu là-haut ?

Je vois en effet, avec une satisfaction assez retenue, que l'arête continue gentiment, en pente moyenne, doucement redressée vers la fin en un sommet pyramidal, d'autant plus qu'il est effectivement orné d'une curieuse construction triangulaire. Jean, volontiers pédagogue, affirme :

- Signal géodésique frontalier international aux fins de triangulations cartographiques au moyen de théodolite à visée optique...hum, hum... référence azimutale...

- Ou tout comme !

Cette intéressante précision est suivie d'un départ nonchalant, les anneaux à la main, l'autre s'appuyant affectueusement sur quelque aspérité, histoire de nous persuader que nous sommes en train de pratiquer ce qu'on appelle escalade dans les endroits qui le méritent. Pour demeurer conformistes, parler juste pour être bien compris, nous qualifions de scalariforme ce qui se présente alors comme un escalier, de ruiniforme ce qui tombe en morceaux, de lapidaire ce qui n'est qu'un entassement de cailloux, de casse-gueule ce qui roule sous nos semelles et de généralement emmerdant le dernier raidillon. Nous atteignons le fameux édicule pyramidal qui nous nargue de sa grandeur surfaite depuis un bon moment. Ce n'est, à tout prendre qu'une grosse équerre en bois, quatre triangles rectangles en planchettes à claire-voie, accolés par leur grand côté à un pieu de section carrée scellé dans un petit cairn maçonné. Les hypoténuses forment arêtes cardinales et donnent, de loin, l'impression d'un cône. L'ensemble ne dépasse pas la taille d'un nain de jardin et nous le traitons sans ferveur. Pas même l'intention de boire un coup à la santé du portefaix qui l'a hissé ici et qui pourtant, depuis le temps, doit commencer à être un peu sec.

Nous descendons de l'autre côté, suivant le fil aigu d'une arête étroite très aérienne, faite d'une sorte de poudingue brunâtre sans parenté apparente avec le rocher que nous avons parcouru en dents de scie depuis ce matin. La géologie a de ces caprices et, j'en suis sûr, le sens de l'humour. La pente est assez raide pour que nous regardions nos pieds avec une attention si permanente que nous prenons à peine le temps d'entrevoir le paysage grandiose qui nous baigne de toute part, suspendus comme nous sommes dans le ciel foncé. Jean n'est guère poète. Ses tentatives de s'exprimer dans le milieu étroit des peintres du Dimanche, se sont heurtées très vite à la confection de quelques plats d'épinards parfaitement dysentériques et se résument désormais à une bonne pratique du vert véronèse numéro cinq. Il demeure néanmoins capable de repeindre une paire de volets ou de décorer le panneau d'une armoire paysanne à l'aide de campanules, rhododendrons et autres edelweiss bien tyroliens. Pour le moment, ce délicieux esthète vient de s'asseoir obstinément à l'éminence d'une sorte de tour ronde parsemée de pierrailles, de boites de conserves rouillées, de papiers d'aluminium froissés et autres signes qu'ici l'on bouffe. Comme il est installé sur la corde en vrac et que je ne tiens pas à me détacher dans cet endroit où ce qui est en haut pourrait assez rapidement être comme ce qui est en bas, j'obtempère et pose le sac. Ce goinfre s'empiffre d'un restant de saucisson réduit pratiquement à sa ficelle, d'un fond de cornet en papier où achèvent de s'émietter trois biscuits sablés d'origine maternelle et il égoutte un résidu de flotte saumâtre qu'il surnomme du thé. De mon côté je suce posément une pastille ascorbique détachée avec soin de la doublure de ma poche de poitrine avant de déclarer rondement qu'il faudrait prendre du souci si nous ne désirons pas achever ici notre jeunesse ardente.

La suite est une courte séance d'équilibre instable sur une arête aussi horizontale qu'un quai de gare et la descente bondissante d'un couloir de caillasses qui dégringolent bien plus vite que nous jusqu'au rebord d'un petit névé rond enchâssé dans un cirque bordé de parois dentelées que nous méprisons royalement. Qu'en ferions-nous dans notre superbe de grimpeurs blasés et par surcroît passablement crevés. Un petit bout de ramasse nous projette, tout courant, sur les derniers gros blocs arrivés avant nous sur ce petit col verdoyant, couvert d'herbe à marmottes où, assis sur une borne cubique, nous attend un énorme douanier en uniforme gris qui nous arguète à l'aide de ses grosses jumelles, si j'ose appeler ainsi les espèces de canons de marine qu'il braque vers nos allègres silhouettes.

L'homme est disert. Une fois assuré que nous allons par là, alors qu'il vient de par-ici, son devoir de cerbère achevé le pousse à extraire de son sac une gourde plate dont le bouchon à vis servirait de godet s'il n'était pas qu'un dé à coudre. Le contenu répand immédiatement dans le petit vent sec une envahissante odeur alambique d'absinthe fort distillée et néanmoins illégale.

L'impression est énorme. La première gorgée descend en cascade jusque dans les talons, au mépris de toute anatomie viscérale. Il n'y en a pas de seconde. Le premier choc est tel que l'on comprend immédiatement pourquoi. Dans le feu de l'action, ce qui est bien le mot, je montre au bonhomme la traversée dont nous venons, les sommets en enfilade. Il s'étonne :

- Alleu ! çà fait une bonne virééille ! De bleu de bleu ! ( un temps ) Alors çà fait que voilà !

Sa conclusion en vaut une autre. Nous partons de notre côté. Lui, il demeure sur sa borne, stylite ignoré mais inamovible, inconnu mais fidèle.

Deux heures plus tard, étalés bien au chaud sur les banquettes de cet engin qui nous ramène en ville, train par l'aspect, tramway par le vacarme, corbillard par la vitesse, camion de pompiers par l'avertisseur, char à bancs par les secousses, patache par le tangage, nous rotons encore les effluves frontaliers.



***

Le beau blond et la belle rousse

Il parait que c'est une collective. Nous possédons en ville un club fort dynamique qui compte une centaine de membres, tous alpinistes distingués, auteurs d'exploits sans nombre dont malheureusement personne ne se souvient, ni eux-mêmes, pour la seule et bonne raison qu'ils ne pratiquent que deux ou trois fois l'an pour monter au chalet avec bobonne ou sa substitution préférée, dans le but d'y faire la fondue ou d'y bouffer la choucroute en compagnie de quelques couples aussi peu légitimes qu'ils ont pu les réunir Ces expériences alpines restreintes aux étreintes me feraient plutôt rigoler. En ville, ils sont d'une dignité qui force le respect. Ils sont assidus aux conférences et projections de films héroïques, où l'on voit, en couleurs, des kilomètres de marches d'approches en diverses montagnes du globe et, par chance, deux ou trois images fixes de vainqueurs émaciés d'un sommet aussi merveilleux qu'indéfinissable, au nom à coucher dehors sur une moraine. Ils assistent en famille pomponnée, leurs officielles épouses parées, ornées, peignées de frais, parfumées d'abondance, au bal annuel destiné à ramasser un peu de fric pour le car du ski, qu'ils n'empruntent jamais car ils ont tous de belles bagnoles et ne skient que par beau temps sec ensoleillé, aux terrasses à chaises longues des stations distinguées. Experts en cartes, timbres millésimés, insignes, cotisations, vignettes, assurances, listes ronéotypées et assemblées générales, ils s'excitent de temps à autre afin de justifier l'existence de la section, de la fédération, de l'association, des sous-sections, de l'administration et autres organisations. C'est pourquoi on proclame chaque saison, urbi et orbi, quelques collectives auxquelles personne ne participe sauf, ignorants inexpérimentés, quelques naïfs néophytes qui viennent une première fois et que l'on n'y reverra plus jamais. La principale difficulté est alors de désigner un responsable, tout le monde fuyant à toutes jambes. Cette fois-ci, c'est un beau jeune homme.

Sur le quai de la gare du tram, nous nous retrouvons à trois rescapés des impératives obligations incessantes qui empêchent nos bons membres inactifs d'assister, même de loin, à la moindre escalade. Le beau jeune homme joue les mères poules, important et très intéressé par une non moins belle rousse, tendance acajou. Il s'avère qu'il l'a expressément invitée, arguant de sa lourde responsabilité d'organisateur sélectionné, pour l'entraîner ainsi hors de papa-maman. Quant à moi, je me demande bien ce que je fous là.

Tout au long de la montée en tortillard électrifié j'assiste, intéressé, à une séance de séduction appuyée. Le beau jeune homme pelote consciencieusement la belle qui proteste rarement par de petits cris étouffés bien contredits par un faciès plutôt roucoulant et d'une rubescence diffuse que n'explique pas seulement la chaleur étouffante de cet après-midi d'été excessif. Il fait effectivement une chaleur à crever, avec ou sans rousse entre les mains.

Au terminus, agréable village enchâssé dans ses montagnes pointues, le jeune homme remet de l'ordre dans sa tenue un peu éparpillée par ses élongations tentaculaires. Il porte un magnifique pull-over d'un blanc étincelant, tricoté à torsades, des bas presque aussi immaculés pour aller avec, des knickers beige clair de coupe soignée, des chaussures de marque austro-teutonne qui savent grimper toutes seules. Son sac, tout neuf, est d'une teinte bleuâtre très attirante avec un soupçon de militaire qui fait vraiment viril. Son piolet n'a jamais servi. Le fer étincelle et le manche est aussi blafard que celui d'un balais chez le quincaillier. Cette espèce de catalogue de mode alpestre, comme on en voit sur les calendriers, pose sur le quai avec une nonchalance étudiée, donnant l'impression d'une force contenue bien capable de dévorer les pires escalades en souriant d'aisance et d'un léger mépris. A son poignet harmonieusement bronzé tendance piscine, la manche négligemment relevée laisse voir un splendide chronomètre tout en or dont on ne peut plus ignorer que c'est papa qui les fabrique, tant il a insisté sur sa prospérité héréditaire aussi garantie qu'industrielle. La rousse en est toute subjuguée. De temps à autre, de l'index négligent de l'autre main, celle qui jette les feux d'une chevalière massive, il écarte avec souplesse un brin agacée, la mèche blonde qui retombe sur son front à peine ridé par un souci de dignité amusée. Ce con est, en résumé, le parfait prototype d'imbécile prétentieux et si heureux de l'être que l'on se l'achèterait volontiers pour s'entraîner chaque matin, de bonne heure, à la pratique de la boxe française. Comme je n'en ai rien à foutre et que, tout compte fait, c'est à la rousse de s'en dépatouiller, je suis le mouvement lorsque, d'un geste martial, il désigne le but de nos futurs exploits et s'en va d'un pas romain à la conquête de l'héroïque paroi.

Nous avons récupéré nos bécanes dans le fourgon à bagages, entre un sac postal avachi et une caisse à porcelet, et nous attaquons l'agréable montée tortueuse, le long d'un sage torrent aux eaux claires sur ses cailloux schisteux. Le vélo du beau blond jette les éclats éblouissants de ses chromes tout neufs. La rousse s'épuise sur une affreuse mécanique en forme de col de cygne, dite bicyclette pour dames parce qu'elle a été conçue pour s'en servir malgré le port ancien de quelque lourde robe à quatre jupons, pourquoi pas crinoline. La vallée est étroite entre des pentes si raides qu'on ne voit rien d'autres que des sapins brossus d'un côté, des falaises calcaires de l'autre, à peine atténuées de plages d'herbe râpée et de larges bosquets de fayards tordus.

Nous allons ainsi jusqu'aux parvis d'un cirque admirable bien qu'amputé des deux tiers par de vilaines pentes d'éboulis noirâtres, tout rayé de cascades qui dégringolent des hautes vires étagées d'un beau vert émeraude sous le soleil acharné, tout rempli de forêts aux sapins immenses et creusé de torrents mousseux. Il y a là une cantine en planches ornée de quelques tables pliantes et de leurs chaises étiques de guingois dans le gravier. Nous buvons un truc jaune clair et le beau jeune homme exhibe un souple et discret porte-monnaie en croco nouveau-né pour régler avec largesse. Les vélos sont rangés derrière une remise à bois, laissés là au bon vouloir du tenancier et protégés par le sens moral des rares passants qui iront pisser dans le torrent.

En bas il faisait chaud. Ici on étouffe. La face de la rousse tourne au violet et le beau blond lui-même commence à mouiller sa chemise rose cendré.

Par un chemin bucolique sous une voûte de fayards courbés, nous montons lentement vers une combe étroite, enserrée entre des parois rapprochées qui semblent interminables pour la bonne raison que d'en bas on n'en voit pas la fin. Vers le fond on devine un col, simple inflexion dans la ligne des sommets imprécis. Le beau blond me le désigne d'un "c'est par là" entendu, tout fier de savoir et de le bien montrer.

De temps en temps, autrement dit de siècle en siècle, une tranche de ces faces se détache et s'effondre dans la combe, dévastant les forêts, obturant le cours des eaux qui charrient les troncs brisés et les blocs fracassés au débouché vers la plaine minuscule où se blottissent trois granges de poupées et un oratoire tout érodé. La dernière fois c'était il y a deux ou trois ans. Le peuple du village d'en bas a été tiré du lit par un vacarme épouvantable. Tout le monde aux fenêtres, lanternes, volets qui claquent, pompiers hirsutes qui accourent en bouclant leur ceinturon. Maire, curé, les hommes, tout est parti en chars à bancs, ventre des juments à terre, vers le fond d'où venait l'épouvante. Ce fut énorme. Deux mois plus tard j'y suis allé voir. Il en tombait encore parfois quelques tonnes retardataires et l'éboulis barrait tout, affreux mélange de neige tassée, de gros blocs éclatés comme des maisons éventrées, de sapins écliaffés comme des allumettes gigantesques en longues échardes suintantes de résine rougeâtre. Dans la paroi, une plaie béante de rocher clair, une vaste zone circulaire dont jaillissait, en plein milieu, une puissante cascade, résurgence de quelque mystérieux trajet obscur et bouillonnant, exutoire de borborygmes et de siphons inimaginables. Depuis lors, l'énorme cône s'est quelque peu tassé, les petits blocs se sont lentement encastrés entre les plus gros, l'érosion a coulé les graviers dans les fentes profondes, quelques arbustes ont occupé les plages terreuses riches en bois pourris et des fleurettes s'amusent de loin en loin entre les taconnets étalés. Nous passons vite. Entre les catastrophes historiques, se produisent assez souvent des chutes inattendues, réminiscentes ou prémonitoires, surtout lorsqu'il pleut fort ou lorsque quelque orage ébranle les pierriers suspendus.

Le beau jeune homme marche devant, très conquérant, sa chevelure dorée amoureusement peignée en boule qu'il rectifie, au moindre souffle d'air, d'un peigne élégant qu'il manie avec grâce et reloge virilement dans sa poche revolver. La rousse suit à distance raisonnable, hors de portée des mains baladeuses. Je reste en arrière pour observer le chemin qu'on va prendre car, à partir d'ici, je n'y connais plus rien. Il est bien connu que si l'on se trompe de direction, c'est l'homme de tête qui s'égare et que ce sont les suivants qui s'en aperçoivent. C'est ainsi que je le vois brusquement disparaître, tournant un gros caillou à la base d'un éperon bordant une cascade. Je le rejoins au rebord d'une petite vasque creusée dans la roche, sous un surplomb orné de branches folâtres d'où s'égoutte un ruisselet argenté. Il ne manque qu'une bergère à houlette en chapeau de paille enrubanné. Faute de mieux la rousse arrive.

Sur la droite une large dalle se déploie en pente raide jusqu'au pied d'un vague becquet boisé de tout ce que la flore arbustive du coin peut produire en ces abrupts entre deux tempêtes, quelques avalanches et autres ravages attendus. C'est là que çà passe. L'usure des ans, à savoir celle des pieds, a dessiné sur la dalle un sentier en lacets serrés que nous remontons avec les précautions qu'impose la présence importune d'un vide de plus en plus sensible.

Sans aller jusqu'à réclamer l'escalade, la dalle est assez pentue pour que la rousse préfère, à mi-côte, se servir de ses fesses comme surface d'adhérence plus efficace que ses fines chaussures pour ballades aux ombresales. Elles sont fort jolies ses fesses, pas au point toutefois d'inspirer la tolérance de son admirateur de guide qui lui enjoint de demeurer sur ses pieds mignons afin de ne point encore écorcher un épiderme si attirant, avec ou sans culotte en gabardine par-dessus. Je règle la question des "j'peux pas" en me proposant comme garde-fou pour les derniers mètres quelque peu exposés, jusqu'à la base de l'éperon.

La suite de la piste est un viônnet qui tient de la corniche et de l'échelle à poules, tracée sur le fil d'une arête schisteuse fort pourrie, avec quelques passages en forme de dévaloir boueux qui mettent à mal les beaux bas blancs du fier garçon. Ce traquenard est affreusement raide mais heureusement assez boisé de varosses et de petits sapins tordus pour qu'on ne voie jamais sur quoi l'on grimpe, entre la cascade suspendue et un vilain couloir sans fond, dévaloir de tout ce qui céderait à l'attirance de l'attraction, newtonienne même ici. Les mollets en prennent un coup et les tendons d'Achille sont étirés à en sortir de la godasse. Un pessimiste a scellé là, de loin en loin, de gros pitons à boucle dangereusement branlants, porteurs de quelques vestiges d'un vieux câble tout épaturé qu'il est bien préférable de laisser rouiller en paix. La sortie de cette horreur voit trois essoufflés se glisser dans la pente, comme des voleurs, entre les orties arborescentes d'une motte terreuse, jusqu'aux soubassements de quelques chalets tassés contre la base d'un pâturage tellement caillouteux qu'il doit servir à ces trolls pétrophages que chantent les légendes scandinaves. En plein milieu du chemin un gros bloc égaré s'est installé ici pour la fin des temps. On y a creusé une bornache grillagée de fer forgé où trône, ou plutôt grelotte, une statuette de quelque vierge-mère immature à peine christianisée. La rousse s'émeut. Je ne sais pas si elle prie pour le salut de son âme ou pour atténuer sa tachycardie.

Nous poursuivons par pierriers et caillasses, champs de blocs et éboulis, tout heureux de fouler parfois de courtes zones d'herbe à marmottes et bientôt les premiers névés au pied des parois dominantes. La rousse commence à osciller mais, sa souplesse juvénile aidant, elle fait contre épuisement bon cœur. Son compagnon l'encourage d'en haut en lui démontrant du geste et de la parole combien il est entraîné, lui, costaud, lui, courageux, lui, déterminé, lui, volontaire, lui. Je me retiens de lui envoyer un gros caillou sur sa gueule, à lui.

Toutes les courses de la région se passent de la même façon. Il faut d'abord franchir les premières falaises, parois et soubassements, par couloirs, éperons ou grimpettes herbeuses puis, atteintes les vires, traverser où on peut par des sentes caillouteuses ou heureusement neigeuses pour monter à la base des seconds abrupts, faces brisées ou surplombs proéminents, ainsi de suite autant de fois que le sommet choisi compte d'étages jusqu'aux crêtes terminales. Bien entendu, cette belle régularité est continuellement remise en question par quelque éventration de la montagne, quelque séquelle de fureurs sismiques, des éboulements ravageurs, des effondrements hallucinants et tout ce qui fait que presque nulle part on ne rencontrera ce que nous apprennent les bons principes géologiques, qui se conduisent ici comme tous les principes : une bande de faux jetons. Reste au montagnard à se débrouiller avec les ruses d'une tectonique qui ne l'attendait pas et qui s'agite en sous-sol depuis bien avant le temps où ses grands parents marchaient à quatre pattes.

Nous atteignons tout de même la base des grandes parois qui nous dominent depuis un sacré moment. Il y a là une très grosse pierre tombée qui forme avant-toit, avec une vieille croix démantibulée dessous. Piété ou accident oublié ? Vient ensuite une région de blocs assez frais d'arêtes pour nous inspirer une allure plus rapide et, enfin, la charmante cuvette où gît le refuge.

Il gît, c'est le mot. Il fut peut-être mais n'est plus qu'une cabane délabrée en tôle ondulée tellement repliée de partout que l'on dirait une taupinière métallique. Le toit en est si bas que l'on peut converser à l'aise en s'appuyant négligemment du coude sur le faite de la chose et que, pour entrer là-dedans en toute humilité, il faut se courber sous la poutre en prenant soin de ne pas enlever son chapeau, protection nécessaire d'un cuir chevelu même garni de blond pâle ou de roux abondant. L'intérieur est fait d'une charpente fort techniquement réalisée, quelque peu faussée par la pression des neiges accumulées en cette dépression, réceptacle de toutes les congères ameutées par les vents tourbillonnants de l'immense massif. On n'y voit goutte, faute de lucarne, mais le délabrement général saute rapidement à nos yeux offusqués. On ne voit que des poutres transverses, un bat-flanc bas du cul, un poêle cassé en fonte rouillée, une masse informe de cosses de maïs à l'odeur recluse, vestiges de paillasses éventrées et foulées au hasard des convulsions de multiples insomniaques. Deux ou trois toiles à sac épaturées jetées aux rats. Ce sont les couvertures. Qu'en ferait-on dans cette antichambre de la fluxion de poitrine ? Le beau blond se révulse. La belle rousse s'indigne. Nous irons coucher ailleurs.

Je vois, un peu plus loin, une seconde cabane qui s'avère être la tanière d'un moutonnier, célèbre au loin pour son hospitalités annoncée, encouragée aussi par quelque bouteille de rouge de l'épicerie d'en bas dont je me suis chargé dans l'espoir d'amadouer le pittoresque personnage que l'on m'a décrit comme un exemplaire original de la faune alpine, ovine, caprine, à peine sapiens. Un brave type au demeurant, bien que les échanges verbaux soient difficiles car il parle un patois, surprenant mélange de südtyrolien et d'hépatovalaque aux consonances karstique et pourquoi pas frioulesques. L'homme est carré, petit, souriant brun foncé, coupé en brosse queue de vache, kaki du pantalon, délavé du blouson râpé, puant la bique à faire éructer un bouc, jovial et disert dans l'incompréhension générale de ses expressions gutturales. Nous l'abordons avec l'enthousiasme de celui qui sent qu'il y a du feu chez lui et que le plancher incliné qui sert ici de couche aux visiteurs nocturnes est couvert d'une épaisse couche de foin sec d'où l'on déloge les chèvres voraces à coups de coudes énergiques, en regrettant hélas que les puces soient si rétives à s'enfuir aussi.

Nous mangeons dehors, assis sur une banquette lustrée, la nuque appuyée au rebord du toit, pendant que l'ermite tourne un gros pilon de mélèze dans un bronzin culotté dans l'espoir d'en obtenir une polente sèche à frire aux oignons. Notre hôte, qui porte un nom de pamphlétaire garibaldien, m'explique qu'au printemps dernier il a dû allumer, avant de s'installer, un grand feu pour chasser les vipères de son rustique repaire :"Vinté douzz". Je traduis à la rousse qui défaille. Cette précision erpétologique, épisode classique de toute hagiographie anachorètique qui se respecte, prépare un lourd sommeil frémissant dans le foin profond, à peine dérangé par les soubresauts platoniques de mes deux tourtereaux heureusement revêtus de tout ce qu'ils transportaient dans leurs sacs à nippes, ce qui m'épargne la séance redoutée d'érotisme foudroyant.

Les braises rougeoient encore lorsqu'un martèlement suspect me réveille à demi. Je pense à une chèvre qui escaladerait la toiture, d'autant plus qu'un écoulement discret ajoute au diagnostic, erroné comme souvent. La chose insiste et se densifie en une averse orageuse indiscutable qui semble s'installer avec obstination. La grêle s'en mêle un peu, réjouissante au possible sous un toit de tôle, et vient la pluie régulière, abondante, qui enfle distinctement le bruit de fond du torrent. C'est fou ce que toutes ces cascades peuvent gonfler brusquement au moindre petit crachin ! Au chuintement discret des heures sèches succède immédiatement un souffle puissant, bientôt un mugissement répercuté aux échos amortis. Je frissonne d'une terreur ancestrale, souvenir oublié des premiers âges des hommes, délicieuse sensation d'être bien au sec dans mon foin douillet, sous ces tôles déchaînées et ces eaux ravageuses. La rousse se pelotonne dans des bras secourables, tout contre un pull blanc qui n'en croit pas son bonheur.

La nuit passe lentement sous ce déluge entretenu. L'aube pointe, d'une discrétion pitoyable. Je resterais bien couché encore un moment mais le berger s'est déjà levé, attise ses braises et barlotte des casseroles dans l'intention probable de faire bouillir de l'eau à toutes décoctions utiles. L'homme dort sur une sorte de banquette recouverte de peaux de moutons, assez crasseuses et odorantes pour éliminer les scrupules olfactifs qui subsisteraient après examen des couvertures. Sa toilette matinale se réduit à un mouvement pivotant qui lui permet d'engager ses pieds dans ses socques sauf lorsque, comme ce matin, il choisit les bottes en caoutchouc. L'indication météorologique est précieuse. Le beau jeune homme, un peu froissé quand-même, n'en tient aucun compte. Entre deux déglutitions d'un café bizarre préparé dans une cuvette en fer battu, il m'explique que, évidemment, la pluie ne vas pas durer, que çà va s'arranger forcément dès qu'il aura mis le nez dehors et que, n'est-ce pas, nous aurons bientôt un temps magnifique. Nous partons donc, équipés comme pêcheurs d'Islande.

Je possède une belle cagoule taillées dans un bout de toile de tente américaine. Ce textile épais, imprégné d'un produit hydrofuge de réputation, devrait résister aux pires moussons, orages tropicaux autant que cyclones philippins, à condition de demeurer bien tendu et de n'être en contact avec quoi que ce soit. Très lourd à sec, il s'imprègne rapidement d'une quantité croissante d'eau céleste pour se transformer en une sorte d'éponge insatiable définitivement inépuisable. En même temps il durcit, prenant l'apparence et la consistance d'une planche épaisse, à tel point que, pour enlever ce carcan, il faut se mettre à deux. Le porteur se penche en avant et se cramponne à tout ce qui se trouve à sa portée. L'extracteur empoigne l'objet par les épaules d'abord, les manches s'il peut, la région de l'échine ensuite et tire à tout rompre, de toutes ses forces, sans rien obtenir. Après quelques contractions synchronisées accompagnées de halètements sonores, de cris aigus et de blasphèmes épouvantables, la cagoule s'échappe enfin, si brusquement que les deux lutteurs tombent symétriquement sur le cul en maudissant l'imbécile assassin qui a conçu cette horreur vestimentaire. Abandonnée, elle tient debout comme un cul-de-jatte monstrueux. Dès que l'imprégnation des couches superficielles est achevée, j'ai l'impression de porter une de ces cuirasses médiévales qui, elles au moins, étaient en fer infiniment plus souple que cet étui pour contrebasse à cordes. Tout mouvement y est interdit, à l'exception d'un jeu de jambes strictement limité aux petits pas, ce qui, au demeurant, suffit pour marcher. Les coutures ne sont pas étanches, ni la toile au contact des multiples aspérités que présente un corps humain normal, ni rien de ce qui justifierait la présence de ce sarcophage, à part peut-être que son poids indécent constitue un excellent entraînement à l'office de porteur d'altitude ou encore de mulet bâté. Malgré de nombreux lavages alcalins en diverses chaudières, l'odeur tenace de lin rance et de goudron corrosif apporte une touche d'exotisme qui fait penser à l'approche d'une momie égyptienne en voie de décomposition avancée. Il ne manque que l'aspect anacoustique de la chose car, là-dessous, je n'entends plus rien.

Le beau jeune homme s'est enveloppé dans une seyante cagoule d'un bleu ciel avenant dont l'imperméabilité est garantie par l'étiquette d'un grand faiseur. Sa rousse compagne disparaît dans une insondable pèlerine d'un gris ferrugineux qui dissimule tout ce qui, de loin comme de près, évoquait une forme féminine. Ce qui demeure est l'aspect déprimant d'un cône métallique qui avance par saccades. Nous progressons ainsi à travers un champ d'arbustes dégouttants qui nous trempent incontinent jusqu'aux fesses. Nous traversons un torrent furieux par ce qui serait un gué si le flot précipité ne montait jusqu'aux cheville, entrant avidement par tout ce qu'une chaussure de montagne peut offrir d'orifices aspirants, réglant immédiatement le souci de l'étanchéité des chaussettes. Les orteils se mettent à clapoter alors qu'une sensation de fraîcheur exquise s'étend sous la plante désormais protégée pour longtemps des risques d'échauffement cutané. Je ne m'inquiète nullement. Ce qui est fait n'est plus à faire.

La lumière blafarde d'une aube avortée sourd entre de gros nuages noirs qui nous enveloppent hermétiquement, à tel point que nous ne voyons clair que dans un court rayon d'une vingtaine de mètres, si l'on veut bien oublier que dorénavant tout se mesurera exclusivement en litres. Le silence est celui des grands fonds lacustres.

Deux heures et quelques kilomètres cubes de caillasses luisantes plus tard, traversées de torrents boueux et autres grimpettes en pierriers déliquescents, nous atteignons un endroit invisible, dans une mer d'inconnaissable. Il parait que c'est un col et je veux bien le croire, observant que çà montait du côté d'où nous venons et que çà redescend vers celui où nous irions, si nous allions. Le fait que de chaque côté il semble y avoir aussi des pentes montantes conforte cette impression que nous ne sommes pas sur un sommet mais entre deux. Donc, va pour un col. Les nuages viennent de là-bas, dans notre dos, hésitent un peu puis basculent vers le néant. On les voit, gris noir sur fond gris cotonneux, roulant dans un flux de gris souris lardé de vapeurs effilochées. Leurs masses successives mélangées aux vagues de pluie cinglante nous assaillent de bas en haut, achevant l'imprégnation des parties épargnées par l'arrosage normalement vertical, bien aidé en cela par plusieurs tourbillons qui nous cinglent en diverses diagonales. L'autre crétin, consultant son beau chronomètre waterplouf, décide alors que "le temps ne se prête guère à une escalade, même désirée, que le paysage étant parfaitement invisible d'ici comme d'ailleurs, il serait sans doute préférable d'envisager... "

J'ai fait demi-tour avant la fin. L'affaire aurait bien pu se transformer en coup de pied au cul de l'imbécile. Engoncé dans ma cagoule en contre-plaqué, je tourne le dos au col invisible entre ses montagnes improbables, aux chronomètres, aux collectives, aux intempéries tenaces, aux ardeurs aqueuses des amoureux transis. Ils le sont, à tous les sens du mot.

La descente est une horreur réduite à ce qu'on en voit quand on est enfoncé dans une cousse si compacte que d'un mètre à l'autre on ne peut pas deviner si ce qu'on aperçoit est homme ou cairn, bloc erratique ou baleine égarée, cabane du berger ou épave titanique. Je passe en courant au large de l'antre de l'autre austro-valaque. Je ne m'arrête que longtemps après sous l'auvent rocheux à la croix escargnôtée pour fumer une cigarette tirée de mon paquet tout sec, bien à l'abri, avec les allumettes, de mon habituel préservatif torsadé, providence des matières précieuses et néanmoins hydrophiles.

Les deux éponges dégoulinantes qui grelottent à mes côtés ont un aspect pitoyable. Du capuchon de la rousse s'échappent deux espèces de couleuvres roussâtres qui pendouillent par devant de chaque côté d'un menton trémulant. Le fier jeune homme est tombé dans la boue du chemin, deux fois sur les fesses et une fois à plat-ventre. Son beau pantalon beige ressemble aux cuisses d'une charolaise qui s'est couchée dans la bouse d'une litière négligée.

C'est seulement autour d'un vin chaud qu'ils reprendront vie, lentement, sans atteindre toutefois le métabolisme nécessaire pour s'opposer à ma décision de descendre par le car, les vélos sur la galerie.

Les tenanciers de la cantine sont, père et fils, d'athlétiques bûcherons habitués à manier le chapuis. Ils se mettent à deux pour m'extraire de ma cagoule.

Je n'ai jamais revu mes deux çarpés aquatiques. Je leur souhaite bien du bonheur, beaucoup de petits blonds dont une roussette et, pour toute leur vie, un large parapluie.



***

Quand on est pressé faut aller doucement

Je fais la rue de gare pour la troisième fois, de la Poste à la Mairie et retour. Encore vu personne. Depuis que Jean s'ingénie à grimper d'horribles choses de plus en plus escarpées, dans l'intention proclamée de faire son métier de cette activité de tuagens, je dois me rendre à l'évidence que mes capacités congénitales seront insuffisantes pour le suivre en ces galères. Restera heureusement le ski pour nous rencontrer de temps à autres hors de ces aventures de sac et de cordes et nous engueuler un bon coup lorsque sa pédagogie tatillonne commencera à me les briser outre mesure.

On m'appelle. C'est Roger, petit, rond, posé, dégarni, bronzé, jovial, notable respecté et pourtant vendeur de voitures d'occasion. Il me sort le nom d'un massif que je connais bien et d'une chaîne de sommets dont je n'ai atteint que le dernier, tout là-bas, tout au bout, à la fin des fins.

- Tu viendrais pas pour la traversée ?

- Hou la la, j'ai jamais fait çà...Y a qui ?

- Y a moi... c'est tout.

J'ai bien compris. Tout seul pour un truc pareil, il voudrait bien un second, peut-être un secouriste, quelqu'un pour assurer. L'occasion est flatteuse. J'en suis.

Pour une fois, le long parcours de la vallée, jusqu'au pied des parois qui nous intéressent, se fera en bagnole. Roger a sorti de ses stocks une grosse caisse noire à coins carrés dont le moteur se prétend flottant. En tous cas il est puissant. Il amène son engin devant la cantine, sous l'admiration muette des rares populations qui ont l'habitude de nous voir arriver suants, sur des vélos pénibles, ou plus souvent à pied, sous des sacs obèses. De plus, nous n'avons pas l'air de venir bocater les primevères, à en juger par l'équipement, y compris les piolets et des godasses à pitater la neige. Une grosse corde d'attache ajoute à l'aspect compétent de l'ensemble. Les jeunes touristes en robes à fleurs en sont époulaillées au point, exceptionnel, de faire silence, comme au cirque ou peut-être au cimetière. Roger range soigneusement sa bagnole entre un rang de gros sapins et un fossé profond qui protège la route des écoulements intempestifs.

La marche d'approche par sentiers forestiers et résidus d'avalanches fossiles, se poursuit par la remontée interminable d'un long cône d'éboulis étalé sous les parois immenses qui forment le socle de notre premier sommet. Tous ceux qui l'entourent forment une chaîne circulaire à peine interrompue par un col douceâtre d'où, il y a quelques années, je suis redescendu à cloche-pied à cause d'une fracture à une cheville qui grince encore de temps en temps lorsque le mauvais temps s'annonce. Cette enceinte s'ouvre à peine au monde des vivants par une vallée étroite, brèche habitée par un torrent collecteur des dizaines de cascades qui se multiplient au printemps au point de devenir assourdissantes lorsque les avalanches de fond se mêlent à leurs eaux turbulentes pour vidanger tout ce qui coule, glisse, dévale et ravage les flancs abrupts de cette combe enclavée.

Nous remontons sans nous presser un énorme cône où se mêlent tous les échantillons de ce qui peut tomber d'une montagne, y compris quelques milliers d'épicéas brisés, quelques millions de mètres cubes de roches broyées, probablement quelques cadavres d'animaux cornus qui se pétrifient lentement. Tout çà s'est bien tassé sous le poids des saisons mais, de temps à autres, quelques roches éparses tombées des surplombs s'ajoutent aux masses anciennes, histoire d'entretenir le volume du socle renouvelé. Il vaut mieux éviter de se trouver là lorsque le vent et la pluie agitent l'atmosphère. Aujourd'hui tout est si calme, il fait si chaud sous le soleil féroce, que je suis à peine d'humeur à m'irriter de la lenteur légendaire de cet ami Roger.

Le bonhomme est bien connu pour sa manie de démarrer si mollement que tout le monde lui passe devant dès le départ et le laisse pour mort. Il remonte peu à peu la caravane sans accélérer le moins du monde mais en adoptant le rythme d'horloge comtoise qu'il conservera obstinément jusqu'à la fin de la course. Il arrive au sommet en même temps que tout le monde, bien avant les traînards qu'il aura dépassés depuis longtemps. Ce n'est pas aujourd'hui que je résoudrai ce mystère mathématique. Je reste sagement en arrière, assez loin pour confirmer ma place de supplétif. De plus, je n'ai jamais mis les pieds par là et je ne sais de l'entreprise que ce qu'en fabulent les itinéraires imprimés par de sordides vicieux qui ne racontent que des ânerie et comptent sur leurs doigts crochus, en ricanant, le nombre d'égarés, éternels disparus dont ils portent malicieusement le deuil. Je vois donc Roger tirer vers la gauche, dans un mouvement enveloppant qui m'intrigue.

Il me semblait bien que cette haute paroi couronnée de surplombs verdâtres aussi engageants que des mâchicoulis n'était pas à la portée de l'allure pépère de mon meneur. La nouvelle d'une tentative d'escalade directe se répandrait vite dans le milieu des fossoyeurs locaux. Je vois donc avec bonheur que nous approchons peu à peu de la base d'un grand éperon aigu, écorchoir détaché entre des piliers massifs dont le sommet se perd contre d'autres parois, à n'en plus finir. Je distingue là-dessous l'entrée dissimulée d'une haute entaille en forme de cheminée rétrécie, faite d'une roche noire aussi avenante et délavée qu'une ardoise de pissoir. Un ruisselet ridicule s'en échappe, qui ajoute à l'impression.

Roger s'engage dans cet antre et s'arrête, nez en l'air, à la recherche de quelque sortie qui me semble aussi apparente que celle d'une nasse. D'en bas pourtant, je le vois s'attaquer à la paroi de gauche avec une aisance suspecte. Je me précipite pour ramasser le cadavre mais rien ne tombe, à l'exception de quelques graviers détachés par ce grimpeurs avide. Il est vrai que, vue de près, la facette présente une suite de rainures horizontales formant échelle à poules et que son escalade est d'une facilité décevante. Il en est ainsi de bien des belles dont il ne faut juger qu'après y avoir mis la main.

Roger est sorti. Il s'avance prudemment sur une corniche à peine plus large que son chapeau si tyrolien que je m'attends à ce qu'il se mette à jodler tout seul. Le passage est impressionnant, le vide abominable. Ce truc est le prototype du sale coin, pas assez varappe pour justifier la corde et qui vous envoie, au moindre faux-pas, voler dans les airs pour tout le reste de votre courte vie. Je suis donc bien aise de me retrouver sur la fine extrémité de l'éperon responsable de cette hasardeuse grimpette. Je commence quand-même à parler de corde parce que, pour poursuivre, il nous faudra emprunter une arête assez aiguë et assez raide pour que les marches qui l'entaillent semblent fort bienvenues tant aux mains agrippées qu'aux pieds vacillants. Roger, d'en haut, affirme que ce n'est rien. Je me range à sa conclusion tout en prenant bien soin de rester à distance, résigné, s'il le faut, à le recevoir sur la tête. Tout va bien pourtant jusqu'au point fatal où l'arête vient buter sous un surplomb définitif, fendu d'un couloir rempli d'un agencement de blocs coincés qui n'attendent qu'une chiquenaude pour rayer de la carte et de l'état civil tout ce qui les sépare du niveau de la mer.

Je constate que nous sommes coincés.

Un chrétien comme on n'en fait plus guère a scellé une croix de fer grossièrement forgé, à même la roche, sous le surplomb. Ce rappel de nos fins dernières en ce lieu escarpé n'est peut-être qu'un ex-voto, l'acte expiatoire de quelque saloperie secrète désormais repentie, l'affirmation méritoire d'une foi en la solidité providentielle des blocs suspendus ou seulement un trait d'humour noir.

L'exégèse s'interrompt lorsque je constate que, par la gauche, il n'y a qu'abîmes obstinément innapprochables sinon pour en tomber très vite et que, vers la droite, un énorme pilier sombre ferme complètement l'horizon. Il faut dire qu'ici l'horizon est large mais d'un seul côté de la planète. La vue est étendue à l'infini vers les chaînes successives de sommets innombrables, dégressifs, dégradés, jusqu'à la dépression des plaines lacustres urbanisées. Le côté qui m'intéresse parce que c'est là que je m'accroche est complètement barré par la masse de la montagne à laquelle nous sommes collés comme tavans sur le flanc d'une génisse et le peu que j'en devinerais est obstrué par ce monstrueux monument. Je vois alors Roger faire un grand pas, le premier de sa carrière sans doute. Il franchit le ruisseau qui sourd du surplomb et s'engage le long d'une ravine diagonale à peine visible à la base du pilier qu'elle contourne. Une telle audace, inattendue chez cet homme pondéré, m'entraîne à sa suite sans autre intention que de ne pas demeurer plus longtemps sous ces édifices apparemment provisoires.

La subtilité de cet itinéraire imperceptible nous amène à l'origine d'une vire d'aspect généralement horizontal qui parcourt de bout en bout la paroi que nous avons si heureusement contournée par nos grimpettes astucieuses. C'est une vire en pente, bourrée de cailloux de volumes divers et mélangés, du gravier microscopique au petit immeuble locatif. Leur renouvellement constant et spontané me donne à penser qu'il faudra faire vite et me décide à interposer mon mouchoir plié en huit entre mon crâne et le fond de mon chapeau.

En dépit de toute topographie, l'inclinaison d'une vire se mesure surtout à l'ampleur du vide qu'elle domine. Celle-ci, faute d'en juger autrement que par la vue plongeante que j'ai du paysage et par le souvenir des gros surplombs si hideux vus d'en bas, j'ai tendance à la trouver excessive. La piste qui serpente d'échine en ravine et de grimpette en glissette entre les blocs outrageusement instables me parait effroyablement suspendue. De la paroi qui nous domine tombent de temps en temps de mignons projectiles, prémisses à peine murmurés, juste un peu siffleurs. J'ai l'impression de traverser la tôle de fond d'un tir aux pipes. Je suis au regret de constater que je suis une des pipes. Tout va pourtant assez bien jusqu'au moment attendu où une pierre un peu plus grosse que la moyenne tombe en ronflant assez loin de mon dos. Assez près toutefois pour me convaincre de prendre les jambes à mon cou et de rejoindre en tête ce charmant Roger qui lambine à son habitude, plus fataliste que jamais. Il s'étonne à peine que je le traite de bougre de limace et consent à accélérer son espèce de marche funèbre. Nous atteignons ainsi en trottinant l'extrémité de la vire qui contourne le énième pilier de la ixième paroi, pour déboucher sur une prairie. J'attends d'avoir largement dépassé la limite des régions bombardées pour m'étonner du contraste.

Nous sommes entrés par la porte dissimulée, au bas d'une large combe qui descend d'un col élevé. L' herbe y pousse, dans les parties les plus basses, entre des dalles de lapiaz crayeux, des traînées de pierriers brisés menu, des barrettes étagées d'où batifolent des cascatelles scintillantes. Plus haut, des langues de névés serpentent encore dans les ravines à l'ombre des arêtes détachées des parois ruinées, des barres effondrées, des blocs éboulés. Le col est encore enneigé et une fine corniche souligne sa courbe molle. Je pense "auge glaciaire", dans la froideur d'une nomenclature géologique qui n'ajoute rien à l'esthétique de l'endroit. Je commence à m'inquiéter quand-même de cette fatalité qui me pousse à ne fréquenter que des montagnes en ruine, des effondrements et autres résidus de cataclysmes. Je finirai bien par recevoir un jour, en plein sur la tête, un gros morceau de ces rescapés des humeurs sismiques, ce qui serait bien dommage.

Mes professeurs m'ont enseigné qu'une auge glaciaire, outre d'être le résultat de l'érosion du même nom, ce que j'aurais trouvé tout seul, présente des bords verticaux et un fond plat. Comme toute notion schématique, celle-ci souffre d'un si grand nombre d'exceptions qu'à la fin on se demande s'il ne vaudrait pas mieux en tirer une nouvelle règle qui serait certainement à réviser à la lumière de nouveaux détails auparavant inaperçus. C'est ainsi, dit-on que progresse la science.

De telles réminiscences me donnent à penser que j'ai peut-être bien reçu en effet et sans m'en rendre compte, une grosse pierre sur le vertex de mon vieux chapeau.

Donc, auge ou pas, celle-ci devrait avoir des bords, selon la bonne définition du trou qui, comme on sait, n'est qu'un morceau de rien avec quelque chose autour. Je vois sur la droite une haute barrière de roches sombres qui se termine en proue de navire toute fendillée et écornée de créneaux cornus. Il parait qu'il y a des itinéraires par là dessus mais je me demande bien ce que des grimpeurs non définitivement suicidaires pourraient bien y aller foutre. Sur la gauche c'est plus subtil. En partant de l'endroit où nous sommes sortis de la vire aux pipes, jaillit une aiguille fine et élégante, sorte de corne d'un beau rocher clair assez séduisant pour donner des envies de grimpaison. Je la reconnais parce que, de la vallée, on ne voit qu'elle. Suit une brèche étroite, une seconde corne un peu moins svelte que sa frangine et toute une série de cornettes, gendarmes, tourelles, becquets, le long d'une arête qui monte vers un gros sommet massif dont, hélas, un gros pilier délité me cache le fin bout. Toute cette architecture forme une paroi continue qui s'étire vers le col que nous devrions franchir demain. Elle est enchâssée dans un socle de pierriers parallèles assez obèses et continuellement entretenus pour que j'émette quelques doutes sur la qualité du rocher fournisseur.

Reste un détail d'importance. La combe est tranchée à l'aval par une falaise si incroyablement haute et verticale que d'ici, vue de haut, on n'en voit pas le pied. La pente générale assez moyenne de cette vallée suspendue se termine brutalement par une sorte de balcon indistinct. De là, une douzaine de torrents bien sages s'excitent et accélèrent leur cours pour tomber furieusement en cascades de tous calibres dont on ne voit que les vapeurs légères monter au raz de l'abîme. Nous sommes donc à la limite entre les parties hautes du massif et les parois du cirque que, ce matin, nous admirions de la terrasse de la cantine.

Je suis très satisfait d'avoir fait connaissance. J'aime bien savoir à qui j'ai à faire, surtout lorsque la nuit menace et qu'un départ à la borgnette est plus que probable. Roger, qui a repris son allure de sénateur indolent, traverse d'une rive à l'autre le bas de cette agréable combe. Il se risque à sauter quelques rigoles, se dirigeant vers des barres moussues au flanc desquelles je distingue avec peine une sorte de murette sommaire comme on en voit sur les reproductions des grottes infiniment préhistoriques. Cette espèce de caverne serait-elle le refuge ?

On dirait une cabane, moitié abri sous roche, moitié pierres sèches. Un petit bout d'avant-toit prolonge la pente raide de la montagne. L'herbe et la mousse recouvrent en abondance les plaques de lapiaz qui servent de tavaillons. Un trou, quelque part, laisse échapper une fumée oscillante qui affirme la présence d'êtres un tant soit peu évolués. La porte de bois épais est si basse qu'il faut pénétrer sinon à quatre pattes, du moins suffisamment courbé pour ne pas y laisser son scalp. Pas un cochon cavernicole n'accepterait un tel boiton.

En l'absence de ce profitable animal, nous abordons l'étroite surface de terre battue qui sert de terrasse où nous attendent deux êtres poilus aux vêtements sensiblement humains, parfaitement mimétiques aux roches caillasses qui les entourent, la crasse en plus. Ce sont des moutonniers par l'odeur, des étrangers pas d'ici par l'accent, des barbus par pilosité incontrôlée, de braves types par leur sourire évasé. Ils sont visiblement ravis de voir monter du fond deux semblables à gros sacs d'où sortent successivement des salades, du raisin, une bouteille de bonne cuvée.

Ce sont les légumes et les vivres frais qui manquent le plus en ces altitudes. Le mulet qui passe le col de temps à autres chargé comme un lui-même, menant le jeune garçon qui lui emboîte le pas, apportent d'outre les monts un ravitaillement plutôt monotone où les fantaisies gastronomiques sont rares. C'est pourquoi nous choisissons l'encombrant, le fragile, le futile ou le superflu, de préférence aux nourritures massives. Si l'hospitalité montagnarde est en principe une règle, il vaut mieux la consolider par quelque symbole digestible. On n'en est que mieux considéré, n'est-ce pas mon Prince ?

L'intérieur, lorsque l'œil s'est habitué à l'obscurité vacillante à peine atténuée par un bon feu de bûches, m'apparaît comme incroyablement confortable. Il est vrai que je m'attendais au pire. L'espace sous le surplomb est suffisamment profond pour laisser place à un bon plancher, à droite, qui sert de couche à foin sec. Les bergers ont leurs couchettes à gauche, de l'autre coté d'une paroi basse. Tous les murs sont garnis de planches jointes et le toit est soutenu par une lourde charpente qui sert surtout à consolider le surplomb. Le foyer est une dalle encastrée dans la murette. La fumée sort par un trou latéral sagement opposé à la porte pour assurer un tirage convenable. Cet agencement porte la marque d'un si long usage et d'une telle ancienneté que je sens que des siècles ont passé, comme il en passera d'autres, sans rien changer à ce trou d'hommes industrieux.

Nous mangeons dehors, assis sur un bloc assez carré pour offrir un repos acceptable à nos fesses. Le crépuscule est si coloré que, pour finir, il commence à prendre une drôle de gueule. Vers l'ouest, dont nous ne voyons que ce que les sommets rapprochés montrent au fin fond de la longue vallée, le jaune clair triomphant a tourné à l'orange, puis à une teinte mauve d'un grisâtre malsain. Dans notre dos, les parois poudrées d'ocre rougeâtre deviennent livides à mesure que monte du col un voile diffus d'obscurité envahissante que perce une grosse étoile bien trop claire pour être sympathique. Il fait doux. Les cascades qui sourdent des névés se sont à peine étouffées. Du gouffre sous nos pieds monte le souffle continu des eaux obstinées. Les bergers se couchent de bonne heure. Il vivent au rythme du soleil. Le temps de desserrer les godasses et de rabattre les capuchons de nos cagoules nous nous allongeons dans le bon foin dans l'espoir de nous assoupir un peu malgré l'heure insolite pour les citadins résignés que nous sommes. Le feu meurt lentement. La chaude odeur du bois brûlé nous enveloppe. Pas terrible le tirage ce soir.

Ce pâturage est assez étrange, au fond. Plus caillouteux que de raison, il ne sert désormais qu'aux moutons mais, dans les temps anciens, il a pu recevoir, dit-on, des génisses. Fumé davantage il pouvait être alors plus verdoyant. Pas question de laitières car que faire du lait ? L'utiliser sur place supposerait une fromagerie, même sommaire, du personnel, un bâtiment, toutes choses raffinées impensables ici. Le transporter sortirait du bon sens. Un si long voyage quotidien par mulet chaotique amènerait dans la vallée lointaine un beurre affreux pour un prix de revient révoltant. Donc, va pour les génisses. Quand même, ces génisses, par où passeraient-elles pour atteindre ce lieu plus rupestre que bucolique ? Je n'en connais guère d'assez aptes à l'escalade pour y parvenir ! De nos jours les moutons viennent par le col, de l'autre côté de la frontière. Ils nous sont aussi étrangers que leurs gardiens. On leur loue cet emplacement inaccessible à toute espèce de quadrupèdes depuis notre côté de la montagne, à l'exception, bien sûr, des grimpeurs aussi déterminés que nous deux et de quelques autres amateurs de traumatismes crâniens. L'a-t-il toujours été ? Une légende, aussi peu vérifiée que toutes les autres, par conséquent bien fondée, affirme qu'autrefois existait un passage facile dans les parois, quelque part entre l'imaginaire et l'invraisemblable. Je veux bien croire que le gigantesque éboulement qui ravagea toute une face du cirque, il y a deux bons siècles et le pouce, lorsqu'une grosse tête noire s'effondra d'un seul coup par-dessus forêts, hameau, bêtes et gens, serait pour quelque chose dans la disparition de voies anciennes pas complètement oubliées. Près de ce cimetière naturel, désormais recouvert d'une magnifique forêt, on a planté un oratoire quelque peu exorciste, pour authentifier l'affreux phénomène. Quelques contrebandiers ou autres braconniers, dont le mutisme égale leur inaltérable mémoire ancestrale affirment, contre une tournée de rouge, qu'on pouvait passer par là mais qu'aujourd'hui, bien sûr, on ne passe vraiment plus du tout. Ouais ? J'irai voir çà de près, un jour ou l'autre ? Je connais en tous cas, en face, un agréable col, barré d'une paroi difficile ornée d'une fissure dangereuse où, besoin de viande clandestine aidant, on a passé en contrebande une vache à l'aide d'un palan.

C'est dire si j'ai mal dormi !

Bien fait pour moi. Je ferais bien de cesser l'exploration de ces massifs tourmentés, ruinés, bouleversés, pour me consacrer comme tout le monde aux grandes montagnes prestigieuses pour touristes distingués où tout ce qui n'est pas beau rocher est glace pure, ce qui, on s'en doute, résout complètement le problèmes des génisses.

Dans le noir, Roger me secoue. Parce que je me refuse à porter une montre bracelet, j'ai bien du mal à lire l'heure à celle qui est enveloppée d'un gros mouchoir, dans la poche de mon sac. Je me réveille habituellement au pifomètre et, ce matin le pif me dit de dormir encore. Les bergers aussi. Ils ont fait du café au retour de leur inspection matinale. Les moutons vont bien. Tant mieux. Le café est brûlant et le temps dégueulasse.

Cagoule fermée, chaussures serrées, nous sortons dans un brouillard si compact que j'ai l'impression de plonger dans un liquide irrespirable, ce qui n'est pas stupide puisque, en plus, il pleut.

J'ai du brouillard une assez longue expérience pour affirmer d'emblée que celui-ci est sans espoir. Entre la brume joyeuse des petits matins qui va s'évaporer au premier soleil, la sombre chape de plomb des jours sans joie, l'étouffante masse appesantie en laquelle on nage à vue sans voir ni même imaginer, les rafales de vapeurs tourmentées des orages tournoyants, l'éblouissante lumière diffuse du jour blanc, sans compter les mélanges de genres et les nuances éclectiques, j'ai toute une collection de connaissances brouillardeuses, à en faire commerce. Ma préférée est la masse cotonneuse dans laquelle nous avions skié toute une matinée sur un col invisible, hurlant pour nous baliser, incapables d'identifier le spectre auquel nous tendions la main, spatules à spatules. J'ai fait aussi un long voyage en train, et retour, d'une capitale à l'autre, joué toute la nuit avec mes copains de l'orchestre, sans rien voir de ce morne patelin sinon des halos diffus autour de réverbères supposés. C'est donc en expert que je mesure les chances que nous avons de réussir la course dans ces conditions opaques. La pluie est fine, douceâtre, impalpable. Ce n'est pas une averse matinale, pas le brouillard qui mouille. Il pleut et c'est pour longtemps. Il nous reste à redescendre ce que nous avons agréablement monté hier. Voilà, en gros, la définition de l'alpinisme, quelles que soient les conditions atmosphériques.

Devant la perspective de suivre pendant quelques heures un fond de pantalon monté sur courtes pattes, un sac tout mouillé surmonté d'un chapeau tyrolien aux aspects d'éponge, je pars devant, supposant que Roger suivra à vitesse normale pour ne pas rester seul en arrière, plongé dans les niolles ténébreuses.

J'atteins l'entrée de la grande vire sans trop de déviation en coupant à angle droit trois ou quatre ruisseaux. Le bruit des longues cascades monte de l'abîme. Lorsque la caillasse remplace l'herbe rare nous y sommes. Je trouve facilement l'amorce de la piste graveleuse. A cet endroit la vire est étroite entre la paroi angulaire et le grand vide, à gauche. En restant à bonne hauteur, je ne risquais pas de la manquer. Reste désormais à ne pas la perdre. Entre les blocs de tous calibres, en louvoyant là où le passage semble logique, les yeux collés à une trace assez invisible pour n'être qu'imaginée, je progresse sans peine, uniquement attentif à ne pas m'approcher du rebord des surplombs. J'en oublie presque qu'il pleut et que la réputation de l'endroit veut que, dans ces conditions, nous devrions être abondamment bombardés de toutes les pierres volantes de la création. En réalité il ne tombe rien du tout. La pluie est fine, calme, sans ces brutalités orageuses qui font se décrocher ces grands morceaux de montagne qui font frémir, en bas, ceux qui les entendent rouler en vrac dans la nuit foudroyée. Ce n'est tout de même pas une raison pour établir ici un camp de vacances. Je marche aussi vite que je vois où passer. Roger me colle aux fesses, pour une fois. Il doit penser comme moi que plus nous sortirons rapidement de cette vire à caillasses, plus nous serons tranquilles au sujet de nos crânes et de ce qu'il y a dedans.

Depuis un moment je me rends compte que la lumière baisse en une espèce de crépuscule saugrenu en ce début de matinée. Nous sommes sur la face occidentale de la montagne. Là-haut, très au-dessus des masses de brouillard, les sommets doivent projeter leur ombre étalée sur les vapeurs illuminées doucement mouvantes. Admirable spectacle de tout de suite après la création du monde, dont je n'ai pour l'instant qu'une image irritante. Ce qui m'enchante, par contre, c'est de voir surgir du néant grisâtre la base du gros pilier noir qui devrait, si rien n'a bougé pendant la nuit, marquer la fin de la traversée et le commencement des horreurs torrentielles. On ne sait jamais, dans ces régions instables. Je me dis qu'avec la pluie, pour modérée qu'elle soit, les cascades vont gonfler et que nous devrions en subir quelques immersions inévitables. La perspective d'une douche glacée agrémentée de quelques pelletées de graviers corrosifs, à la descente d'une voie d'escalade modérée mais néanmoins casse-gueule, ne me séduit qu'à peine.

Lorsque je retrouve, par instinct animal, la ravine qui contourne le pilier tout dégouttant de cascatelles furtives, j'imagine que le torrent qui tombe des surplombs branlants va furieusement nous couper le passage. Ce ne serait pas la première fois qu'un petit pipi de rien du tout tournerait au niagara local, au retour de quelque course arrosée et précisément à l'endroit où le franchissement s'affirme inéluctable. J'en connais quelques-uns comme çà qui m'ont joué le tour et que je n'en félicite pas du tout. La gentille cascade au filet d'eau claire est en effet devenue torrent grisâtre mais sa prise d'autorité timide n'en fait qu'un obstacle à sauter dans la foulée, sans plus. Roger choisit de poser son pied sur un beau bloc luisant qui bascule sous l'insulte. Immergé jusqu'aux genoux dans une vasque tournoyante, ce qui reste visible de mon compagnon éclate de rire :

- Quel con, ce bloc... de toute façon j'étais déjà mouillé !

Il a parfaitement raison. Il n'est pas donné aux mortels de séparer les eaux qui sont en haut de celles qui sont en bas.

Dans ce couloir, sous les lourds surplombs de cette bornache, le brouillard est encore plus dense qu'ailleurs. De grosses masses de sombres vapeurs remontent lentement de la profondeur, emportées par une ascendance qui rampe le long des parois mouillées, agite lourdement la brume épaisse. La croix de fer scellée à plat sur sa dalle humide ajoute à l'impression joyeuse qui émane de cet agréable balcon. Quelques friselis de pierres détachées qui dégringolent vers nous, nous décident à passer outre au charme de cet asile enchanteur.

De l'arête qu'il faut désormais redescendre, je ne vois qu'une dizaine de mètres de rocher assez ruisselant pour m'imposer la question de la corde. Je sais que plus bas il y aura des marches taillées dans la glaise et ensuite des touffes d'herbe assez glissante pour nous envoyer tous les deux tutoyer la verticale pendant quelques secondes sans retour. Je me dis, par contre, que tant qu'à voler, il vaudrait mieux le faire individuellement et, si possible, pas dans le même mouvement. Je laisse donc la corde bien au sec au fond du sac. Je commence à descendre avec des précautions de fakir sur une échelle en lames de sabre. Je tiens mon piolet comme pour ramasser une pente de neige dure. Je suis persuadé que la pioche se planterait dans cette roche délitée comme un pic à glace dans l'occiput d'un trotskiste. Je souhaite quand-même ne pas vérifier.

Roger suit à respectueuse distance. A cet endroit il n'a pas besoin de voir très loin pour suivre le fil. S'il glisse, il aura donc le temps de prendre de la vitesse avant de me tomber sur les épaules ou, dans le meilleur des cas, de me passer au dessus de la tête. Corde ou pas, je ne pourrais rien faire pour m'éviter de le suivre dans son escapade.

Je suis très satisfait lorsque l'arête se transforme en un éperon au fil horizontal. Je reconnais bien là la mansuétude des reliefs apparemment hostiles qui, même dans le brouillard le plus compact, ne changent pas de forme et restent à la disposition du grimpeur qui leur fait confiance. Je tourne à gauche pour suivre cette espèce de viônnet qui longe, au raz du vide invisible, le rebord d'une paroi à peine imaginable. Ce n'est ni le lieu ni le moment de faire des cabrioles. Je suis presque soulagé d'aboutir au commencement de la fameuse paroi d'ardoises délavées qui me semblait si antipathique hier matin. Il y a des endroits qui gagnent à être connus. Au fond de ce grand trou nous allons retrouver la cascade enfermée dans sa cheminée suintante qui doit s'être changée en entonnoir, réceptacle de toutes les eaux du ciel bouleversé. Je prie intensément ce ciel de ne pas ajouter au flot qui mugit là-dessous, quelques percussions minéralogiques en forme de tombereau de caillasses. Je veux bien mourir noyé, roulé dans les remous furieux, mais pas assommé au préalable. C'est aussi l'avis de Roger qui s'engage en premier dans la descente en escaliers étroits, prétendant qu'il connaît le passage mieux que moi et que et que...Ses arguments se perdent dans le brouillard et je ne vois plus que son chapeau qui, effectivement, s'y enfonce lentement.

Une fois de plus les parois du gouffre ont joué leur rôle d'amplificateur. Le torrent qui faisait tant de bruit est très acceptable. Il couvre à peine nos godasses, jusqu'à mi-mollet. Mes orteils en sont tout rassérénés. Nous en sortons tout de même en vitesse pour plonger à nouveau dans la mer de brumes laiteuses, en plein jour, si l'on peut dire.

La descente du long cône d'éboulement qui s'étend de la base de la paroi jusqu'au fond de la combe, n'est plus qu'un agréable parcours à l'aveuglette. Il faut seulement éviter de se fourvoyer dans des zones inattendues de blocs fracassés parfaitement infranchissables, dans des ravines accueillantes qui n'aboutissent à rien, dans des bosquets de jeunes varosses entrelacées. Lorsque je saute, les deux semelles bien à plat, sur le chemin carrossable qui tire son trait horizontal comme conclusion à cette pénible aventure, je me dis que la prochaine fois j'irai voir ailleurs si le rocher est plus stable et le ciel moins désolé. Roger est encore une fois de mon avis, pas contrariant pour deux sous. Il se promet de magnifiques randonnées sur glaces étincelantes et protogine caressante tout en trottinant vers la cantine enfouie sous les grands sapins noirs. La pluie redouble vainement. Nous sommes arrivés.

Dès la porte nous sommes enveloppés de la chaleur obscure du bois sec patiné, d'un petit air de feu qui vient de la cuisine, des effluves d'un truc chaud qui fume autant dans nos verres que nos pulls sur nos épaules. Dans un coin, deux vieux d'aspect minéral, probablement par mimétisme, discutent calmement dans un patois édenté.

Je regarde avec reconnaissance ma cagoule, suspendue par le capuchon au portemanteaux de branches écorcées. Elle est beige, toute neuve, ornée sur le bras gauche de l'écusson d'un célèbre club universitaire dont je ne connais que la cotisation et l'assurance anti-tout qui va avec. Je l'ai achetée dans un magasin de sport de la capitale, si bien achalandé que l'on reste rêveur à l'idée du gros sac qui serait nécessaire pour emporter tout çà lors des courses prochaines. Elle est coupée dans un tissu formidable si parfaitement étanche que rien ne passe, ni l'eau du ciel, ni surtout la transpiration qui me mouille beaucoup plus complètement que la plus intense des averses. Elle présente sur le devant une poche stomacale dans laquelle ce qu'on y dépose se mue immédiatement en percuteur acharné du plexus solaire, ce qui revient à dire qu'un mouchoir léger y est le maximum tolérable, en poids comme en substance. Hors ces légers griefs, elle est parfaite pour le ski de piste où il faut être vu, les terrasses où il faut être regardé. Je l'ai portée deux ou trois fois en compétition, ce qui semble être sa vocation première, mais aujourd'hui elle se contente de faire la gouille sur le plancher élastique.

- Si on bouffait quelque chose ?

Roger manifeste ainsi son opinion, publiquement appréciée, que si l'alpinisme est un sport exaltant, le gueuleton du retour n'en est pas moins appréciable. Le patron est bien de son avis. Il disparaît en coulisses, à savoir en cuisine. Il se met à barloquer ses poêles à matafans dans l'intention déclarée de nous fournir une omelette au fromage, avec coup de rouge associé et, pour le geste, une tournée aux deux vieux du coin en attendant. Cette manifestation de savoir-vivre élémentaire déclenche la confidence. Le plus proche de nous, d'un pouce volumineux, installe sa tarte régimentaire en position occipitale et annonce :

- Une fois, par votre vire, j'ai descendu un cochon. Un gros !

- Il a suivi ?

- J'pense bien, j'lavais encordé.

- Et pour l'arête ?

- Oh, j'lai un peu tiré.

- Et dans la cheminée ?

- Oh, il a bien un peu gueulé. J'lai descendu à bout de corde.

- Ben mon cochon !

Je jette un regard en coin vers la silhouette enveloppée de mon ami Roger.



***

Une belle jambe

Nous sommes si bien sur ce beau sommet que nous y resterions volontiers jusqu'à la fin de nos jours. Marcel en est enchanté. C'est la première fois qu'il monte aussi haut, passé trois mille, pour cette bonne course de deux jours. Nous avons bien dormi dans la cabane en tôles, malgré une courte averse dans la nuit. Nous sommes partis sous la pluie pour ce qui semblait être un échec de plus dans ce coin outrageusement arrosé. En arrivant sur le col où flottent encore les effluves d'une belle rousse et de son beau blond d'assiégeant, j'étais prêt à faire demi-tour, lorsque une petite bise venue des profondeurs frontalières nous a séchés en dix minutes. Le ciel s'est dégagé et le magnifique paysage de ces chaînes enneigées, de ces montagnes enchevêtrées jusqu'à l'infini des chaos helvétiques, nous a donné les ailes de la grande forme matinale. Nous avons suivi le fil du col jusqu'au petit becquet que l'on franchit en escalade facile sur son flanc droit. Nous somme remontés de l'autre côté du collu accessoire par des névés durs, à peine poudrés de neige vierge, vers les grandes dalle de lapiaz étagées en hauts gradins. J'ai mis les grappes et la corde pour traverser en courbe de niveau le vaste glacier rond enfermé dans sa conque de hautes falaises sombres. La rimaye du couloir qui fend la paroi d'en face était si peu ouverte, en ce début d'été, que je l'ai passée d'un seul grand pas. J'ai taillé des marches profondes sur toute la hauteur de la pente raide qui s'atténue en rejoignant l'arête faîtière. Nous avons suivi ce fil arrondi en enfonçant à peine dans la neige durcie sous laquelle la glace ferme accrochait durement les pointes. J'ai ôté mes crampons à la limite du rocher, contourné le gros gendarme en pile d'assiettes et gagné le sommet en courant presque sur le rocher facile.

Le ciel est d'un bleu foncé incroyablement pur. Tout autour, une mer de sommets s'étend à perte de vue jusqu'aux lointains à peine brumeux, nimbés des tiédeurs méridionales, comme, de l'autre côté, aux plus fantastiques glacières germaniques. Les premiers plans, chaîne magnifique du plus noble massif du monde, déploient la panoplie des sommets admirables où nous laissons flotter notre regard ahuri de tant de beauté grandiose. Un petit train jaune serpente tout au fond de la vallée profonde où roule un fleuve étincelant. Je fume lentement une cigarette de contrebande un peu écourante tout de même. Ce doit être l'altitude. Tout çà est très poétique, très pittoresque, très catalogue d'agence touristique, très devoir de vacances, très calendrier des postes et parfaitement indescriptible.

Becquet calcaire au sein des pâturages ou forteresse rocheuse élégante enserrée de glaciers inépuisables, tous les sommets ont un point commun. Quant on y est monté il faut en redescendre. Nous cédons à cette vieille habitude.

Je remets mes grappes dès la limite de la neige. Marcel n'en a pas. Je préfère être bien planté pour assurer. Nous avons gardé la corde malgré l'aspect bonasse de l'arête. Il est vrai que les parois qui la soutiennent n'ont été que rarement parcourues, de haut en bas, à la vitesse de la chute des corps, par des personnages qui n'en firent nul compte-rendu pour cause de requiem. Je suis pourtant bien tranquille. Mon compagnon est bon skieur. Il connaît la neige et ses réactions attendues selon le lieu et le temps. En montagne il marche bien, sans imprudence mais qui sait ?

Dès l'entrée du couloir je l'assure à bout de corde. Il descend, bien dans les marches, le piolet en ramasse. En deux ou trois longueurs nous sautons la rimaye. Les difficultés sont derrière nous. Comme toujours en pareil cas, un sentiment de satisfaction se mélange avec le regret d'en avoir fini avec une belle aventure, sorte d'euphorie mitigée qui entraîne souvent le relâchement. Nous traversons le glacier dans nos traces, suivant une large courbe afin de ne pas perdre d'altitude. Nous enlevons la corde lorsque nous venons au contact des premières dalles de lapiaz de sa rive droite. Je suis en train de la plier en écheveau, de la former en huit pour la lier de deux tours morts et d'un nœud serré pour qu'elle ne se répande pas en vrac dans le sac. Marcel est parti devant en suivant les vires faciles de ce large escalier qui s'étend du sommet voisin jusqu'aux parois invisibles qui soutiennent le glacier. Je me dépêche de le rattraper. J'ai conservés mes crampons. Les ôter et les fixer à mon sac me prendrait encore un peu de temps. Je marcherai ainsi sur les dalles. Tant pis. Il reste tout de même à descendre quelques névés faciles, sur l'autre versant de la coulée de lapiaz. A la montée, ce matin, ils étaient très durcis par le gel. Au lieu de glisser en ramasse, je les descendrai en marchant et je sauterai les petites barres qui les séparent. Elles sont hautes, tout au plus, d'un mètre cinquante.

Voici la dernière barre, la plus importante. Je saute en faisant bien attention à retomber sur toutes les pointes, bien à plat.

Crac !

Je ne comprends pas ce qui s'est passé. Je fais encore quelques pas en sautillant sur le pied gauche. Je réalise que ma jambe droite cède un peu sous mon poids. Une sourde sensation qui n'est pas vraiment une douleur mais une sorte de refus, monte de la cheville au genou, comme si je m'enfonçais. Je m'assieds sur le premier bloc à ma portée. Marcel, sur le petit col, me regarde, étonné :

- Qu'esse t'as ?

- J'me suis pété.

- Merde !

Je n'ai pas eu le temps de le dire moi-même mais c'est exactement le résumé de mon sentiment. Encore faut-il me renseigner plus avant. Au pied de la barre que je viens de sauter, je remarque qu'un bloc en forme d'arête aiguë émerge à peine de la neige. Je comprends : mes pointes ont porté sur le faite du bloc. Mon pied a violemment basculé sur le côté et ma jambe s'est brisée. Je suis parfaitement calme.

Je détache mes crampons et je retire ma chaussure avec précautions. Mon pied est curieusement mobile, ma cheville étonnamment souple. J'ai du mal à enlever aussi ma chaussette de grosse laine. Elle semble percée et accrochée à quelque chose qui dépasse de la face externe de ma jambe, une sorte de grosse protubérance d'où émerge une pointe turgescente et dure comme un bout de bois. En même temps je constate que cette cheville se met à gonfler à vue d'œil, du mollet au coup de pied, d'une enflure bizarre, bleutée. Observation terminée, il est temps d'intervenir.

Je prends soin de placer sur la plaie saillante mon mouchoir propre, celui qui ne quitte jamais la bande Velpeau au fond de la poche interne de mon sac et je serre tout le total sous un pansement compressif admirable. Je remets ma chaussure, persuadé que si je ne fais pas vite, le pied n'entrera plus. Il pénètre pourtant, le pansement ayant rigidifié suffisamment cette cheville montée sur roulement à billes. Pas question de lacer la godasse. Je fais deux ou trois tours avec le lacet qui traîne et un gros nœud pour assurer le tout.

Et maintenant ?

Je prends tout mon temps pour ranger les crampons dans mon sac, pour le refermer soigneusement, pour me mettre prudemment debout. Marcel est remonté jusqu'à moi. Depuis de longues minutes, il me regarde en silence avec, dans l'œil une sorte de stupéfaction qui le paralyse. Je m'appuie sur mon piolet. Je fais un pas, un seul. J'ai l'impression d'avoir une botte de bois qui pèserait un quintal :

- Tu peux me prendre sur ton dos ?

- Faut voir.

Je me charge des deux sacs, l'un sur l'autre. Marcel s'accroupit. Je monte sur son dos. Il fait trois pas et me repose doucement :

- Pas question, t'es trop lourd.

Il a bien raison. Cinquante ou soixante kilos et la perspective de longues heures de descente pour atteindre la vallée sont hors de nos possibilités.

Tout çà s'est passé dans le calme absolu de la haute montagne déserte, du ciel pur, des neiges ensoleillées. Pas un mot de trop, pas une injure au sort contraire, "y è dinse apouè y è bon". Je n'ajoute même pas le "foua d'dieu" de rigueur.

Je me vois coincé ici pour un bon moment, une nuit peut-être, une autre journée ou davantage. On viendra me chercher, c'est certain, mais quand et qui ? Par quel moyen ? A pied, à condition qu'on prévienne. A l'aide d'un mulet ? Ces animaux sont capables de beaucoup d'exploits légendaires, malgré leur caractère souvent affirmé et leur originalité surprenante. Cependant je me vois mal ajouter à celui de l'accident l'agrément d'une chevauchée interminable le long d'une piste abrupte, assez mal foutue pour transformer l'épreuve en cascade accélérée au premier dérapage d'un bestiau imprévisible. La seule issue me semble celle que préconisait Tartarin : "pedibus cum jambis".

Eh couillon, "jambis" est ici un pluriel ! Il y a un mois que j'ai obtenu mon bacc. Je dois savoir ce genre de choses même si je n'en suis pas plus sûr que çà.

Je regarde, navré, mon piolet lamentablement couché sur les cailloux. En même temps jaillit la lumière, la solution toute bête : une jambe et un piolet, çà fait deux. Avec un piolet de plus, çà fait trois. Très  suffisant pour avancer à la manière d'un béquillard :

- Marcel, prends ton sac et tout ce qu'il y a dans le mien. C'est pas lourd. Tu me laisses les cigarettes, les allumettes et le flacon de gentiane. Tu descends au refuge. Tu fais à bouffer avec ce qui nous reste. Tu me donnes ta pioche. Moi j'arrive.

Mon ton est si impérieux que Marcel ne moufte pas. Il me regarde avec l'air expressif d'un candélabre. Il obtempère comme tant d'autres en quatorze. Je le vois remonter la pente qui mène au petit becquet facile avec une célérité qui me fait très injustement soupçonner qu'il commence aussi à en avoir marre de rester planté ici et de toutes ces conneries.

Enfin seul et pas plus heureux pour çà.

Je prends soin de placer à l'amont le piolet le plus court, à l'aval le plus long. Encore cette histoire de dahut. Je pars, décimètre par décimètre, à la vitesse d'un escargot méditatif sur la route des vins de bourgogne. Je me promets de fumer une cigarette lorsque j'atteindrai le sommet du becquet dans un an ou dans mille.

Curieusement, après un temps qui n'a plus de commune mesure avec ce que racontent les horloges, j'arrive tout de même au premier pas d'escalade. Je passe les piolets dans le ceinturon en cuir de gott mit uns que j'ai récupéré à la Libération. L'escalade à la manière d'un unijambiste est une révélation. J'en devrais être pourtant averti pour avoir déjà rencontré deux grimpeurs de cette espèce : l'un avec une jambe en moins, l'autre avec une jambe en trop. Celle du second est courte, raide, soudée sans rotule et parfaitement encombrante.

Arrivé au sommet du becquet, je repousse la cérémonie de la cigarette à la fin de l'arête de plaques brisées heureusement plates et bien horizontales. Marcel a déjà disparu dans la grande pente de gauche qui mène à va savoir quelle éternité, dans la mesure de mes enjambées.

Sur le col couvert d'une confortable selle de graviers compacts dure comme une dalle, un petit air de bise me pousse à entamer la descente sans attendre. J'expérimente ma méthode de progression tripède avec un tel succès que je commence à croire à ma chance de ne pas me pétrifier ici. Les anthropologues du futur repasseront.

Cette évocation me rappelle celle du fossoyeur qui, d'un coup de pioche, avait découvert un crâne. Au bistrot, il expliquait avec émotion: "y étai dû, y étai dû...min d'l'o ".

La piste n'est pas irrémédiablement difficile. En temps normal je la descendrais en courant à grandes enjambées, sautant les obstacles, franchissant les ravines et les petits torrents comme si j'avais aux fesses tous les gabelous et autres gâpians du quartier. L'hypothèse n'est pas stupide au passage d'un col frontière. Aujourd'hui j'analyse le terrain mètre par mètre avec une attention d'entomologiste décidé à pratiquer un lavement à un pou. Le moindre caillou incongru, la plus anodine plage de gravier sablonneux, une zone de glaise fuyante, autant de sujets de méditation accélérée avant d'y planter les piques de mes piolets facétieux, toujours prompts à déraper à la moindre négligence.

"Et pourtant elle se remue", disait l'autre avec d'autant plus de pertinence que je peux constater que l'heure avance effectivement plus vite que moi. Depuis le temps que l'on sait que c'est la terre qui tourne, on continue encore à prétendre que c'est le soleil qui se couche. Increvable obstination du psittacisme ancestral. Citation pour citation, je me mets à évoquer celui qui se trempait les arpions en gémissant "ô lac, suspends ton vol". Justement, lorsque je serai au bord du petit lac ovale dans sa combe aux névés convergents, lorsque j'aurai franchi le torrent déversoir, j'aurai pratiquement la certitude de ne pas coucher dehors ce qui est, pour l'instant, mon unique et modeste ambition.

Tous ces espoirs euphorisants s'effondrent d'un seul coup lorsque, après un nombre d'heures qui s'approche de l'humoristique, j'arrive au voisinage d'un gros cairn moussu orné d'un pieu cylindrique délavé par les ans et les érosions pluviales répétées. Cet engin indique à la fois la sortie du sentier rocailleux, l'emplacement d'un petit collu herbeux et le commencement d'une pente de pâturages qui mène au lac susdit. Le sol est désormais suffisamment terreux et mollachu pour que mes piolets s'y enfoncent de quelques centimètres ou plutôt davantage. Je risque de me déséquilibrer à chaque pas, voire de m'étaler si l'un de ces appuis vient à manquer. Je m'assieds, pensif sur l'une de ces banquettes horizontales que les vaches ont l'obstination de sculpter en paissant sur toute la hauteur des prairies escarpées. En conséquence, puisque la position assise est classiquement celle du penseur, l'idée s'impose de progresser ainsi faute d'avoir à envisager une attitude plus conquérante. Je pose mes piolets dans le sens de la pente. Je m'appuie dessus et, d'un mouvement élégant, je soulève mes fesses pour les poser un peu plus bas. Si je trouve une nouvelle banquette, les choses n'en vont que mieux. Pas plus vite en tous cas.

Les grandes montagnes, tout autour, commencent à prendre leur pâle gueule de méditation crépusculaire. Le petit lac luit d'un éclat argenté fort pittoresque assez prémonitoire de ce qu'il sera bientôt, sous la lune. Avec ma jambe en l'air et mes soubresauts sur le cul, je finis tout de même par faire du chemin. J'achève ma reptation fessière sur la pente herbeuse lorsque le soleil s'éteint définitivement derrière les grandes aiguilles à contre-jour. Le noir monte à une vitesse étonnante du fond de cette combe pourtant ouverte qu'envahissent comme une marée les ombres portées de toutes ces pointes accumulées. Je n'en avais jamais remarqué autant à la fois. Il est vrai que pendant les pauses j'ai vraiment eu le temps de les détailler toutes, jusqu'au dernier crochet du plus petit becquet, jusqu'à la plus minuscule enquerne. Cette pente d'herbe scalariforme se prolonge désespérément et je suis enclin à marquer un arrêt reconstituant tous les quatre ou cinq pas. Plus exactement tous les quatre ou cinq culs, si je puis employer cette unité de distance jusqu'alors inusitée mais tellement justifiée.

Dès que j'achève ce parcours outrageusement végétal je retrouve avec joie les plages de cailloux roulés qui bordent le torrent. Je me mets à nouveau debout dans la position du héron unijambiste et je reprends ma marche béquillarde. Je franchis le torrent exutoire sans plus de façon, de bloc émergé en caillou vacillant. Ma technique est désormais bien au point. Je plante les deux piolets, j'éprouve la fermeté de ce double appui. Si un doute subsiste j'affermis le piolet défaillant. La garantie obtenue que rien ne va glisser, ripper ou déraper, je fais un pas prudent de mon unique pied gauche. S'il repose en position bien ferme je soulève mes deux piolets et je les plante un peu plus loin. Avec la pratique et grâce aux vertus de la répétition j'arrive à enchaîner les mouvements avec rapidité sinon élégance. J'avance peu mais j'avance continuellement. La nuit noire m'accompagne durant le parcours final de ce sentier interminable encore tout merdeux des passages répétés des moutons rondouillards. Je débouche enfin dans la petite plaine semi-circulaire où se blottit le refuge en tôles affaissées qui, ce soir, fait figure de palace magnifique aux odeurs suaves de feu de bois pétaradant et d'une sorte de soupe farineuse que Marcel a tirée d'un sachet de poudre étrange aux aspects de vert de gris. Je pose les piolets à côté de la porte basse et j'entre à cloche-pied.

- Ben vingt dieux, t'as mis le temps !

- T'as raison, mais ma jambe a voulu venir avec. J'pouvais pas la laisser...

La soirée est brève. Nous dormons comme des souches sur un tas pittaté de paille de maïs dont l'épaisseur, dans les endroits garnis, ne doit pas excéder celle de la couche de peuffe qui s'en dégage au moindre soupir. Ma jambe est parfaitement inerte et j'estime son poids aux environs d'une demie tonne.

Au petit matin des aubes prématurées, j'expédie Marcel avec prière de ne pas se casser la figure dans la descente et de prévenir d'éventuels secours avec la solennité qui préside aux grandes catastrophes. Je vais pisser à cloche-pied, ce qui n'est pas facile et je m'accorde une cigarette en guise de petit déjeuner, faute de nourriture plus roborative ou, pour tout dire, de nourriture tout court. Le beau temps est évidement magnifique, comme toutes les fois qu'il ne sert à rien. Les périodes de pluies abondantes sont, c'est connu, réservées aux grandes expéditions. Je m'assieds au soleil levant, adossé à la paroi tiède de ma cabane et je me mets en devoir de préparer l'emballage.

J'ai une courte mais solide expérience du transports des blessés, fracturés et autres escargnautés en milieu montagnard. Je sais que la première condition d'un voyage relativement confortable pour les porteurs est d'abord un empattage exhaustif de toutes les lésions apparentes ou supposées. Plus une victime est empaquetée, plus elle est silencieuse et par conséquent moins emmerdante. On peut dès lors se permettre de borter dans tous les coins, de sagatter la civière et de barlotter le paquet sans déclencher trop de beuglantes superflues. Je m'empare donc d'un tavaillon qui passait par là, rescapé d'une pile de bois de chauffage. A l'aide de mon piolet j'en refends de longues attelles, droit fil, que j'affine à l'opinel, avec un soin moins méritoire qu'il ne parait puisque je n'ai absolument rien d'autre à foutre de toute la journée. J'enroule mon pull-over serré autour de ma jambe invalide, j'applique mes attelles bien parallèles et j'attache le tout à l'aide des longues lanières de mes crampons. Le résultat est admirable. L'objet ressemble à ces croisillons que l'on voit aux mollets des nymphes antiques et des beaucoup moins érotiques soldats romains, grâce auxquels ils attachaient leurs sandales. Ma lanière est rouge grenat. Elle se détache heureusement sur le vert foncé de mon pull épinard. Un rien d'art sied à l'utile.

Le reste de la journée, j'attends.

Le soleil tourne lentement par-dessus la haute paroi noire qui me domine. J'écoute le torrent qui la longe avant de plonger vers les profondeurs de la vallée, ses forêts sombres, ses prairies émaillées de fleurs, ses brancards, ses civières, ses restaurants.

Plus rien à bouffer depuis hier soir. Je fais le compte de mes cigarettes. J'en ai suffisamment pour envisager l'avenir avec sérénité. Pour la flotte, je me risque à une expédition claudicante et prolongée, à cloche-piolet, jusqu'au torrent. Je reprends ma place de gardien du seuil, adossé à la tôle brûlante et je laisse le temps passer, passer, dans une rêverie contemplative qui m'entraîne sinon à l'ascèse, du moins à une espèce d'adynamie érémitique dont je commence à avoir sérieusement marre.

La plus haute des montagnes pointues de cette heureuse région me sert de gnomon. Son ombre portée se déplace sur la paroi d'en face avec une lenteur solennelle absolument imperméable à mes impatiences contenues. Je commence à comprendre pourquoi les ascètes sont généralement des contemplatifs. Ils attendent l'heure de la soupe.

Vers le soir, sur le ciel pâlichon d'un crépuscule laiteux, je vois se détacher entre les gros blocs qui ferment l'entrée de mon petit domaine, la silhouette d'un grand costaud, accompagnée de trois autres baraqués entre lesquels je reconnais un hôtelier du coin, bistrotier éprouvé, braconnier averti, grand passeur de frontières. J'en suis tout rassuré. Le plus grand porte sur l'épaule une sorte de paquet oblong de perches métalliques entourées d'une grosse bâche grise qu'il déploie, étale, enclenche de tous côtés, pour aboutir à une solide civière. La toile est décorée de grosses taches brunes d'une esthétique d'apparence géographique que je ne parviens pas à identifier à première vue. On m'explique que c'est le sang du précédent occupant, qui était bien plus malade que moi, vu qu'il était mort. Je remets à plus tard l'examen de la pertinence d'une si étrange observation. On s'affaire. On m'offre, avec des mines de soubrette, un quart en métal militaire plein d'une gnôle à réveiller mon prédécesseur. A jeun depuis hier soir, j'apprécie dans une crise de suffocation sonore. Toute calorie est bonne à prendre. On m'installe. On me sangle là-dessus avec un ceinturon. Yu mûla!

Mes porteurs ont choisi de descendre par un chemin beaucoup plus détourné que l'itinéraire habituel et fort malcommode lorsqu'on est trop chargé. Il est même franchement dangereux dans ces conditions. Je me réjouissais pourtant de l'exercice de style qu'aurait représenté la descente de l'éperon boisé et de la dalle en pente, toute allusion spiritueuse mise à part. Je reconnais que, dans la nuit, mieux vaut emprunter le sentier aux vaches. Ce sera long, franchement vexant, mais qu'en dire lorsqu'on est amarré sur un brancard balancé au rythme énergique de quatre montagnards plantigrades ?

Je suis quand-même récompensé de ma compréhension par la descente directe d'un couloir bourré de varosses, au cours de laquelle ma civière prend des allures verticales prononcées. Il paraît que c'est plus court et je m'en persuade en observant à quelle vitesse on dérupe dans ce châble. On me dit que c'est bien pratique pour la contrebande parce que par là, personne ne peut monter.

Le porteur arrière, celui qui retient tout le monde, n'a plus à la main droite que deux doigts, pouce et index. Il a abandonné tout le reste aux fantaisies balistiques d'un éclat d'obus. Il n'en n'est gêné ni pour saisir son verre ni pour jeter un atout sur le tas ni pour tirer les chamois à la carabine. Pour porter, il se sert d'un ceinturon passé de son épaule au manche de la civière. De plus, il touche une pension.

Dès que nous atteignons le sentier à vaches, dans la perspective d'un long parcours nocturne sans autre intérêt que d'être balancé au rythme pachyderme de mes nyctalopes, je m'endors. Je me demande si c'est bien sous l'effet de la gnôle craisonnière ou sous celui d'une faculté d'abstraction que je ne me connaissais pas. J'ouvre l'œil de temps à autres pour apercevoir quelques étoiles entre les branches des fayard ou la perspective d'une cascade phosphorescente dans une giclée de lune. Je suis bien. J'expérimente cette confortable manière de descendre d'une montagne que je n'avais jamais pratiquée jusqu'alors.

Longtemps après, je reprends contact avec la civilisation qui m'apparaît sous les formes fuyantes de plusieurs lanternes que balancent des hommes noirs autour d'une voiture hippo-immobile. Il y a là un bon gros cheval sous une épaisse couverture à carreaux, de la paille dans le char à banc et beaucoup d'agitation. On s'interpelle en patois. On m'installe dans la paille, la couverture du cheval par-dessus et l'on s'en va ploc, ploc, ploc, ploc.

Le plus pénible de l'expédition m'attend à l'arrivée à l'hôtel de la Gare et des Cimes, réunis. J'ai un mal fou à échapper à une assemblée de noctambules dont la multitude agrippante s'évertue à me soutenir en me projetant dans tous les sens. Une bonne gueulante et quelques coups de coudes me libèrent de ces sollicitudes importunes. Je n'ai pas descendu toute la sainte journée des pentes de caillasses, des ravines, des châbles et autres tuagens, pour me faire écharper par cette guernipille de sagattons déchaînés.

Mes parents sont montés de la ville en renfort. Décidément l'adrénaline est bien le ciment des familles. Mon père arrose à coups de blanc la caravane de secours, d'autant plus copieusement que ces braves gens s'avèrent, tous les quatre, membres de la fanfare, ce qui nous apporte une bonne estimation de leur contenance approximative. Je sèche une grosses assiette de charcuteries locales et je vais me coucher comme un grand, en me hissant dans l'escalier à l'aide des barreaux de la rampe.

On m'a confié à une équipe de radiologues, traumatologues, plâtrologues et autres esquintologues distingués. Pendant quelques semaines je m'emmerde sur mon plumard, seulement distrait par de régulières expéditions à la cuisine, où ma grand-mère me traite comme elle le ferait d'un paralytique en porcelaine tombé tout vif dans une moissoneuse-batteuse.

Jean est venu me rendre visite, par la fenêtre, après avoir escaladé la façade. Il m'a dit que j'étais complètement con d'avoir conservé mes crampons pour sauter cette murette de merde. Je le félicite de tant de pertinence, juste après lui avoir demandé ce qu'il veut boire.

L'épilogue, trois mois plus tard, a été l'intervention d'un nommé Opathe, intrigué par cette large fistule suppurante qui subsistait à la face externe de ma cheville. Par unique application d'une compresse imbibée d'une mystérieuse essence citrine il a obtenu l'expulsion d'une grosse bûchette puante qui s'est présentée comme un morceau de péroné dissimulé aux yeux routiniers de mes rafistologues. La plaie s'est cicatrisée en trois jours.

Dès que possible, j'ai repris mon vélo. Plusieurs centaines de kilomètres plus tard, à la veille de Noël, j'étais sur les skis. En profonde.



***

Quo non descendam ?

L'automne a été agité. J'ai cédé à la tentation d'émigrer, le plus provisoirement possible, dans la capitale universitaire vers laquelle me poursuivaient mes études. Dès mon inscription à une faculté, sélectionnée par mon envie intime d'apprendre tout autre chose que ce qu'on m'y propose, on s'enquiert de mes capacités sportives. On me dit que c'est indispensable, tant notre beau pays a souffert de la veulerie bistrottière et tabagique front-populiste avec ses conséquences défaitistes et occupationnelles, sans compter la vérole et le choléra des poules.

Ma fiche de renseignements, fort éclectique, porte que je suis originaire du pays des ramoneurs exclusifs, se nourrissant uniquement de fondue au fromage de gruaire, plein de trous comme çà va de soi, acharnés six mois par an au palottage de la neige incessante, adonnés à l'élevage de fiers chamois sur pics acérés, se déplaçant sur de longs patins de bois originaires de Scandinavie. Je ne déçois donc personne en me déclarant skieur de compétition. La stupeur est cependant énorme lorsque je prétends participer ou au moins assister à la prochaine occasion de quitter ces régions inondées de fouteballe pour défendre nos couleurs pâlichonnes ailleurs que sur des pelouses dont aucune vache de chez moi ne voudrait, même pour seulement bouser. Il parait que nos équipes, de sports du même nom, ont une telle propension à ramasser des déculottées mémorables devant qui que ce soit en dehors comme en dedans de toutes espèces de confrontations, que ma proposition, pour ce qu'elle a d'original ou franchement hérétique, saute aux yeux envieux des organisateurs patentés de triomphes enregistrés. Ces chasseurs de médailles du mérite sportif en chambre m'inscrivent immédiatement, sans rien connaître ni du ski, ni de ce que ce pourrait être, ni de rien qui corresponde à quoi que ce soit en la matière, ni de tout ce dont ils se foutent complètement du moment où il y aurait quelque ruban à ramasser là-bas. Devant un toubib qui m'a l'air de ne connaître de la descente que ce qui concerne le petit blanc du bar du coin, on me fait passer une visite médicale du genre "Comment çà va?- Pas mal, merci - C'est bien, vas-y !". On me donne un titre de transport, euphémisme pour bicheton de chemin de fer de troisième classe, en l'absence de quatrième, ce dont on s'excuse. On me confie un mot de billet avec le nom d'une station inconnue à tous les bataillons et celui d'un hôtel ou supposé tel d'après l'annuaire des postes.

Je quitte l'énorme gare, son vacarme suffocant, mes skis confiés à une sorte de manœuvre badigeonneur qui te leur colle, d'un pinceau expert, une étiquette comme çà avec un numéro. Je les lui abandonne, muet d'angoisse, persuadé de ne les revoir jamais. Le wagon est une patache en bois rescapée de la guerre de quatorze, modèle repeint trente-huit. La locomotive a fait aussi la guerre, celle de quarante modèle bataille du rail. A entendre ses hurlements, ses gémissements de vapeurs torturées je suppose qu'elle a servi dans les steppes de l'Asie la plus orientale qui soit. Mon compartiment, double avec le chiotte entre les deux, tout de ce beige caca d'oie qui fait depuis longtemps la gloire de nos traquelets nationaux est aussi vide que glacé malgré le soin qu'on a pris d'y installer une sorte de tube à ailettes radiateuses qui va gémir toute la nuit sans nous apitoyer au-delà de nos engelures. La voiture à bagages est une classique hommes 40 chevaux en long 8 dont nos armées ne sont pas encore rassasiées. Pauvres bêtes !

Au moment du premier choc violent, accompagné du craquement synchronisé des assemblages ligneux, un être essoufflé s'introduit en catastrophe par ce qui reste de la portière, dont la vitre encadrée à sangle de levage perforée d'œillets de cuivre, vibre et barlotte comme un char à bancs. Il se prétend polytechnicien et se demande, comme moi, où diable on nous envoie et pourquoi faire. Je lui parle de ski. Son air évasif m'informe :

- Moi, on m'a dit...de v'nir...

- Quel côté tu veux ?

Il convient en effet de choisir de quelle banquette, fortement consolidée de peinture cloquée, nous allons tomber dans la ruelle, soit au premier coup de frein, dans un sens, soit à la prochaine accélération brutale, dans l'autre sens. La mollesse du convoi nous rassure pourtant. Nous prenons nos aises pour la nuit, sac sous la tête, godasses ouvertes, cigarettes à portée et thermos pas trop loin.

Après le défilé des banlieues crasseuses dont les taudis entassés montrent leur cul lépreux au voyageur déprimé, passée la région des aiguillages entrelacés, le train prend son tempo tagada, tagada. De temps à autres une clochette mystérieuse salue notre passage par un ding, ding, crac, dong, dong, dong. La nuit tombe, la pluie s'en mêle. Il pleut toujours lorsque je prends le train.

Entre deux phases de sommeil approximatif, j'ouvre un œil intrigué par quelque écriteau enfumé portant le nom étrange de gares inconnues. Je m'étonnerais à peine s'ils étaient rédigés en lettres cyrilliques ou en patois néerlandais.

L'aube humide et cafardeuse se lève sur un univers de fourrés grisâtres. Pas plus de montagnes que de neige à l'horizon brouillardeux. Qu'est-ce que je fous là ?

Une grande ville, une grande gare, de grandes gueules qui brament par des haut-parleurs incompréhensibles que c'est pas là du tout. Nous repartons en ahanant pouf, pouf.

De vallées en enfilades, nous entrons péniblement dans un paysage, gris d'abord, blanchâtre ensuite, tout blanc enfin. Je cherche en vain des formes montagneuses dans ces puissantes collines étalées à l'infini d'un petit matin parcimonieux. Des pentes, certes, des forêts sûrement, des villages peut-être. Où diable sont les pistes ?

Le terminus s'impose puisque la voie ne va pas plus loin. Nous récupérons nos matériels et la souplesse relative de nos échines. Nous partons par les rues enneigées, sac au dos, skis menaçant les rares passants emmitouflés.

L'hôtel est une grande bâtisse de style moderne rapetassé en néo-rustique d'allure franchement skideluxe. Quel bon choix ! Nous sommes logés pour rien, nourris à l'œil, subventionnés, considérés par des loufiats serviles. Des vedettes !

Dans la salle basse, aux poutres artificielles authentiquement ridicules, s'agite une ménagerie étonnante : dames en manteaux de fourrures, toques de fourrure, bottes de fourrure, oreillettes en fourrure, messieurs en houppelandes à poil long, calvitie officielle, calepin, insignes de clubs, chien à poil court. La piaule est bien, la bouffe est bonne. Va falloir songer à skier un peu.

On nous conduit à une sorte de hangar meublé d'une longue table à tréteaux. On distribue des dossards. J'ai le numéro dix-sept. Le polytechnicien hérite du numéro sept, chiffre sacré dont bêtement il ne s'émeut guère. Les vedettes du coin ont toutes écopé des premiers numéros. On me dit que les pistes sont meilleures pour les premiers passages. Après, ce sont des labours.

L'université dont ces merveilles portent les couleurs a expédié ici tout ce qui tient debout sur des skis. A l'arrêt, à ce qu'il semble. Il y a en particulier un petit nerveux sec aux cheveux frisés curieusement érigés en cône renversé. Il skie bizarrement, skis serrés et genoux écartés, jambes arquées et bras si étendus qu'en profonde, on dirait un cul-de-jatte qui joue à l'avion. Il prend ses virages en pédalant d'un ski sur l'autre dans une acrobatie effrayante qui tient du monocycle pour l'équilibre et du défilé de majorettes pour le mouvement alternatif des genoux. Tout le monde lui colle aux fesses tant sa notoriété est immense.

La compétition aura lieu au fond de la vallée, sur les pentes d'une grande montagne assez complexe dont le point culminant s'avère être un volcan toutes humeurs calmées, auquel on accède par un téléphérique aux réaction intéressantes. La mécanique ressemble aux engins de levage qu'on utilisait au temps des cathédrales, sauf qu'elle est en métal tellement graisseux qu'on se croirait dans les machines d'un cargo chinois. La cabine à pans coupés est agitée d'un balancement oscillant qui s'amplifie avec l'altitude à cause, dit-on, du vent dominant. Le câble grince, craque, émet des chuintements pénibles. Il est trop tendu, ou pas assez, trop neuf ou trop usé. Les explications manquent et l'angoisse demeure. Le préposé ne s'étonne qu'à peine lorsque je lui tends mon ticket gratuit pour l'inconnu en précisant :

- ...ni fleurs, ni couronnes.

Il sent bien, cet homme, que je viens d'une autre montagne et que j'ai envie de la revoir un jour.

Les pistes, au nombre impressionnant de deux, en tout, partent d'une cabane en plots apparents, dite station supérieure parce qu'il n'y en a pas d'autre. De là, volcan oblige, on descend vers le fond d'un cratère tellement écorné que ce qui en subsiste fait figure de pic élancé. On continue par un long plateau sans autre difficulté que de ne pas s'endormir en route, jusqu'à une cassure molle qui devait être l'exutoire d'un ancien lac avant que tout s'écoule et s'écroule en vrac. La suite est un couloir parfaitement rectiligne entre deux crêtes déchiquetées de lave dentelée, qui se termine en spatule étalée, cône de réception de tout le bazar, y compris bien sûr, des skieurs qui auraient tenu jusque là. J'étudie l'affaire avec d'autant plus de détachement que, règlement oblige, la piste est fermée à l'entraînement. Cette pittoresque coutume est justifiée, dit-on, par le manque de neige habituel ici. On la conserve pour les grandes occasions dont, par exemple, mon passage. J'acquiesce d'autant plus étonné qu'en ce moment, l'épaisseur totale doit dépasser les bons deux mètres. Le moniteur chef qui m'explique cela est un bellâtre qui papillonne autour des dames et nous fiche la paix. Nous sommes au moins assurés de cet avantage. Nous allons donc skier de l'autre côté, là où nous sommes certains de surtout, ne pas aller courir.

La suite des réjouissances est, le lendemain matin, une épreuve de fond que l'on nous présente comme indispensable, obligatoire et cruellement éliminatoire, pour tout dire, sine qua non. Seuls les fondeurs auront le droit de courir en descente. Cette logique m'échappe, qui exige que l'on en bave un bon coup afin d'obtenir la dignité de compétiteur. Il doit y avoir un ministre réformateur là-dessous. C'est trop stupide pour venir d'ailleurs. Je tourne l'obstacle en parcourant le pays, de menuiserie en réparateur de vélos, pour me procurer une paire de skis de fond et les godasses qui vont avec, tellement légers que j'ai l'impression de courir en espadrilles sur une paire de planchettes à reblochon. Je les farte à chaud par une alchimie apprise de mon père qui était expert en fer à repasser mélangeur de combinaisons aussi abominables qu'efficaces. Mon résultat n'en est que plus remarqué. Je dépasse tout le monde à l'exception de deux ou trois malfrats qui doivent avoir le feu aux fesses. C'est la meilleure manière, à mon sens, de ne pas arriver dernier.

Le matin du grand jour est arrivé. Dans l'effervescence émue du transport, notre autobus se flanque dans le premier fossé disponible. Nous jaillissons par tous les orifices pour le redresser avec une telle vigueur qu'il manque basculer dans le ravin d'en face. Une foule d'une trentaine d'égarés assiste en grelottant au départ des bennes successives, dans le courant d'air intense du couloir en béton. J'ai attaché mon beau dossard par-dessus ma cagoule en popeline toute neuve. J'ai mon bonnet rouge, mon hublot polarisant tiré des surplus américains, mes skis paraffinés et mes bâtons en acier fin qui, sauf s'ils cassent, jettent au soleil de si vifs éclairs.

Au sommet, l'enthousiasme se refroidit. Il fait une température abominablement en dessous du dernier zéro. La paroi de la cambuse est recouverte d'une épaisse cuirasse de glace en boules soudées par le vent furieux de la nuit. Personne ne s'en étonne. C'est fréquent ici à cause du fameux vent dominant. Au bord de l'esplanade, un officiel engoncé dans une canadienne boursouflée, muni d'une sorte de réveille-matin, donne le départ, à voix trémulante, de minute en minute, au pied d'un gros thermomètre mural, le mercure dans les talons. Je pars dix-septième.

La piste est vierge, comme beaucoup de vierges, à dix-sept passages près. Sous le beau soleil glacé elle est évidente. De gros nuages clairs rampent le long des pentes poudreuses, jouent à saute-mouton, s'effilochent aux sommets voisins.

Cinq, quatre, trois, deux, un, tez...!

Je pousse un grand coup sur mes cannes et je plonge dans la courte pente raide du départ. Dès le plateau, pour conserver ma vitesse, j'adopte un pas de patineur qui me relance pas mal. Je vois arriver un fanion jaune planté sur un monticule qui ressemble à un cairn. Deux clampins se tiennent derrière qui s'agitent pour indiquer l'emplacement de la cassure et, éventuellement, ramasser les morceaux. J'entends : "... va vite, çui là... ". Je franchis le seuil arrondi sans même décoller. Cette piste est une promenade !

Dans un éclair, j'aperçois un gros insecte à forme humaine qui patauge dans la poudreuse profonde. Il expose à toutes les hontes voyeuses sont numéro sept. Dix minutes qu'il est là ?

Passé la bosse, je remarque que la trace s'en va vers la droite, tourne largement et revient dans l'axe. Pourquoi tergiverser ? Virtus labii nescit. Je prends tout doit. Cette fantaisie, pour simplificatrice qu'elle soit, m'amène à l'entrée du couloir terminal à si furieuse vitesse que je n'ai plus le choix qu'entre tenir ou éclater. Je tiens. Je m'écrase et me stabilise en forme de luge à foin, le menton sur les gants et les gants entre les genoux. Je vois monter du fond des âges une banderole tendue entre deux perches. Des gens ? Virage. Bien. La foule exulte. J'ai sauvé ma peau.

Cette manifestation de joie simple et spontanée dure jusqu'à l'instant ou une voix de sépulcre annonce que le champion local, le spécialiste des virages pédalés, est tombé dans un grand trou et que, depuis, il n'en finit pas de se déboucher les oreilles. Encore un qui arrivera sûrement premier au classement de la semaine prochaine. En attendant, je savoure ma première place dans l'indifférence générale. Quelques outrés me regardent comme si je venais de faire pipi dans le coin du salon. Il n'est pas bon de bousculer les gens dans leurs certitudes locales.

Le slalom de l'après-midi est une aimable réunion d'amis autour d'un tracé tellement tordu que le moniteur de ces dames se manifeste bruyamment. Faisant fonction d'ouvreur, spécialité oblige, il embrasse une chicane et les quelques portes qui la suivent. Il passe l'arrivée en serrant contre sa mâle poitrine une fascine bicolore ornée de fanions du plus bel effet.

Les ravages réparés, les dames dépitées, nous nous livrons enfin à un festival d'acrobaties humoristiques, devant une foule clairsemée qui n'attend plus que l'occasion déçue de rigoler un bon coup. Dans un coin, sur une table de bois blanc enfoncée de guingois dans la neige tassée, un matheux laborieux calcule des pourcentages, des coefficients, des équations tellement compliquées qu'il en fronce des sourcils furieux sous sa casquette norvégienne. Il s'ensuit que tout le monde a probablement gagné sans qu'on sache qui a réellement perdu. Faudra attendre.


Dessin de Louis G.

La soirée de gala n'est pas mal non plus. Tout le monde, selon sa classe, se présente pour le gueuleton, pieds bien au chaud dans les bottes poilues, en pull plus ou moins multicolore, plus ou moins moulant, insigne métallique sur le bide. Chez les dames, ce dépouillement distingué devient heureusement révélateur, le plus souvent cruellement dénégateur. Je savoure une paire d'après-ski intérieurement garnis de mouton rasé, offerts par un mécène rubicond et manifestement marchand de chaussures. La bouffe est bonne. Les vins locaux sont locaux. Une sorte de futur pharmacien s'acharne à me répéter que les vins de l'endroit lui mettent la tête à l'envers. Nettement moins bourré que lui, je suis pourtant de son avis.

Au dessert, un président chenu égrène d'une voix sénile un palmarès chevrotant d'où il ressort que l'on me tape dans le dos. Quelques filles pas trop belles regardent de ce côté.

Survient un orchestre, blouses bleues, foulards rouges noués dans le dos, chapeaux plats, pantalons côtelés, sabots de bois, accordaléon diatonique, vielle à roue, basse à corde à l'archet vroum, vroum. On se met à danser boum, boum, boum... Je m'enfuis lorsque qu'on hisse sur l'estrade une sorte de grosse bonbonne en forme de chanteuse, à moins que ce ne soit l'inverse, qui commence à suffoquer en patois fouchtra. Elle devient toute rouge et je me barre avant l'explosion.

Je me grouille pour ne pas rater mon train. Ce n'est pas le moment de plaisanter parce qu'on m'a donné l'autorisation comminatoire de me rendre bientôt aux championnats nationaux. Je me dis que çà m'apprendra. La prochaine fois j'essaierai d'imiter mon ami le polytechnicien qui rejoint, claudicant, orné de plusieurs bosses et d'un très seyant sparadrap sur le sourcil gauche.



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Quand la montagne met son chapeau s'il ne pleut pas il fera beau

Le temps ne passe pas. Il change seulement. C'est nous qui passons.

Jean est devenu moniteur de ski puis guide de haute montagne. Tous ceux qui le connaissent disent que c'était inévitable. Je les approuve d'autant plus qu'il m'avait prévenu : "la condition ouvrière n'est pas une fatalité". Pendant une longue période nous ne nous sommes rencontrés que de loin en loin pour une petite voie d'escalade, une belle descente, un sommet peut-être, à peine. Nous avions, chacun de notre côté, bien d'autres choses à faire.


Photo de l'auteur

Je suis quand-même inquiet de voir Jean se servir de ses passions pour gagner sa vie.

Confondre ses loisirs avec son métier est assurément une forme d'abandon, en même temps qu'une démarche perfectionniste. Par contre, dans sa situation, c'était mener à bien, aussi bien que possible, ce qu'il n'aurait probablement pas accompli si la nécessité de gagner sa croûte autrement l'avait continuellement tiré vers le bas, dans tous les sens de l'expression. Il s'est admirablement sorti de cette contradiction en se dédiant à pratiquer son métier avec l'enthousiasme de l'amateur, consolidé par la technique et l'expérience du professionnel. Pour cette raison, je suis persuadé qu'il n'aurait pu durer hors de cette complémentarité qui exige, l'âge venu, de redevenir l'un ou de continuer l'autre. Ceci est évidemment une autre et triste histoire.

En attendant, étant donné qu'il exerce l'enseignement du ski dans une des stations qui, assez proches, ont vu nos débuts et quelques-unes de nos meilleures gamelles, il nous arrive de retrouver pour un instant ou quelques heures, le bonheur ressuscité de nos engueulades adolescentes. Jean s'abandonne forcément à quelques résurgences de pédagogie vite étouffée par mes protestations de mauvaise volonté. Quel immense plaisir que de suivre les conseils d'un moniteur auquel j'ai le droit permanent de lui dire qu'il m'emmerde ! Quelle délivrance pour lui de pouvoir m'affirmer en retour que je suis un con ! Les beaux jours passés sont décidément revenus.


Photo de l'auteur

L'été, dit la chanson, je m' les fait couper pour mieux respirer. Cet aphorisme de corps de garde signifie clairement que c'est pas la même. Jean a choisi son point de chute, éventualité horrible pour un guide, dans un massif légèrement plus méridional que les régions de nos débuts si prometteurs. Pas trop loin toutefois pour que je m'y expose aux effets de la malédiction dont les contrées du sud m'accablent.

L'endroit est aussi magnifique que célèbre, avec une insistance sur le magnifique et une sourdine sur la célébrité assez efficace pour qu'on nous y foute provisoirement et agréablement la paix. Les distances y sont impressionnantes, gage de protection relative. Les altitudes frôlent la grandiloquence sans jamais y succomber. Les difficultés techniques sont amplifiées par une fréquentation plus diluée dans l'immensité. L'acharnement commercial en est retenu d'autant et on y est partagé entre le sentiments d'être revenu à un alpinisme pas encore banalisé par la foule et celui d'accéder déjà à une pratique débarrassée des importuns et du collectif, telle que nous l'espérons depuis si longtemps sans trop y croire. Nous y sommes loin de certains massifs où l'esthétique des sommets n'apparaît plus guère à ceux qui sont obligés de dégager la vue à coups de piolets. Bénis soient ces lieux où l'on peut encore marcher ailleurs que sur les talons du précédent sans être poussé aux fesses par les genoux du suivant. L'intensité du commerce y est probablement moins alléchante qu'ailleurs mais on peut y vivre assez normalement en des villages où la route est encore au singulier, le nombre des magasins réduit au nécessaire, l'accent local bien loin du polyglotte et les habitants capables de vous reconnaître d'une année à l'autre à votre physionomie et par votre nom. Jean dit, tout de suite après Platon et avec moins d'emphase, que cette patrie est la sienne parce qu'il y est bien.


Photo de l'auteur

C'est tout de même une patrie très en pente, suspendue au rebord d'une terrasse dont le front est une falaise. On n'est pas encore obligé, comme en certains lieux, d'y ferrer les poules à glace mais, un couvreur du coin m'a affirmé qu'il n'était jamais monté sur un toit. Il faisait le tour de la maison par l'amont et descendait. On y dort, confiant, dans une chambre au deuxième qui donne à l'arrière, par une porte-fenêtre, sur une cour abrupte à gravir avec précautions.

Ce massif préservé, j'en ai déjà égratigné le bord le plus urbanisé, à la suite d'un exploit dont je suis encore tout stupéfait. On m'a sélectionné pour y courir un championnat national bien que seulement universitaire. Ce fut un charmant séjour au soleil pascal, dans l'agréable gratuité d'un hôtel panoramique passablement délabré par la dernière des nombreuses occupations militaires qu'il a connu au sein d'une forteresse aussi pétreuse qu'imprenable. Sous un ciel de carte postale technicolore, sur des pistes réservées admirablement damées, dans une ambiance de vedettariat, je n'aurais voulu, pour rien au monde, ternir par une victoire ce paradis des mélèzes.


Photo de l'auteur

C'est au cœur de ces montagnes admirables, le long des glaciers inconnus des foules, sur des sommets dont les descentes ne sont pas encore des parcours jalonnés, rabotés par des multitudes comptabilisées, que j'irai retrouver mon ami Jean et quelques autres.

 

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