Hier en Vallée Verte
Suite approximative et anecdotique de Avant-hier en Vallée Verte

L'affaire d'Agaune

Il y a des événements qui ont de la chance. Au lieu de s'enfoncer dans l'immense amnésie de l'Histoire antique ils en sont extraits pour servir, après nettoyage et polissage au banc des aménagements légendaires, ornés ou affublés d'oripeaux intentionnels, pour servir de piliers à une propagande fort édifiante sans doute, mais pas forcément très instructive sur le plan documentaire. Mythification, mystification parfois, ils n'en sont pas moins précieux, voire indispensables à l'expansion de la culture et surtout de la foi. Avec quelques autres non moins célèbres, l'affaire d'Agaune en est un exemple admirable.

En ce temps là ou, comme c'est le cas ou jamais de le dire, "in illo tempore", une armée romaine campe à Agaune dans l'actuel bas Valais. Venue par le Grand St.Bernard et l'importante cité qui sera Martigny, elle se prépare à entrer en opérations quelque part vers le bout du lac ou ce qui deviendra le pays de Vaud. Comme souvent, ou même toujours dans la pratique romaine, elle est composée de troupes venues de régions éloignées de l'empire et, parmi elles, une légion thébaine. Au cours de la traditionnelle prise d'armes préalable à la mise en mouvement de la troupe, on ordonne aux légionnaires de défiler en rendant les honneurs à l'Empereur ou du moins à son représentant, peut-être à son effigie. Les Thébains s'y refusent arguant de leur qualité de chrétiens qui ne reconnaissent qu'un seul Dieu, le leur. Il est vrai qu'à cette époque on considère l'Empereur comme une sorte de héros de nature divine qui colle mal avec la notion de base du monothéisme chrétien militant. Leur attitude scandalise au point qu'ils sont condamnés et exécutés. Leur chef, un centurion nommé Mauricius devient ainsi un martyr chrétien exemplaire à tel point qu'il sera canonisé sous le nom de Saint Maurice. De nombreuses paroisses le choisiront pour saint patron, en particulier celle de Boëge. C'est évidemment ce qui justifie sa présence en cette étude, autant que son souvenir popularisé chaque année par la foire qui porte son nom.

Comme en face de tous les récits de cette espèce et si l'on veut raison garder, on est bien obligé de faire la part du légendaire édifiant ou remanié pour le devenir. Autrement dit, on doit séparer ce qui appartient à l'Histoire authentique de ce qui relève de ce qu'on appellera bien plus tard le médiatique. Il faut donc reprendre l'enquête à la manière de n'importe quel commissaire Bidon d'une série télévisée.

Chacun sait que le christianisme est arrivé dans nos régions dans les fourgons à bagages de l'armée romaine, ce fameux impedimentum qui devait faire fortune sous sa forme plurielle au sens passablement déformé à savoir : impedimenta. Il s'y trouve en concurrence avec la religion largement dominante au sein des troupes romaines, le mithraïsme. Pour peu que l'on étudie le mythe de Mithra, sans jeu de mot mais avec un certain étonnement devant ce rapprochement phonétique, on se rend compte d'une étrange ressemblance entre la légende initiatique de ce héros et l'hagiographie de Jésus. Sans aller plus loin dans cette voie ardue peut-être révélatrice on peut quand-même comprendre le succès du christianisme primitif chez des esprits déjà préparés par l'option mithraïque. C'est pourquoi, confrontés à une concurrence d'autant plus gênante qu'elle est plus comparable, les chrétiens se sentent poussés à accentuer délibérément leurs différences et à défendre âprement leur originalité novatrice. Mais que font ici ces Thébains?

On sait que les Romains se trouvaient dans l'obligation d'intégrer à leurs armées des mercenaires venus de toutes les nombreuses régions de leur immense empire péri-méditerranéen et passablement atlantique. On y voyait des gens du lointain Moyen-Orient, d'Egypte, d'Afrique du Nord, de toute la Germanie barbare d'outre Danube et d'outre Rhin, des tribus frontalières comme des communautés hispaniques, gauloises, ou même britanniques. Ce chatoyant mélange de ressortissants de toutes origines était le résultat d'un recrutement éclectique peu délicat dans ses méthodes mais l'impressionnante extension de l'empire exigeait cet appel à toutes les bonnes volontés, réelles ou provoquées, pour maintenir l'ordre intérieur et assurer la garde aux frontières excessivement étirées. D'où la présence de ces chrétiens thébains parmi, sans doute, d'autres étranges étrangers. Maintenir une cohésion acceptable dans cette troupe disparate ne devait pas être une sinécure pour un commandement lui-même souvent exogène. Pour ajouter à la confusion on doit remarquer que rien, ni texte ni rumeur légendaire, ne précise si ces Thébains venaient de Thébes en Grèce ou de son homonyme égyptien. Il vaut mieux quand-même opter pour des Grecs étant donné l'importance des textes exprimés dans leur langue dans les bases doctrinales du christianisme, qui laisse à penser que la religion nouvelle était fort active là-bas.

La question centrale de cet événement est évidement celle qui nous étonne aujourd'hui le plus, à savoir cette divinisation de la fonction impériale, si poussée qu'elle fait apparaître ipso facto l'Empereur comme un dieu ou, à la rigueur comme un demi-dieu. Il va de soi qu'il s'agit d'un symbole. L'empereur devient dès son installation au sommet et au centre du pouvoir l'incarnation d'un principe sacré, rien moins que l'unité et la cohésion de l'empire. C'est donc la fonction qui est divine, celui qui l'occupe n'est sacré que par assimilation. Par ailleurs, l'inclusion d'un dieu de plus dans le panthéon romain construit sur un fond polythéiste hiérarchisé, ne devait poser que peu de question à des gens habitués à adopter des dieux d'origines diverses et à les rebaptiser au besoin. On dit que c'est Auguste qui bénéficia en premier de cette reconnaissance suprême, ce dont il fut passablement embarrassé. N'empêche que dans ces conditions on comprend mieux pourquoi la prise d'armes préalable à la mise en marche de l'armée est une cérémonie indispensable à la bonne conduite des opérations car expression de fidélité sans conditions à ce personnage incarnant à lui seul toute la grandeur de Rome. Il s'agit en somme de l'équivalent de notre moderne salut aux couleurs à cette nuance près qu'un pavillon est un symbole abstrait, aussi explicite soit-il. A Agaune c'est une personne qu'on expose ou du moins son effigie qui peut certainement faire penser à une idole. D'où la fureur monothéiste des Thébains qui aurait pu être probablement atténuée si le commandement avait été plus compréhensif, plus pédagogique et si l'intolérance chrétienne avait été moins rigide.

Les commentateurs plus ou moins tonsurés affirment que le total de ces martyrs se monta à six mille. On se demande, bien sûr, quel général, romain ou pas, oserait se priver d'un si grand nombre de combattants à l'instant de partir en campagne, même si, comme c'est le cas de le dire, il s'agissait de mettre au pas le reste de l'armée. On mesure de même l'énorme travail qu'aurait représenté la décapitation à la hache de six mille hommes, d'autant plus qu'ils étaient assez nombreux pour au moins se rebiffer. Il semble donc que l'on se trouve en présence de l'habituelle amplification persuasive propre aux propagandistes sans complexes. On peut ainsi supposer que cette réaction disciplinaire ne fut, si j'ose dire, qu'une décimation, c'est-à-dire une condamnation étendue à une unité entière mais qui n'entraîna qu'une exécution sur dix, comme on ne dit plus de nos jours où décimer revient à anéantir. Dans ces conditions ils restaient neuf pour décapiter le dixième avec le soulagement que l'on imagine de n'être pas au nombre des vedettes de la journée. Six cent martyrs au service de la cause chrétienne en mal d'illustration suffisent largement à asseoir la légende et consolider le mythe, surtout lorsqu'on décida d'établir une abbaye sur la fosse commune de ces gens, forme ancienne du monument aux morts mais aux fins d'édification religieuse. Cet établissement devint vite célèbre et reçut tant de donations, jouit de tant de considération pieuse, que l'on ne peut qu'admirer son rayonnement dans le monde chrétien pas seulement local et mesurer respectueusement son influence tant spirituelle que diplomatique à l'occasion. D'où la place qui lui est faite ici dans l'énoncé des grandes mouvances qui firent l'histoire de notre vallée..



Les Francs

Qui sont ces gens ?

Il s'agit d'une tribu barbare d'origine germanique. J'allais dire : comme tout le monde à cette époque d'invasions répétitives. Ils se divisent en deux vagues divergentes, les Saliens qui se groupent autour de Clovis, premier du nom, et les Ripuaires, riverains du Rhin qui le franchissent pour s'établir sur la Moselle puis à l'emplacement de l'actuelle Hollande. On se souvient que "meusa" est un mot germain qui signifie rivière marécageuse. Ces Ripuaires n'intéressent ni ne s'intéressent le moins du monde à la Vallée Verte. Les Saliens, si, mais de loin.

Ils se montrent agressifs depuis que Clovis, roi de Tournai, sans plus, se met en devoir d'étendre son royaume. Il y réussit si bien qu'il en porte les limites à la dimension approximative de la France actuelle et devient ainsi le premier Français, avant le nom, à lorgner du côté de la Savoie. L'influence de ces Francs, discutable en ce qui nous concerne, ne l'est plus guère si l'on tient compte de ses répercussions sur l'organisation de la société du temps, qui se prolongera presque jusqu'à nos jours, ne serait-ce que dans les mentalités. On a vu dans "Avant-hier en Vallée Verte" comment Clovis amorce la conquête de nos régions et comment il meurt en 511 avant de l'achever.

Il est impossible d'abandonner Clovis sans examiner comment ce barbare à peine dégrossi, né vers 465, est érigé en figure légendaire par un effet émouvant de naïveté de la propagande ecclésiastique. On va jusqu'à affirmer qu'il est un facteur de propagation du christianisme. L'anecdote de Clotilde faisant le siège de son époux pour le conduire aux fonts baptismaux de l'évêque Rémi est une aimable imagerie édifiante. Il est probable que le bon Clovis de la légende, qui était en vérité une brute comme, ou pire que les autres barbares, comprit en fin politique, qu'une gentillesse envers l'Eglise ne pourrait que le servir auprès de cette institution qui constituait alors le seul ciment à peu près solide dans une société mérovingienne en déliquescence avancée. Le bon public, volontiers sarcastique, retient surtout l'affaire du vase de Soisson qui n'a rien d'exemplaire en termes de charité chrétienne. Clovis est donc le premier roi barbare à se faire chrétien et son image en sera gonflée d'autant. Il devient la figure dominante de cette dynastie dite mérovingienne puisque issue de Mérovée, son grand-père, connu pour avoir participé à la bataille des Champs Catalauniques dans le camp des Romains.

Clovis décédé c'est Clotaire qui se charge désormais du travail. Il règne à Soisson. En accord avec son frère Childebert il fait assassiner les deux fils de son autre frère Clodomir qui ne semble pas lui en tenir autrement rigueur puisqu'il continue à combattre à ses côtés dans ses entreprises contre les Burgondes. Clotaire régnera seul après 558 ayant ainsi amélioré ses problèmes de succession. Pour l'instant il partage donc encore le pouvoir avec ses frères lorsqu'il aborde nos régions vers 525. La bataille décisive bien que liminaire se déroule en effet à Vézeronce, du côté de Morestel, en 524. C'est une victoire burgonde. Les Francs sont écrasés et Clodomir est tué dans l'affaire, ce qui ne doit pas affecter outre mesure Clotaire qui, à l'évidence, n'aime pas trop partager le pouvoir. Paradoxalement, cette victoire épuise à tel point l'armée burgonde qu'elle sera incapable de récupérer des forces suffisantes pour s'opposer à de nouveaux assauts des Francs, hostilités dont on ne sait pas grand chose sinon qu'il faudra quand-même dix ans pour qu'elles les amènent à s'emparer de Genève. On peut supposer quelque résistance de la part des Burgondes, voire une acceptation fataliste en face d'une invasion bien en accord avec la tradition tribale barbare de ne tenir son voisin que comme un adversaire potentiel à ne jamais laisser en paix. Il est vrai qu'à cette époque on ne combat pas comme à la nôtre où l'on voit d'énormes masses d'hommes, qui se comptent au final par dizaine de millions de victimes, s'affronter en permanence sur des fronts élastiques ou des étendues considérables sur terre, sur mer et dans les airs. Les guerres de cette charmante époque sont une succession de coups de mains locaux, d'assauts de villages, d'opérations diverses réduites à des échauffourées entre petits partis, de rencontres presque fortuites autour d'un point fortifié ou un passage inévitable spécialement défendu. Il faut une concentration d'importance pour parler de bataille au sens moderne du mot, dont les péripéties et leurs conséquences sont transcrites et conservées. Les troupes se déplacent accompagnées à distance prudente de femmes, enfants, troupeaux, laboureurs immigrants et d'une foule d'exploitants aptes à mettre en valeur les terres conquises, en arrière d'un no-man's-land mal précisé et ne serait-ce que pour nourrir les combattants auxquels le pillage ne suffit plus.

C'est donc vers 534 que Genève est prise et probablement aussi les zones les plus habitées et les plus prospères du bas Chablais comme celles du Genevois en ses basses vallées. Il n'est pas question de la Vallée Verte dans l'immédiat. On peut seulement subodorer ce qui viendra en constatant que l'arrivée des Francs ne constitue pas une occupation insupportable, une spoliation ou une invasion autre que fiscale et administrative. Il va de soi que certains propriétaires burgondes furent dépossédés pour faire place à leurs homologues Francs, mais pas dans de telles proportions qu'on pouvait le craindre. L'administration des cantons, les titres comtaux et la terre qui va avec, les chefs militaires eux-mêmes, furent bientôt indifféremment des Burgondes ralliés au pouvoir mérovingien, des Allobroges romanisés quelque peu métissés, des Allobrogo-Romains, quelques Francs acceptés. La preuve en est dans le Droit.

Sous les seuls Burgondes, la loi dite gombette puisque de Gondebaud, prévoyait un traitement différent selon que le justiciable était d'origine allobroge, romaine ou burgonde. Sous les Francs, cette distinction est maintenue et nul n'est contraint de subir la loi d'un quelconque vainqueur, à tel point que l'on se demande dans quelle mesure les Francs s'étaient effectivement imposés. On avait tout simplement ajouté un chapitre au droit en vigueur. On penserait plutôt à une immigration armée à peine hostile, une sorte d'échange de compétences et de bons procédés de barbare à barbare. Les conséquences de ce lénifiant état de fait n'en sont pas moins observables. Comme il faut bien loger quelque part les combattants méritants et les chefs en repos du guerrier, on applique la coutume éprouvée chez les barbares, analogue d'ailleurs à celle des Romains. On leur attribue sous le nom de comtés des terres où ils s'installent au détriment des propriétaires précédents. On utilise parfois des biens temporels de l'Eglise autant que des propriétés privées en désuétude ou simplement confisquées. Cela entraîne une forme d'émigration assez particulière qui va nous intéresser directement, dans la mesure où elle atteint probablement la Vallée Verte. On entend parler de comté, pour la première fois, à propos du Comitatus Genevensis.

On sait que les Burgondes, en bons exploitants du sol à l'exemple des autochtones ou autres prédécesseurs, avaient établi aux fins de transhumance, des pâturages montagnards là où les terrains d'altitude s'y prêtaient, notamment en fond de vallées ou au-dessus des limites de croissance des forêts, au demeurant variables selon des fluctuations climatiques dont nous n'avons aucune idée. Soit parcequ'ils étaient refoulés par les arrivants, soit par incompatibilité d'humeur avec les nouveaux venus, soit simplement pour qu'on leur foute la paix, ils se retirèrent en ces lieux moins disputés et, par défrichage comme par perfectionnements divers, y demeurèrent pour y vivre entre eux. Ce serait l'origine des villages permanents des hautes vallées dont une partie deviendra l'assise des stations touristiques actuelles.

Dans quelle mesure la Vallée Verte joua-t-elle ce rôle de résidence de remplacement ? Nous n'en savons rien et il n'est pas facile de l'imaginer car, située aux premières loges de la plaine, elle en semble trop proche pour servir de refuge réellement protégé en même temps qu'elle en est assez éloignée pour mériter cette promotion mais seulement dans un contexte peu agressif. Un petit fait milite quand-même pour la seconde hypothèse. La Dranse, réunion des trois Dranses originelles, coule au fond de gorges particulièrement hostiles et alors impraticables, qu'il était impossible de pénétrer et d'aménager avec les moyens d'ingénierie de l'époque. Aujourd'hui encore il n'est pas rare que des automobiles reçoivent de temps à autre des volées de cailloux tombés des falaises. On passait donc très près de la Vallée Verte ou franchement par le col de Cou ou celui des Moises, par Saxel peut-être, puis par Terramont ou tous autres itinéraires tracés chez nous ou pas loin, plus ou moins connus de temps mémoriaux pour atteindre les hauts lieux. Peut-être certains passants s'arrêtèrent-ils en route, fondant ainsi des centres burgondes permanents là où il n'y avait que relais de transhumance ? Ce que l'on sait, c'est qu'ils emmenèrent bien naturellement leurs vaches, principalement celles de race germanique issues des bêtes qu'ils avaient introduites avec eux autrefois et qui constituent la souche de nos fameuses Abondances. Est-ce là l'origine de ce Bovegium dont on a fait Boëge, parc à bovins, corral de circonstances ?

Une autre conséquence de la présence mérovingienne en nos terres fut l'importation de leur loi salique en complément de la vieille gombette plus ou moins réactualisée. Outre un tas de dispositions sans grand intérêt, elle précisait l'interdiction faite aux reines de régner, ni en droit, ni en fait, à la mort de leur royal époux. On en a tiré bientôt l'instauration du droit de transmission par voie exclusivement masculine qui fut une des poutres maîtresses de la succession nobiliaire à la française, mais pas uniquement, qui déborda longtemps dans divers secteurs de la société jusque bien près de nous, ne serait-ce qu'à titre de composante des mentalités, surtout paysannes. N'entendait-on pas, il y a peu, " j'ai un enfant...et trois filles".

Autre effet sensible de l'organisation mérovingienne, l'attribution des comtés à des personnages émergeants, sinon éminents, apparaît bientôt comme un morcellement parfois micrométrique du territoire qui deviendra vite la cause de l'éclatement de la notion d'état si tant est qu'elle fût jamais comprise chez ces peuples traditionnellement attachés aux valeurs tribales et aux habitudes domaniales. Il saute aux yeux que cette mosaïque de comtés et de terres d'église aux prérogatives temporelles, vite interpénétrés ou dilacérés par mariages, héritages, donations pieuses ou intéressées, disputes ou conquêtes chroniques, dans une complexité de plus en plus inextricable, aboutit bientôt à ce que sera la féodalité, ses luttes incessantes, jusqu'à l'émergence de dominants qui, par valeur, intrigues, diplomatie ou tout ensemble, feront de la Savoie un bloc assez compact pour devenir un Etat longtemps indépendant, pas encore tout à fait dissout dans le grand contexte national.

Cette pulvérisation du pouvoir central était d'autant plus inéluctable que celui-ci n'existait que très virtuellement, tout royal qu'il fût. On sait à quelle décrépitude devait aboutir bien vite la dynastie mérovingienne. On a pu dire que les empires issus de barbares présentaient une lourde hérédité et un insurmontable handicap dans la mesure où ils portaient en eux une foule de germes de discorde et d'avilissement. Les moins critiques des commentateurs observent que les chefs barbares singeaient Rome mais qu'ils étaient incapables d'ouvrir leur intelligence à la notion d'état qui était auparavant l'armature indestructible du monde romain. Ils faisaient de leur pouvoir un moyen de satisfaire leurs ambitions personnelles et de récompenser une foule d'intrigants, délateurs de tous poils, courtisans corrompus et autres divers malfrats. Mis en contact brutalement avec la civilisation romaine, pourtant pas toujours ni tellement délicieuse, ils n'avaient pas digéré et encore moins assimilé ses constantes constructives mais adopté goulûment ses faiblesses et ses contradictions. La dynastie mérovingienne finit par sombrer par avarice, cruauté, vanité, ivrognerie, dans cette déliquescence que l'on baptisa de fainéantise pour ne pas aller au-delà dans l'expression de l'abjection la plus répugnante. On a pu dire aussi que, sous eux, tout vacillait, même la raison humaine. On frémit en constatant que tout ce beau monde se prétendait chrétien ! On comprend, aussi et bien évidement, que les pouvoirs locaux devaient s'en donner à cœur joie en l'absence de directives et de références. Par bonheur, certains, loins du centre de débauches en tous genres qu'était la cour, firent preuve d'intégrité, d'intelligence ou de rigueur, mais combien étaient-ils à prendre le pouvoir ou plutôt à le ramasser ?

Sous Gontran les choses n'allèrent quand-même pas trop mal, ce qui était un premier résultat mais il fallut attendre la fin des Mérovingiens et l'arrivée de Charlemagne pour observer une courte mais saine réforme de l'ordre et d'un minimum de morale publique. Nous n'en sommes pas là encore et il faut bien revenir à la Vallée Verte pour tenter de dégager de ce labyrinthe de navrante incompétence ce qu'a pu être son sort en ces temps aussi obscurs que nauséabonds..



Les Carolingiens

Les Carolingiens, ainsi nommés car dominés pour la postérité par la grande figure de Charlemagne, le plus illustre d'entre eux, apparaissent dans l'Histoire à la suite des Mérovingiens.

Le premier Carolingien, avant la lettre, se nomme Pépin le Bref. En 751 il inaugure sa dynastie en destituant Childéric troisième du nom, un obscur Mérovingien dont on n'aurait jamais entendu parler s'il n'avait été le dernier de cette regrettable lignée. Pépin est fils de Charles Martel, Maire du Palais qui a plus ou moins restauré l'état et dont on parlera longtemps grâce à son succès contre les musulmans. Pépin possède la Neustrie, la Bourgogne qu'il a récupérées de Childéric et la Provence avec, ce qui n'est pas rien. Il règne en parallèle avec son frère Carloman qui abdique en 747 pour se faire moine. En bon politique Pépin s'assure l'appui du Pape, se fait sacrer. En remerciement peut-être anticipé il combat victorieusement les Lombards d'Italie du Nord et hérite ainsi d'un titre à Ravenne et des terres qui vont avec. Il meurt en 768 en laissant deux fils, Carloman comme le saint oncle et Carolus qui deviendra Carolus Magnus soit Charlemagne. Voilà pour la biographie.

Je ne crois pas que la Vallée Verte soit la préoccupation première de Pépin. Toutefois on peut noter à ce propos qu'outre ses qualités de diplomate et de guerrier, son influence indirecte n'est pas négligeable chez nous. Il est le descendant immédiat de ce Charles Martel qui gouvernait de fait à la place du mérovingien de service, qui a arrêté une incursion des arabes du côté de Poitiers et les a suffisamment massacrés pour qu'ils renoncent à poursuivre leur progression, épargnant probablement au restant de la France d'alors un sort assez semblable à celui de la péninsule ibérique, auquel n'aurait sûrement pas échappé la riche bien que distante région lémanique. Ce sera donc à refaire et on en reparlera à l'époque future des fameux Sarrasins. De plus Pépin est roi de Bourgogne, cette région assez mal délimitée héritée du dernier et fugace royaume burgonde. Il est donc installé sur le trône qui domine notre région bien que le pouvoir soit plutôt entre les mains des comtes locaux assez éloignés du pouvoir central pour ne pas s'en préoccuper plus que de raison. Il faudra attendre le fils Carolus pour mettre de l'ordre dans ces sortes de négligences. On peut donc au moins saluer Pépin au passage mais c'est quand-même son fils qui nous intéressera davantage.

Lorsque Charles pas encore Magnus prend le pouvoir en 768 il a 26 ans. Son frère Carloman meurt en 771 et lui laisse en héritage de quoi compléter une liste de possessions désormais bien garnie soit l'ensemble de l'état franc, Neustrie, Austrasie, Aquitaine, Alémanie, Alsace, Bourgogne, Septimanie. A cela s'ajoutera une série de conquêtes, Lombardie, Bavière, Saxe, Frise, territoire des Avares, Panonie, marche d'Espagne jusqu'à l'Ebro et marche de Bretagne... Tout le monde sait qu'il fut couronné Empereur en 800, parce que la date est facile à retenir. Le Pape dont il fut un défenseur efficace et inconditionnel lui devait bien cette promotion. On sait aussi qu'il échoua contre les Basques à Roncevaux et que son neveu le comte Roland y laissa sa peau, son cor et cette fameuse Durandal que son impérial oncle lui avait confiée quelque part en Maurienne au cours d'une expédition vers le Mont-Cenis et outre les cols. Carolus était bon montagnard. Exposer son œuvre et sa biographie serait immensément long et fastidieux, d'autant plus que beaucoup l'ont fait très bien à ma place et qu'il n'a pas laissé chez nous d'autres traces que celle d'une solide administration lointaine. Il faut quand-même signaler qu'il fut à l'origine du découpage de la Savoie en divers districts administratifs dont le Chablais et le Faucigny qui, accolés au niveau d'Habère-Lullin, croit-on, se partagent le cours de la Vallée Verte. Cette scission nous apparaît aujourd'hui lorsqu'on suit la frontière qui coupe notre vallée en une partie haute et donc chablaisienne et une partie basse faucignerande. Je suppose que certaines rectifications ont pu avoir lieu au cours de notre longue histoire mais, comme on n'en sait guère, le mieux est encore de se contenter d'examiner par où passe aujourd'hui cette curieuse frontière. Je suppose toutefois qu'elle correspond aux limites des comtés de Boëge d'une part, de celui de Lullin d'autre part, ce qui n'est pas du tout évident.

Pour ne pas citer l'intégralité de la frontière entre Chablais et Faucigny et laissant aussi de côté celle du Valais limitrophe, je partirai du sommet du Roc d'Enfer, cette montagne que l'on voit de partout. De là, par un trajet fort tortueux et compliqué, les bornes naturelles nous amènent au col de Jambaz. Nous approchons de la Vallée Verte. Vient alors le rocher du Corbeau, la crête et le sommet Sud d'Hirmentaz, la pointe de Miribel, Ajon, Plaine-Joux, les Granges Pagnoud, les Places, les Trables, le Barratet, Cudran, la traversée de la Menoge au-dessus de Chez Mermier, le cours du ruisseau de la Molette, le Pétai. La traversée de la crête des Voirons se fait entre la Roche au Corbeau et la pointe de Pralère mais la limite suit alors la ligne de partage des eaux par la pointe de Brenta et le Signal. On remarquera que cette frontière ne correspond pas à la coupure en deux de la Vallée Verte au niveau d'Habère-Lullin, interprétation moderne d'une topographie bien plus ancienne ou que l'administratif ne correspond plus à l'ancestral.

Cette version de la chose étant citée, il reste à examiner la coutume qui dit que le lieu-dit La Potence serait la marque de la frontière entre les deux comtés, ce qui nous apprend en même temps que l'un des Comtes, ou les deux, avaient droit de haute justice. Dans ces conditions la limite entre eux descendrait directement de Miribel vers le fond de vallée, laissant Le Villard en Faucigny et remontant quelque part en direction des crêtes sur Burdignin pour atteindre ensuite le col de Saxel. Ce tracé correspond bien à l'opinion générale autant qu'orale, telle que l'on me l'a affirmée. On ajoute aussi que le col de Saxel lui-même serait en plein Chablais, entouré qu'il est par une vaste protubérance chablaisienne s'étendant vers l'aval en direction de Boëge. Ceci expliquerait cette plaisanterie désobligeante qui consiste à affirmer que les habitants de l'endroit ne sont pas tout à fait comme les autres et paraissent plutôt comme étrangers à ceux du reste de la vallée !

Pour s'y retrouver dans ces tracés contradictoires il semble plus acceptable de laisser s'étriper les topographes des temps révolus et de considérer notre vallée comme un tout, de haut en bas, malgré les anciens occupés à se retourner dans leurs tombes effacées lorsque nous achetons à Boëge en Faucigny l'édition chablaisienne du journal régional.

Pour en finir provisoirement avec Charlemagne sans analyser plus avant ses talents de cartographe, on doit noter qu'il avait institué, pour assurer la cohésion de son empire, une équipe de fonctionnaires parfois itinérants, souvent permanents, chargés de mission du maître et donc justement dénommés "missi dominici". Porteurs comme ils étaient par délégation de l'autorité impériale, leurs avis devaient être au moins écoutés, sinon approuvés, d'autant plus qu'en cas de rouspétance, ils étaient conséquemment suivis d'un corps de militaires persuasifs, espèce de force du maintien de l'ordre de l'époque. On peut donc supposer que son œuvre, bien que fort restreinte en ce qui nous concerne, fut imprimée dans le passé de notre Vallée Verte bien que je ne sache pas dans quelle mesure les Comtes d'ici observèrent les directives d'Aix-la-Chapelle. Quoiqu'il en soit cela ne devait pas durer plus que l'empire romain-germanique rafistolé de notre Carolus car, sic transit, tout fut remis en question à sa mort et, comme on verra, le sort de notre région par la même occasion.

En bon administrateur prévoyant Charlemagne, très instruit des habituelles et pratiquement inévitables querelles de successions pour ainsi dire traditionnelles à son époque, organisa son héritage entre ses trois fils. On peut dire que le remède préventif fut pire que le mal.

Pépin, porteur du prénom de son grand-père devait avoir la Lombardie et la Bavière communiquant par la Valteline et le Brenner. Charles, comme son père, aurait la France d'alors avec le Grand Saint Bernard et Aoste, histoire de se garantir le libre passage des Alpes et les avantages douaniers et diplomatiques autant que militaires qui vont avec. Louis aurait l'Aquitaine, soit une bonne portion du sud-ouest de la France actuelle et, curieusement, la Tarentaise et le Mont-Cenis pour des raisons identiques à celles qui gratifiaient son frère. On sait comment et pourquoi cet arrangement ne se concrétisa pas et c'est probablement heureux car de telles intrications territoriales finissaient toujours par générer des querelles à régler par les armes.

On sait comment ces querelles et les guerres qui en résultèrent eurent lieu malgré tout et entraînèrent la division et le démantèlement de l'empire carolingien. On sait comment le traité de Verdun de 843 attribua un bon morceau de cet empire à Lothaire Ier. qui la donna à Lothaire 2 sous lequel elle prit le nom de Lotharingie, beaucoup moins seyant que le précédent de Francia media. On sait aussi peut-être qu'elle finit par échouer entre les mains d'un certain Bozon, beau-frère d'un moins incertain Charles-le-Chauve. Deux conciles successifs s'en mêlèrent et, avec une pertinence qui m'échappe, un non moins certain Rodolfe, fils d'un haut fonctionnaire de l'empereur Lothaire se trouva à la tête d'un royaume étrange où se trouvaient inclus, entre autre, la Savoie du Nord et par conséquent la Vallée Verte. Qui eut alors l'idée saugrenue de parler de second royaume burgonde ? Comme si les choses n'étaient pas assez compliquées comme çà et si cet imbroglio sur fond de tergiversations ne suffisait pas, les Rodolfiens ne tinrent pas plus d'un petit siècle devant les perturbations internes que les Comtes locaux et leurs subalternes querelleurs ne manquaient pas d'entretenir dans leurs prétentions permanentes et renouvelées d'exercer un pouvoir dont personne ne semblait capable de s'emparer et de le conserver. En réalité, ces souverains successifs et fugaces continuellement controversés, ces prétendants à éclipses, laissaient les potentats locaux se débrouiller à leur guise, ce qui revient à dire qu'ils se disputaient comme chiffonniers et s'entre-tuaient à l'envi sans réussir à établir un pouvoir dominant qui réglerait bon gré mal gré leurs incessantes querelles. Pour finir ce furent les Sarrasins qui vinrent mettre tout le monde d'accord par le fer et par le feu. C'est ainsi que s'évanouit dans la brume de l'Histoire imprécise le souvenir des Carolingiens et celui de l'intermède Rodolfien qui laissèrent sans doute bien indifférents les habitants de la Vallée Verte qui se contentèrent sans doute de survivre à ces ébullitions successorales et probablement sans y comprendre grand chose..



On a retrouvé les moines de Burdignin

Lorsque Burdinius est venu s'établir à Burdignin, probablement bénéficiaire de cette sorte de prime de licenciement que l'armée romaine accordait à ses retraités, cet allobrogo-romain, ou peut-être un Burgonde romanisé, n'avait pas choisi le plus mauvais endroit pour implanter sa villa. Bien ensoleillé dès le matin, assez longtemps au crépuscule, situé à mi-hauteur d'une pente moyenne, éloigné des fonds parfois embrumés et souvent très froids en hiver, ce territoire paraissait idéal à des gens décidés à prendre la vie agricole du bon côté. On ne sait trop comment les Romains allobrogiques avaient découvert cet endroit mais, aux dires des vestiges qu'ils laissèrent dans la Vallée Verte, il est évident qu'ils y passèrent et qu'ils y firent halte au point peut-être de s'y établir. Ces témoins sont quelques pavés d'un chemin vite baptisé route romaine, quelque part au dessus du Villard, une idole que l'évêque genevois Domitien fit briser aux Voirons, qui était certainement la représentation de la vierge mère celtique, une statuette d'Hercule en bronze découverte à Habère-Lullin et confisquée par un musée genevois ainsi que sa semblable trouvée à Boëge. Les gens qui ignorent le patois y ajoutent l'étymologie erronée du Jovet. On a donc la certitude que la première implantation romaine importante est Burdignin. En guise de confirmation on croit savoir que la première église de la Vallée était située à Carraz.

On affirme aussi, par contradiction complémentaire, qu'une église existait aussi au prieuré de Burdignin d'en haut, ce qui démontre qu'il y avait donc un monastère équipé d'une chapelle. Ceci atteste aussi la présence de moines.

L'habitude de construire les églises nouvelles sur les fondations des temples ruinés, intentionnellement à l'occasion, apporte un argument de poids à la vocation monacale burdinienne. En démolissant vers 1860 l'ancienne église qui devait être bien malade, les maçons découvrirent une dalle gravée de l'inscription suivante :

HOC
Munim + dic + Mari + Matr + Sal +
Krist + opus fuit frater + Akmetor +
Quor + precib + Div + Georg + concule +
Region + Dracon ++ et quod Deus vol +
Fieri per Maxim + Geben + episc +
Sumptib + Sigism + Burgond + Reg +++
Anno DXVJ +++
Scrip + hoec Kal + junii an + Dom + MCCC +++

Ce qui revient à dire, avec quelque incertitude due au décryptage :

"Ce monument dédié à Marie Mère du Christ Sauveur fut l'ouvrage des frères Akmetors (sic) par les prières desquels Saint-Georges a terrassé le dragon du pays et Dieu a voulu que cela soit fait par Maxim évêque de Genève avec le concours de Sigismond roi des Burgondes.
L'année 516
Cet écrit (inscription) date des Kalendes de Juin de l'an du Seigneur 1300."

Les enseignement à tirer de ce texte sont divers mais nombreux.

Ce Maxime est un Burgonde contemporain et ami du fameux Sigismond fils de Gondebaud dont l'importance est bien connue dans l'histoire de son peuple. Avec l'ardeur des néophytes récemment tirés de l'arianisme, ces gens-là détruisent les vestiges des religions précédentes, en l'occurence le polythéisme romain baptisé paganisme puisque réfugié plutôt en milieu rural, et qu'ils symbolisent leur vandalisme sacré par l'image bien connue du dragon écrasé. On sait aussi que ce Maxime, décidément entreprenant, décide, à la même époque, de fonder le fameux monastère d'Agaune après la non moins célèbre affaire de Saint-Maurice. C'est peut-être à ce simple parallélisme que l'on doit la vocation de l'église de Boëge à ce saint militaire décapité pour ses convictions.

On apprend aussi que cette pierre gravée vers 1300 fait allusion à une fondation antérieure sur le lieu même où elle est implantée. Il y a donc bien un monastère et des moines dedans, à Burdignin, indépendamment de l'église de Carraz.

Implanter des monastères un peu partout était certainement une méthode efficace pour écraser le dragon. Elle répond parfaitement au désir permanent autant qu'étymologique des religieux qui, depuis que l'on a inventé le monachisme dans les sables désertiques ou les austères montagnes désolées du proche orient, aspirent tous à ce qu'on leur foute la paix afin de prier et méditer au calme. Si le pays est fertile et permet de manger tous les jours en échange de quelque évangélisation, il n'en va que mieux.

Apparaît aussi l'intention épiscopale de planter un peu partout des communautés monacales militantes, à charge pour elles d'être exemplaires à tous les sens du mot et de rayonner par influence centrifuge missionnaire en même temps qu'elles servent de point de ralliement pour les populations disséminées.

Quelle idée pourtant d'aller chercher des moines aussi loin ? En manquait-on à ce point sur place ? Le monachisme est une manière de mener, sans dispersion ni tentations profanes, une vie consacrée à la recherche de la fusion en Dieu. Cette méthode, peut-être imitée des communautés orientales a été adoptée par les premiers et incroyablement intenses chrétiens. Le Christ lui-même et ses frères Essèniens en sont un exemple qui a réussi comme on sait. C'est pourquoi, aux époques d'expansion du christianisme vers l'Occident encore tout imprégné des croyances et des cultes antiques, on voit des équipes, véritables commandos expéditionnaires de la foi, s'installer partout où le terrain s'y prête et où les autorités ecclésiastiques les appellent. Elles vont jusqu'à fusionner avec leurs homologues autochtones, réalisant de véritables symbioses dont sortent, grandis et confortés, les Ordres les plus durables et les mieux implantés que l'on observe encore de nos jours. C'est probablement dans cet esprit que viennent chez nous ces curieux Akmetors. En français, si l'on peut dire, ils se nomment Acoemètes. Forts connus au cours des premiers siècles du christianisme naissant, beaucoup d'entre eux ont acquis une réputation de distingués évêques, de saints anachorètes et autres patriarches, d'autant plus qu'à cette époque la promotion était facile parce qu'on avait un besoin pressant de grandes figures pour imposer la nouvelle église et lui fournir des bases édifiantes. Leur rituel leur imposait la prière continue et perpétuelle pour laquelle ils faisaient littéralement les trois-huit, se relayant par équipes. C'est pourquoi on les appelait "acoemètes" qui signifie en grec approximatif : "ceux qui ne dorment jamais". On dirait aujourd'hui les Insomniaques avec autant de pertinence. Nous savons donc qu'ils étaient réunis sous une appellation grecque, ce qui ne signifie absolument pas qu'ils étaient natifs de la Grèce. Toutes les sœurs de Béthléem qui prient désormais aux Voirons n'ont certainement jamais mis les pieds en Palestine, du moins dans leur immense majorité. Seuls les fondateurs étaient grecs, ce qui suffit en matière d'étrangeté et s'explique aisément par l'énorme part que prirent les gens de cette région dans l'édification de la religion chrétienne.

On ne sait combien de temps les moines de Burdignin psalmodièrent nuits et jours aux échos de la Vallée Verte. On apprend cependant qu'ils cessèrent un jour et que le chant de louanges s'éteignit pour longtemps. Leur abbaye vide d'occupants est attribuée en 1250 aux Bénédictins d'Ainay, des Lyonnais. En 1272 ils reçoivent de Pierre de Boëge le don des terres défrichées mais incultes qui entourent leur abbaye. Il n'y avait donc plus personne pour travailler cette terre mais ce défrichage était la preuve d'une longue et dynamique présence de gens qui ne faisaient pas que chanter. Il s'agit là d'une donation d'alleu fort classique en ces temps de foi brûlante où l'on tente précisément de ne pas tomber en enfer à sa mort en se confiant à la prière reconnaissante des moines ainsi sponsorisés.

En 1414 les Bénédictins sont partis, on ne sait depuis combien de temps. Ce sont les Augustins de Filly qui les remplacent en droit mais non en fait. Le Pape leur accorde le bénéfice de l'abbaye mais ils quittent le pays et sont remplacés par un curé. Une fois l'an l'Abbé de Filly vient faire acte de présence solennelle et recueillir sa part de l'argent.

Que reste-t-il du monastère ? Seul le cadastre pourrait nous renseigner..



Les châteaux et leurs seigneurs

Il n'y a pas de châteaux prestigieux dans la Vallée Verte. Il n'y a que des ruines qui témoignent d'événements divers et inégalement tragiques mais qui n'en sont pas moins intéressants. Sans respecter l'ordre chronologique qui, vu en perspective rétrograde, ne signifie plus grand-chose, on peut compter pour tels le château du Forchat, celui de Rocafort, celui de Marcossey, la maison Montvuagnard dite château de Boëge, la villa des seigneurs du Faucigny au Villard et, bien sûr, le château d'Habère-Lullin de sinistre et récente mémoire..



Que sait-on du Forchat ?

Le Forchat est aujourd'hui une montagne. Il était autrefois un château édifié sur cette montagne, mieux, une forteresse.

On prétend que ce nom de Forchat, autrefois Forcher, lui vient de sa double pointe qui ressemble à une fourche. C'est beaucoup solliciter un aspect qui n'est guère évident. Je crois plutôt que Forcher ne serait qu'une forme francisée ancienne du bon vieux Forchat qui, en patois, veut dire "forcé", c'est-à-dire occupé ou pénétré par la force. Il le fut en effet.

Sur la pointe occidentale, Hugues de Faucigny fit construire un château aux aspects de forteresse. Il l'occupait à la belle saison et s'en servait comme maison de campagne admirablement située. C'est du moins ce qu'on avance en occultant le fait qu'une garnison s'y trouvait en permanence, chargée d'observer les faits et gestes des voisins d'en-dessous, les gens du Chablais, surtout les mouvements de troupes. Il ne manque pas ailleurs de belvédères plus accessibles au moins aussi attrayants et qui ne serviraient pas en même temps d'observatoires très indiscrets. Le comte Edouard de Savoie s'en aperçut et n'aima pas çà. En Juillet 1325 il attaqua et assiégea le château dudit Forcher qui résista douze jours. Belle résistance pour une maison de campagne ! Le siège terminé par reddition et invasion des lieux, tout fut rasé avec prière de n'y pas revenir. On ne voit aujourd'hui que quelques traces de fondations imprécises. La statue de François de Sales érigée là en souvenir de la contre-réforme victorieuse n'en marque que mieux que le Chablais, largement protestant sous les Bernois, fut longtemps tenu à l'œil par le Saint reconquérant. Comme quoi la vocation de guetteur est restée si les bâtiments ont disparu..



Que sait-on de Rocafort ?

Rocafort, qu'il ne faut orthographier ni Roquefort comme le fromage ni Rochefort comme les Demoiselles, est situé sur une éminence au pied des Voirons entre le Penaz et chez Gurliat, d'où partent des sentes forestières dissimulées pour s'y rendre. Sa position dominante était excellente pour verrouiller le passage vers Saxel. Il semble qu'il ne servit que dans les temps très anciens où un trafic certain existait encore sur cette rive droite du foron de Saxel qui était sans doute l'itinéraire normal de cette fameuse et romaine route de Tougues qui venait de Viuz et Saint-Jeoire, passait le Vouan pour atteindre la plaine vers le port lacustre susdit. On ne voit pas ce qui aurait justifié autrement cette solide construction en pierres, contrairement aux habitudes du vieux temps qui préférait souvent le bois, selon des normes de constructions militaires héritées des Allobroges et des Burgondes. Cette vocation de gardien des portes pré-chablaisiennes fut délèguée plus tard à une construction dont je parlerai plus loin, le château de Marcossey. On abandonna Rocafort à sa décrépitude imminente qui se poursuit aujourd'hui. C'est la famille de Boëge qui le posséda, le réforma, et l'abandonna lorsqu'elle s'éteignit elle-même. Le titre consécutif de Montvuagnard de Rochefort de Boëge était explicite mais c'est l'appellation patoise qui s'est imposée. Lorsque cette noble famille céda aux frères Jean et Claude de Marcossey leurs biens dans la région, Rocafort se trouva vendu en même temps que le reste. Il devint donc la proie des guerres et le prétexte, parmi quelques autres, aux conflits permanents entre le comte de Savoie d'une part, les comtes de Genève et les seigneurs de Foussigny (sic) d'autre part, ces derniers intriqués et passablement apparentés les uns aux autres. Un vieux texte notarial dit que Rocafort en fut rasé et détruit, ce qui revient évidemment au même, surtout en latin d'époque. Il ne subsiste aujourd'hui qu'un morceau de mur aussi ruiné que résistant et quelques traces de fondations peu visibles dans la forêt qui a amplement repris ses droits..



Ce qu'on sait de Marcossey

Paradoxalement, bien que l'emplacement exact "du côté de Saint-André" soit mal précisé, les aventures de cet établissement militaire sont la matière d'une histoire détaillée qui illustre bien ce qui est dit plus haut des rivalités dont Rocafort fut la victime. Ce château dont il semble qu'il était plutôt un fort, était bâti sur la rive droite de la Menoge, près de la rivière dont les eaux étaient conduites par un canal jusqu'aux fossés qui l'entouraient. Une vanne permettait de remplir lesdits fossés pour renforcer la défense à la demande. Il devait donc y avoir un pont-levis ou une passerelle amovible. On sait aussi que le bâtiment était élevé sur une motte de terre, ce qui correspond bien à la manière de faire ancienne ou même antique. Cette motte devait être entourée d'une ceinture de contention probablement en pieux de bois, ainsi que les construisaient les Celtes ou encore les Burgondes et les Francs. Peut-être le terrain marécageux inondable aux périodes de crue avait-il incité les bâtisseurs à revenir à cette conception antique. On sait en effet que rien n'est plus durable que le bois en matière de fondations immergées. La suite des événements montre aussi que beaucoup de bois était utilisé dans la construction de cette forteresse éminemment combustible. La fonction de Marcossey apparaît mal en ce lieu si on ne tient pas compte de l'obligation de franchir la Menoge imposée aux voyageurs qui suivaient la fameuse route de Tougues citée plus haut. Sans doute, en plus de l'intention de contrôler un passage inévitable, y avait-il aussi celle de prélever un péage, ce qui expliquerai les convoitises des autorités régnantes comme l'irritation des usagers. De plus, on passait par là pour aller à Boëge et plus haut dans la Vallée, l'itinéraire par le haut de Mijouet et Curseilles aboutissant bien plus bas que de nos jours à l'endroit où il rejoignait celui du Vouan, sûrement tout près de Marcossey. Quoi qu'il en soit, ceux qui firent ce fort semblaient avoir de bonnes raisons pour çà et ceux qui le détruisirent avec un bel acharnement aussi.

Donc, le 27 Avril 1589, en pleine guerre entre le duc de Savoie Charles-Emmanuel et le roi de France, les Genevois opportunistes s'emparèrent successivement du château de Monthoux ainsi que ceux d'Annemasse et de Bonne et montèrent par Fillinges en direction de Boëge. Ils se heurtèrent à Marcossey. Il était quatre heures du matin et la petite garnison de vingt-cinq hommes les attendait si peu que les fossés n'étaient remplis qu'à demi. Les attaquants avaient apporté des planches, des poutres et des échelles qu'ils faisaient traîner par des chevaux. Ce charroi devait tout de même s'entendre d'assez loin. Les Genevois, au nombre de 400, avaient, comme on dit, mis le paquet. Ils se mirent en devoir d'incendier le pont de bois qui mit assez longtemps à brûler. Les Savoyards abattirent dix hommes parmi les assaillants. Après quoi, franchissant les fossés sur des planches jetées sur des poutres et des lits de fascines, les Genevois dressèrent leurs échelles et montèrent à l'assaut. La garnison submergée se rendit moyennant vie sauve, ce qui ne fut guère respecté. Le château fut fouillé, nettoyé des relents de la bataille, remis en état de défense. Le pont fut réparé, ce qui démontre qu'il n'avait pas grand mal car, tout ce travail terminé en une nuit, les vainqueurs quittèrent la place le lendemain vers huit heures pour passer le Vouan et gagner Saint-Jeoire à quelque fin non précisée mais probablement pas pacifique. Ils laissèrent en place une garnison de seize hommes qui leur sembla suffisante eu égard à la faible résistance des troupes locales.

Erreur manifeste. Le 15 Mai, 150 Savoyards attaquèrent Marcossey à 8 heures. Les occupants résistèrent jusqu'à 16 heures. Les Savoyards, qui avaient perdu 8 hommes au plus mais commençaient à s'impatienter, mirent le feu aux granges et aux écuries, ce qui enfuma les genevois qui se rendirent pour ne pas rotir.

On eut ainsi la paix à Marcossey jusqu'au 21 Juillet où un contingent genevois composé de trente cavaliers et d'un grand nombre d'arquebusiers se présenta à 10 heures. Ils attendirent le lendemain pour sommer le Savoyard Monfalcon, qui commandait la place, de se rendre sans combat. Celui-ci refusa. L'assaut ne fut donné que le 31 et Marcossey tomba le 3 Août. Monfalcon et quarante prisonniers furent emmenés à Genève pour une captivité jugée inconfortable. Le château fut complètement incendié par ordre des vainqueurs, démoli et rasé par force corvées venues de toute la Vallée. On rasa même la motte et on égalisa les fossés. Cette mise à plat fut suivie d'une courte occupation de Boëge par les Genevois qui s'établirent au château du bourg et firent jurer fidélité à la République de Genève à tous les habitants de Boëge, du Villard, de Burdignin et de Bogève par la même occasion. On ne sait combien dura cette curieuse fidélité à la République conquérante, mais le fait est que bientôt on n'en parla plus. Après tant d'acharnement et une destruction si minutieuse il n'est guère étonnant qu'on ne sache plus rien de Marcossey qui devait quand-même représenter une sérieuse entrave à la liberté de razzier dans le coin pour qu'on prenne tant de soin à Genève d'éliminer jusqu'aux vestiges de cette Carthage savoyarde. On a les gloires militaires qu'on peut.

On sait peut-être qu'il existait un autre château de Marcossey du côté de Viuz qui fut pareillement incendié par les mêmes. Ceci n'a rien d'étonnant puisque les Marcossey étaient une famille qui possédaient plusieurs points d'appui dans la région. Ce second château n'a rien à voir avec la Vallée Verte..



La maison du Villard

Les seigneurs du Faucigny possèdaient au Villard une maison forte qui leur servait de refuge pour la chasse et qui portait le joli nom de Villa Dom. Fulciniaco, soit Veillat en patois. D'où, peut-être l'origine du mot Villard, avec beaucoup de réserves. Elle portait, gravée dans une pierre de l'entrée, la croix de Savoie. Elle fut abandonnée et tomba en ruine vers 1600 et on se servit des pierres pour construire l'église du village. Celle qui portait la marque de baronnie fut conservée quelques temps C'est à peu près tout ce qu'on en sait et il n'en subsiste qu'un lieu-dit, Chez le Baron..



Le château des seigneurs de Boëge

Il a été fait allusion plus haut à la famille Montvuagnard, au château de Rocafort et à celui de Marcossey, à propos de la ruine de ce dernier et de la prise de Boëge par les Genevois. Il y avait en plus à Boëge un château, propriété des Montvuagnard, qui était celui du bourg, indépendamment des deux autres déjà cités. Il n'était pas fortifié et fait plus figure de résidence seigneuriale que de point d'appui militaire. Son emplacement, invisible de nos jours, était là où se trouve le bloc d'immeubles contenant le Garage des Marronniers, donnant d'un côté sur la place de la Grenette, d'un autre sur le commencement de la rue de Saxel, en façade sur la place du Marché. Vers la fin des années cinquante on en voyait encore une relique formant préau qui abritait, légèrement en retrait, l'ancienne pharmacie. Pour y avoir dîné un soir, j'ai pu observer un mur central de plus de deux mètres d'épaisseur percé d'un couloir pour passer d'une pièce à l'autre. Sur la face vers la Grenette il y avait quelques commerces et une maison nouvelle où logeait le garage pour cycles Périllat. Sur le devant, une maison qui comprenait un atelier de plomberie-zinguerie à Magliocco dit Nénesse. Après pas mal de vicissitudes dont l'incendie spectaculaire d'un restaurant logé en étage, une pharmacie nouvelle ayant été bâtie plus loin sur la place, la masse de ce qui restait de l'ancien château fut rasée et l'immeuble moderne actuel élevé à sa place. On note, immédiatement sur la rue de Saxel, la place dite "du Château" limitée par le bâtiment de l'école privée du même nom. Ce sont les seuls vestiges toponymiques..



Le château d'Habère-Lullin

Il s'agit d'un château de plaisance, pas tout à fait d'une forteresse, construit au XVe siècle. Ce que l'on sait du style architectural laisse penser qu'il reproduisait assez fidèlement l'aspect d'un fort avec murs d'enceinte à meurtrières, fenêtres lourdement grillagées et portes massives. Les salles, basses et sombres, aux vastes cheminées monumentales, les dénivellations systématiques entre les pièces reliées par de multiples escaliers lui conféraient un aspect sévère. Il appartint, en dernier lieu, à la famille de Sonnaz qui a résidé dans la vallée assez longtemps pour y laisser un souvenir durable. On ne parla guère de ce château presque ignoré au cours des âges, faute de faits d'intérêt historique en ces lieux peu fréquentés, jusqu'en 1943 où se produisit un drame dont le souvenir est encore bien vivace dans les mémoires de nos contemporains.

Les maquisards organisés et dissimulés dans la Vallée en petits groupes dilués dans la population ou dans des chalets discrets, organisèrent un bal à l'occasion de Noël, avec une audace voisine de la désinvolture. Ce sentiments d'impunité leur venait sans doute de leur maîtrise de plus en plus évidente des vallées secondaires et des zones montagnardes presque inaccessibles à des occupants regroupés dans les villes et de plus en plus effrayés par l'expansion des forces armées de la résistance. On a dit qu'un traître, dont l'identité ne fut jamais clairement précisée, prévint les Allemands de cette concentration inattendue. Ceux-ci organisèrent en hâte une expédition punitive qui remonta la Vallée, parvint au château, l'encercla, installa des mitrailleuses pour interdire les portes et attaquèrent à la grenade. Ce fut une surprise pour les danseurs atterrés, bien qu'ils aient été prévenus par un habitant courageux qui sauta sur son vélo et vint donner une alarme à laquelle personne n'accorda d'attention. Ce fut aussi un massacre. Les quelques rescapés furent capturés, enchaînés et expédiés en déportation pour n'en plus revenir. Après quoi les Allemands satisfaits terminèrent la destruction à la grenade incendiaire. Pendant la brève tragédie, un habitant d'Habère-Poche dit "le petit Cottet" montra assez de courage pour courir à l'église et sonner le tocsin pour toute la Vallée épouvantée. On ne savait pas jusqu'où serait étendu le massacre et les exécutions d'otages dont on ne connaissait que trop la fréquence et l'horreur en ces temps de guerre acharnée. Les Allemands dont la cruauté se montrait d'autant plus redoutable qu'ils étaient plus effrayés par l'insécurité de leurs positions, quittèrent Habère-Lullin sans tuer davantage. Ils devaient y revenir bientôt et bien différemment.

Après la libération d'Août 44, un groupe de prisonniers allemands fut transporté aux ruines du château pour les déblayer, puis on les aligna le long d'un pan de mur rescapé et ils furent fusillés. On précisa ainsi que les lois conventionnelles de la guerre n'ayant pas été respectées par l'ennemi ne sauraient être respectées par les frères de ses victimes.

Il ne reste du château que ce pan de mur décoré d'une plaque portant le nom des maquisards assassinés..



Les Boëge de Rochefort

Qui dit château dit seigneurs. Ceux de Boëge se manifestent chez nous vers le milieu du XIIe siècle. Ils sont évidemment bien plus anciens. Leur devise, encore utilisée aujourd'hui pour la commune est : "Nescit labi virtus". On peut traduire ce "labi" par lacets, sinuosités, atermoiements, hésitation, compromis et tout synonyme qui traduit le fait de "cahouater" avant d'agir. La devise devient donc "Le courage se refuse aux atermoiements". Cette opinion n'est pas partagée par quelques traducteurs qui parlent de déchéance ou de tout ce qu'on voudra qui révèle leur ignorance. Cette obscurité n'empêche pas les sires de Boëge d'être fort à l'aise financièrement. Outre des droits très étendus dans la Vallée et des revenus féodaux dans le Haut-Faucigny, ils recueillent les taxes sur les grains et le sel aux marchés de Cluses et Sallanches. De quoi vivre et mériter leur titre de Chevaliers. Il faut préciser que ce grade était accordé aux hommes francs assez riches pour posséder et entretenir au moins un cheval pour le combat, des armes dont l'épée symbole de puissance et de noblesse, d'autres instruments à casser la tête et en plus l'art de s'en servir, une petite troupe d'auxiliaires, palefrenier, valet d'armes, piétons et bien sûr l'armure faite sur mesure, sans oublier l'écu décoré des figures héraldiques. Celui des sires de Boëge était "écartelé d'or et d'azur", tel qu'on le voit aujourd'hui.

Le premier des Boëge connu vers 1130 est Aimon. Il avait effectivement plusieurs chevaux puisqu'il vendit l'un d'eux aux moines de Vallon. Il possédait aussi le droit et l'honneur d'assister au plaid des barons de Faucigny. C'est tout ce qu'on en sait et cela suffit à situer le personnage dans la bonne noblesse du temps et de l'endroit.

Son descendant Pierre de Boëge existe en 1151. La preuve en est qu'il assiste Arducius, évêque de Genève, lors de la fondation d'une chartreuse encore bien visible au Reposoir et lors d'une donation aux moines de Vallon. Il faut dire qu'à cette époque, les donations tirées de son alleu étaient de pratique courante chez tous les propriétaires de quelque bien foncier. C'était une sorte d'assurance sur la vie éternelle et la garantie d'un appui bienveillant post-mortem, moyennant messes et anniversaires priés et chantés par les religieux de tous poils qui s'en faisaient une spécialité lucrative. Arducius est un Faucigny. Son frère Ponce aussi, demeuré célèbre et finir bienheureux pour avoir fondé l'abbaye de Sixt, fille d'Abondance. Les Boëge ne sont pas en reste. Ganfred de Boëge est chanoine à Genève où on l'assassine vers 1209. Pierre lui-même, membre de l'Ordre des Frères Mineurs, opère en qualité de juge dans les conflits entre les églises de Genève. Il fait lui aussi donation de certains biens à l'abbaye de Vallon et aux églises genevoises. Accessoirement, on sait que sa femme s'appelait Lionette.

Guillaume de Boëge apparaît en 1212 et joue un rôle important comme témoin attitré au plaid de Faucigny. Personnage notable lui aussi qui ne laisse cependant rien de bien spectaculaire.

Raymond, descendant de Pierre, fait état du titre de chevalier de Rochefort. Il demande par testament de 1333 à être enterré aux côtés de ses ancêtres en l'église de Boëge où la famille a créé une chapelle. Cette église n'est pas l'actuelle, bien plus récente. Son épouse se prénommait Briande.

Encore un Pierre de Boëge, fils du précédent, assez heureux pour épouser en 1358 Catherine fille d'Antelme seigneur de Miolans. On sait de lui qu'il affranchit ses hommes taillables de la Vallée. Il meurt après 1382.

Son fils Antelme est mort vers 1437. De son épouse Pernette de Compey il n'obtient que deux filles, Guigonne et Catherine et il a par ailleurs un fils illégitime. C'est donc Guigonne qui hérite du titre de Dame de Boëge et de Rochefort mais les biens tombent "en quenouille" selon l'heureuse expression de l'époque. Elle épouse Jean de Beaufort, je ne sais quand, s'en trouve veuve et épouse alors Jean de Blonay, un Vaudois. Elle n'a pas de postérité.

Sa sœur cadette Catherine épouse Guigon de Rovorée de Cursinge. Elle n'a qu'une fille qui hérite donc de sa tante stérile Guigonne et apporte la moitié des biens des seigneurs de Boëge à son mari.

Son héritière Claudine de Rovorée devient, à la mort de Catherine un peu avant 1435, dame du château de Boëge et Rochefort. On remarque que la moitié des biens en question avaient été réservés à l'épouse de Guigon qui les transmet directement à Claudine. C'est fort heureux puisque les Rovorée n'ont plus rien à voir à Boëge qui aurait pu devenir la propriété de ces gens étrangers à la vallée si le droit de l'époque avait accordé tout l'héritage au seul mari. Donc Claudine de Boëge de Rochefort apporte les biens de Boëge à son époux lorsqu'elle se marie à Jean, fils de Robert de Montvuagnard seigneur des Tours. Le mariage a lieu en 1434 et Jean n'en meurt pas moins en 1482, probablement un peu avant..



Les Montvuagnard

Ce Montvuagnard était un beau parti puisqu'il appartenait à une famille illustre bien introduite à la cour d'Amédée VIII de Savoie et qu'il était Président de la Chambre des Comptes auprès du futur pape Félix V dont le destin est bien connu dans l'Histoire de l'Eglise et surtout dans ses vicissitudes. Les Montvuagnard avaient des possessions en Genevois, en Faucigny, en Dauphiné et leur patronyme provenait de la contraction de Vuagnard et d'un Monte Vuagnardorum qu'ils possédaient vers Alby. Jean, fils de Robert, devient donc "de Montvuagnard de Boëge de Rochefort", dommage du peu, et s'installe à Boëge. Il y fait souche puisque l'on sait que son petit-fils Antelme de Boëge etc... épouse en 1507 une Jeanne de Monfalcon, sûrement de la famille du défenseur malheureux de Marcossey, mais plus certainement sœur du prince-archevêque de Lausanne. Sébastien de Monfalcon. Lorsque ce dernier se verra expulsé de son diocèse et privé de son pouvoir temporel par les lausannois, il s'installera à Boëge pour y finir ses jours. En signe de gratitude il donnera, à sa mort en 1560, tous ses biens à Alexandre, fils de sa sœur et donc Montvuagnard de...etc...Ce qu'on sait moins peut-être, c'est que l'évêque de Lausanne a apporté dans ses bagages épiscopaux l'original des compte-rendus du concile de Trente qui se trouve donc à Boëge à cette époque !

Alexandre nous est également connu pour avoir obtenu du pouvoir ducal les lettres patentes qui créent la foire de Saint-Maurice à Boëge, dès 1530 et également le marché du Mardi, comme depuis. Cette décision peut avoir une certaine importance sur le statut de la ville de Boëge car elle entre précisément dans la définition d'un centre urbain au lieu de ce qui n'aurait pu demeurer qu'un village campagnard parmi tous les autres sans cette promotion à la bourgeoisie commerciale et artisanale. J'y reviendrai.

Entre Jean et cet Alexandre, se situe Robert de Montvuagnard de Rochefort etc... dont on sait qu'il épousa Antoinette de Menthon et mourut vers 1498. Vient ensuite Antelme de Montvuagnard etc... dont la vocation religieuse ne résiste pas au charme de Jeanne de Monfalcon qu'il épouse en 1539.

Après Alexandre, décédé en 1588 ou presque, vient François son fils cadet. Le personnage est illustre ou du moins illustré des titres de Conseiller d'état, Chambellan, Capitaine des Lances, Colonel des Milices du Faucigny, gouverneur de Boringe, gouverneur du fort de Sainte Catherine. Il trouve cependant le temps d'épouser Péronne de Genève Lullin en 1588 et de mourir avant 1602 puisque son épouse se remarie à cette date.

Suit Prosper de Montvuagnard...etc...qui épouse en 1611 Renée de Saint Michel d'Avully. Il devient lieutenant de cavalerie sous le marquis d'Hermance. Il fait confirmer l'obtention des foires de Boëge et reçoit en son château d'ici le Duc de Savoie lui-même.

Son descendant François Melchior de Montvuagnard de... etc...Capitaine de l'escadron de cavalerie de Savoie, commandant du régiment du prince de Carignan, épouse une Catherine de Chamoisy et meurt avant son père en laissant une épouse éplorée jusqu'à ce qu'elle se remarie à Victor Aimé de la Val d'Isère, un baron.

Les enfants de François sont, en premier, un fils mort jeune. Une fille prénommée Prospère se trouve donc propulsée au rang d'aînée. Elle hérite, non de son père, mais de son aïeul qui avait recueilli l'héritage de son fils Melchior. Elle est religieuse à la Visitation de Thonon et ne pouvant assumer, teste en faveur de l'époux de sa sœur cadette. Cette sœur cadette est Jeanne qui a épousé en 1665 le marquis de la Val d'Isère. C'est pourquoi les biens de Boëge reviennent en fin de compte à Victor Amédée de Saint Michel de la Val d'Isère, le fils de Jeanne. Voilà la fin des Montvuagnard de Boëge de Rochefort..



Les Gerbaix de Sonnaz

Un certain Philippe de Mudry à la noblesse incertaine sous le titre de seigneur des Forêts d'Habère-Poche (sic) ne laisse d'autre souvenir qu'une fille prénommée Françoise Gabrielle qui épouse François Michel de Gerbaix de Sonnaz, un juge. De cette illustre famille on retiendra surtout Guillaume de Gerbaix, grand maître des Templiers en 1250. Le jeune ménage vient passer la belle saison à Reculaz-Fou (resic) où les Mudry ont leur alleu. Leur fils Joseph de Gerbaix devait se plaire ici au point d'acheter aux descendants du marquis de Lullin le titre de seigneur d'Habère-Lullin qu'il substitue à celui de Forêts d'Habère-Poche quand-même assez rustique. Il épouse Mademoiselle de Boteillé, devient capitaine de cavalerie et complètement sourd.

Le fils du couple, Claude Jean-Baptiste, militaire lui aussi, épouse Mademoiselle de Conzié. Leurs enfants sont, dans l'ordre, Janus, Hippolyte, Joseph. Janus, militaire, devint gouverneur de la Savoie en 1815. Il épousa Christine de Maréchal qui lui donna sept enfants. Ceux qui survécurent à la maladie ou aux blessures de guerre eurent un destin intéressant. Hippolyte, militaire, mourut à Turin en 1826. Joseph ne fit rien.

De ces sept enfants cités ci-dessus survécurent Ferdinand, capitaine des Suisses au service de la France, qui mourut des suites de l'inoubliable retraite de Russie. Les quatre autres, Joseph, Hippolyte, Alphonse, Hector, furent tous généraux. Joseph fit une brillante carrière à la cour de Savoie. Il laissa son château des Habères à sa fille, baronne de Livet. Hippolyte fut gouverneur de Nice. Alphonse fit de même une belle carrière militaire et mourut à Turin. Hector, né à Thonon, partit comme simple soldat. Blessé en Allemagne, il devint capitaine. Il termina sa carrière en Savoie après la restauration de 1815, devint général de corps d'armée et ambassadeur à Saint Pétersbourg quelques temps arpès Joseph de Maistre. Sa statue est implantée sur la place Solferino à Turin..



Les barons du Villard et de Burdignin

Ces deux communes furent groupées au XVIIe siècle en une baronnie inféodée aux de Rochette. Il y eut donc des barons du même nom dont on ne sait pratiquement rien et qui, croit-on, ne mirent jamais les pieds dans la Vallée. Le dernier d'entre eux fut un véritable truand qui passa le plus clair de sa vie entre prison et cabaret..



La guerre de la Glappaz

Il s'agit d'un événement très considérable à l'échelle de la Vallée Verte, qui occupa et dressa les uns contre les autres, pendant plus de deux siècles, les esprits les plus belliqueux et l'ensemble de ce qu'on n'appelait pas encore à cette époque l'opinion. Ses répercussions aux niveaux de la province et de l'état savoisien lui-même en ont fait un imbroglio juridique qui aujourd'hui fait sourire, bien que ses conséquences ne soient peut-être pas complètement oubliées.

L'objet du débat, pour ne pas dire encore du combat, est la montagne de la Glappaz.

Il vaut mieux préciser d'entrée ce qu'on entend exactement par "montagne" dans le langage local et, en général, nord-alpin. Une montagne n'est pas cette élévation de terrain parfois gigantesque que nomment ainsi les géographes, les alpinistes, les géologues et autres spécialistes. On entend par là, plus précisément, l'ensemble d'une zone de pâturages et les installations qui vont avec, chalets, granges et parfois fromagerie, destiné à l'exploitation en transhumance estivale absolument indispensable à la vie des troupeaux et aux produits qu'on en tire. C'est dire son importance économique qui explique l'acharnement à en revendiquer la propriété ou l'usage privatif. Voila pourquoi les communiers du Villard affirment que la montagne de la Glappaz leur appartient alors que ceux d'Habère-Lullin prétendent exactement le contraire car elle est à eux seuls et surtout pas aux Veillardons. On notera au passage qu'à cette époque, les habitants des deux villages étaient organisés en communes sous l'administration de syndics et s'étaient libérés, au moins du point de vue de l'exploitation du sol, de l'ingérence de leurs seigneurs. D'où probablement cet acharnement à revendiquer et défendre leurs droits communaux.

Il faut préciser aussi que le lieu dit Glappaz ou Lavousset à cause de la présence d'un lavouet, autrement dit une mare fangeuse, est une vaste pente concave formant la face septentrionale de Miribel, partant du sommet de ce mont et se terminant au voisinage d'un col du même nom. Entièrement tournée vers Habère-Lullin et facilement accessible d'en bas par cette commune, elle peut sembler en effet revenir géographiquement à ses habitants plus qu'à ceux du Villard qui n'y accèdent qu'en franchissant la longue et imprécise arête qui la limite du côté de l'Ouest et ce presque jusqu'au thalweg. Toute la question est là. Toute la querelle aussi.

Vers 1317 les moines d'Aulps qui possédaient l'endroit passent un accord avec Hugues Dauphin, seigneur du Faucigny, donnant aux Veillardons le droit d'affouage et de pâturage sur la Glappaz. Ce droit est confirmé en 1465 par la coutume tirée d'un acte de Janus de Savoie qui dit que la Glappaz est de la juridiction de Bonne, donc en Faucigny. On a compris que le Villard étant en Faucigny et Habère en Chablais, c'est là l'argument juridique fondamental de la guerre intercommunale qui prend ainsi immédiatement une dimension interprovinciale.

Tout aussi authentique est la création du marquisat de Lullin en 1595 par Charles-Emmanuel, Duc de Savoie, qui inclut dans cette nouvelle définition territoriale la juridiction sur la Glappaz et les sommités des bois de Poche tant du côté occidental que du côté oriental. Ce nouvel argument juridique tout aussi fondamental persuade les d'Habèrans qu'ils sont fondés dans leur revendication. En vérité la Glappaz se trouve à la fois soumise à la juridiction de Bonne en Faucigny et de Lullin en Chablais. Pas de Salomon pour trancher le litige ! Pour simplifier les choses il faut ajouter qu'au pied de la montagne en question, au sens pâturesque et affouager du mot, se trouve une petite agglomération de chalets dite également la Glappaz, qui se trouve intégralement en Chablais et dont la possession par les d'Habérans n'a jamais été contestée. Comprenne qui pourra.

Le soir du 15 Juin 1672 les Veillardons reviennent en procession du pèlerinage à la vierge noire des Voirons. Ils apprennent, atterrés et bientôt furieux que, pendant leur pieuse absence, un groupe de d'Habérans armés de fusils et de pistolets a dérobé un troupeau de sept cent onze moutons et quelques chevaux qui paissaient sur la Glappaz. Les bergers ont cédé à la force. Ils avaient le souvenir d'une agression survenue peu auparavant sur la personne du veillardon Balthazar Jacques, blessé d'un coup de mousquet par une équipe de d'Habèrans, syndic en tête, parcequ'il coupait du bois sur leur territoire. Nous sommes en plein western. S'ensuit évidemment une plainte auprès du Sénat de Savoie, une poursuite à l'encontre du tireur et une requête en reconnaissance de propriété.

Le procès n'aboutit qu'à échauffer les esprits. Les d'Habérans vont jusqu'à défricher une partie de la montagne et se comportent de manière fort menaçante envers les témoins qui déclarent à peu près tout ce qu'on leur suggère pour ne pas être assommés. Un certain Ruffet et un non moins Genoud, qui figurent en bonne place aux origines de ma famille, jouent les vedettes.

Les Veillardons n'obtiennent rien et réclament un monitoire, à savoir une lettre de citation adressée par un juge ecclésiastique à d'éventuels témoins réticents ou défaillants. Ce n'est pas une rigolade. Il s'agit d'une objurgation faite aux témoins muets d'avoir à se présenter aux enquêteurs sous peine d'excommunication.

Malgré l'opposition du procureur des d'Habèrans et après quelques vicissitudes judiciaires aussi fastidieuses que complexes, le monitoire est enfin publié sous la signature du vicaire général et docteur en droit Pompé Salteur de la Salle, lui-même autorisé à en ordonner la lecture en chaire par décret de la régente de Savoie Marie Jeanne Baptiste duchesse de Savoie princesse de Piémont reine de Chypre, confortée par l'approbation du Sénat. Tout cela est bien solennel et ne sert qu'à peu ce choses car les témoins aussi apeurés par les menaces de censures ecclésiastiques et de damnation éternelle que par celles plus immédiates des d'Habérans furieux, se dérobent au risque de leur âme ou se rendent nuitamment à Boëge en rasant les murs et les talus pour déposer avec une parcimonie proche de l'omerta. Les d'Habérans avaient restitué une partie du bétail saisi, histoire de se faire bien voir des juges indécis, mais gardèrent vingt-six moutons. Les témoins défaillants furent interdits d'église et le curé des Habères fit une drôle de figure lorsqu'il se trouva presque seul pour la messe dans son église désertée des nombreux récalcitrants. Il choisit la prudente réserve et le mutisme propre à l'Eglise lorsqu'elle se trouve en situation délicate.

Quelque peu lassé de l'affaire le Sénat, afin de conclure, envoie à Boëge le sénateur Claude Louis de Chevilliard avec mission d'explorer les lieux et entendre les rares témoins non fugitifs. Il dort à Boëge au château de Victor Amédée de la Val d'Isère l'héritier de cette Prospère de Montvuagnard dernière du nom. Le lendemain 15 Juillet, une petite troupe atteint Habère-Poche. L'énumération des participants vaut son pesant de pittoresque : Claude Louis de Chevilliard lui-même, Maître Pittit procureur des veillardons, spectable Philippe Bally de Viuz-en-Sallaz avocat au Sénat, Maître Humbert le scribe du précédent, un valet de pied car on allait à cheval. On prend au passage du Villard le procureur François Félisaz et quelques badauds. On débute par le constat que la frontière entre Faucigny et Chablais est bien matérialisée par les fameuses fourches patibulaires au lieu-dit la Potence, un peu avant Habère-Lullin. On arrive ainsi à Poche de bon matin, puisqu'on est parti à l'aube, pour constater que la confrontation prévue doit être délocalisée hors de l'auberge désignée parce qu'elle appartient à l'un des plaideurs. On obtempère et l'on s'installe chez l'habitant. Défilent alors une brochette de témoins dont la liste n'est pas triste non plus : Maître Bernard Frézier soixante-dix ans, Honnête Balthasar Chardon cinquante-six ans seulement, Honnête Jean Mugnier-Pugin huitante ans et ne sachant pratiquement rien de la question, Nicolas Mugnier-Pugin septante-six ans, Claude Truffat septante deux ans, Etienne Berthet-Ginod huitante-deux ans, Pierre Dumont septante ans, Jean Truffat-Gagnepetit septante ans, Jacquemoz Truffat-Gagnepetit soixante ans, un étonnant quasi centenaire, quelques jeunes gens qui n'en savent guère plus que ce défilé d'anciens qui n'ont pratiquement rien à dire et ont oublié le reste. On peut observer au passage que l'espérance de vie n'est pas si réduite qu'on pourrait le supposer à cette époque et en ce lieu. Le résultat n'en est pas satisfaisant pour autant entre ceux qui ne savent pas et ceux qui ignorent, ceux qui ont oublié ou ne citent que des ouï-dire. On redescend à Boëge passer agréablement la soirée au château.

Le 16 Juillet on démarre à cinq heures du matin pour gagner la Glappaz, village. Une foule de curieux arrachés dès l'aube aux travaux des foins, suit la caravane. On désigne des prud'hommes, on entraîne les procureurs et tout le monde grimpe au dôme du Marteret choisi comme belvédère d'un commun accord. On se livre alors à une longue série d'observations topographiques de plus en plus contradictoires à mesure que les témoins les plus incertains se mêlent aux revendicateurs les plus confus. Pour finir, on se résout à casser la croûte et boire un bon coup, car l'heure avance, on n'a rien bouffé depuis le petit matin. L'affaire s'embrouille et tout le monde en a marre. C'est seulement après ces agapes champêtres et quasiment montagnardes que la caravane redescend pour se séparer à la Potence. Les d'Habérans ne passent pas la frontière faucygnerande car au Villard, dit-on, les cailloux volent bas.

Le rapport du Sénateur Chevilliard, assisté par les prud'hommes autant qu'embrouillé par les témoins, est un long texte qui ne démontre rien du tout, ne conclut pas davantage et laisse les défendeurs sur leur faim malgré une évidente tendance à attribuer au Villard une propriété d'usage sur une partie mal définie de la Glappaz qui regarde vers les Habères. Autrement dit, ni fait ni à faire.

La contre-attaque ne tarde pas. Le procureur des d'Habèrans s'emploie à démolir l'un après l'autre les témoignages des témoins favorables aux Veillardons. Il produit des titres de propriétés que les Veillardons récusent comme contradictoires. Les choses se compliquent à tel point que tout est bientôt bloqué en haut lieu et que les demandeurs désespèrent de voir un jour leur cause jugée, bien loin donc de triompher. On comprend d'ailleurs les juristes d'être passablement lassés et sérieusement agacés par ces discordes rustiques et leurs témoins tous plus retors et faux-jetons les uns que les autres.

Sur ces entrefaites, une décision royale, puisque émanant du roi de Sardaigne Duc de Savoie, vient bien involontairement exciter le litige suffisamment intense sans çà. Pour établir la fiscalité sur des bases foncières solides, le souverain décide de cartographier avec minutie la totalité de son royaume. Une armée de géomètres et topographes se met au travail et établit alors une sorte de chef-d'œuvre de précision tellement admirable que, de nos jours, on a encore recours à ces "mappes du temps sarde" lorsque surgit une difficulté d'ordre foncier ou pour un droit de passage oublié. Les d'Habérans ne manquent pas l'occasion de faire inclure et inscrire à leur cadastre la montagne de la Glappaz.

La réaction des Veillardons est aussi explosive que traînante puisqu'ils doivent attendre 1840 pour attendre que le nouveau procès qu'ils intentent en 1820, qui n'est jamais que le quatrième pour la même cause, décide définitivement que la montagne de la Glappaz inscrite au cadastre d'Habère-Lullin est cependant propriété du Villard. Triomphe modeste et sans portée réelle puisque, qu'on le veuille ou non, ils suffit de regarder vers l'aval d'un point de vue assez élevé d'Habères pour se rendre compte que la Glappaz regarde vers tout ce qu'on voudra sauf vers le Villard et que les querelles cadastrales n'empêcheront jamais les évidences morphologiques. D'autre part, on songe avec un certain sourire qu'il aurait suffi d'attendre vingt ans de plus dans un procès de plus de deux siècles pour voir la question résolue autrement par l'annexion de la Savoie à la France impériale qui fit sauter les frontières provinciales de jadis et aurait privé le Villard d'un puissant argument qui désignait la Glappaz comme placée sous la juridiction de Bonne et donc Faucignerande.

L'hostilité, parfois la haine, qui demeura bien tangible dans les rapports entre les deux communautés, s'atténua progressivement mais jamais complètement. Il y a peu, vers 1925, une famille d'Habère-Poche bien connue s'offusqua de ce qu'un fils cadet prenne épouse au Villard et n'admit cette mésalliance que parce que les fiancés étant tous deux instituteurs, deux traitements conjoints seraient un revenu non négligeable.



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