Avant-hier en Vallée Verte Essai d'archéologie et d'histoire ancienne |
Du fond des âges Avant d'aborder la préhistoire, la protohistoire et l'histoire ancienne de la Vallée Verte, il convient de situer cette région dans le cadre plus vaste des préalpes du nord dont elle est partie marginale et, plus largement, dans celui de l'Europe occidentale. Un simple coup d'œil sur une carte où figurent en bonne place la dépression lémanique et son lac suffira à montrer la voussure qui sépare la Vallée Verte des plaines côtières de la rive sud de ce dernier dans sa moitié occidentale. C'est là que nous sommes. Tout ce qui sera écrit ou évoqué à notre propos sera en grande partie le résultat de cette situation géographique. C'est pourquoi, pour commencer par le commencement, il vaut mieux exposer très sommairement les événements survenus en Europe occidentale en ces temps fort reculés dont dépend pourtant notre sort actuel. Comme il s'agit principalement de raconter l'histoire de nos très lointains ancêtres et prédécesseurs en ces lieux, je passerai rapidement sur les interminables époques où ils n'étaient pas encore là ou temporairement absents. Leur présence étant signalée pour la première fois dans le courant du quaternaire, les ères précédentes ne nous concernent pas, sinon d'assez loin, pour expliquer certaines dispositions géologiques dont d'ailleurs seul le résultat actuel nous intéresse. Quel est donc le film du quaternaire ? Vers 1 800 000 ans avant nous, l'Europe est recouverte d'une vaste forêt luxuriante entretenue par un climat chaud et humide. On y trouve des conifères, de grands feuillus, des espèces apparentées à leurs homologues actuellement tropicales ou équatoriales. La faune est abondante: mammifères comme l'éléphant, le mastodonte, le grand rhinocéros dit étrusque, l'ours gigantesque et les cervidés géants. Hors des forêts denses, dans les prairies ou les lieux moins boisés, vit le cheval, le bison ainsi que les lapins et une grande variété de rongeurs. Les hommes sont déjà là. Frustes mais solides, ignorant le feu, outillés de pierres à peine façonnées, ils vivent en groupes restreints établis en campements sommaires ou en grottes. Ce sont essentiellement des chasseurs cueilleurs, probablement nomades au gré des migrations animales et des productions saisonnières sauvages. Je ne vois pas de raison pour qu'ils ignorent les basses vallées des Préalpes du nord ou même les régions giboyeuses des vallées accessibles. On ne possède nulle trace de leur passage dans notre région, rien non plus qui nous dissuaderait d'y croire. Vers -1 000 000, un peu moins de 800 000 ans plus tard, le temps se gâte. Le froid qui fixe les eaux venues du ciel sous forme de neige, puis de glace inamovible, entraîne la récession des forêts, remplacées par la steppe et les marécages. Les glaces nordiques gagnent vers le sud. Les mers sous-alimentées baissent de niveau. Beaucoup d'animaux périssent. Certains s'adaptent plus ou moins. D'autres, habitués venus des régions froides, immigrent. Le volcanisme est intense. Les séismes aussi. Les hommes s'en vont vers le sud méditerranéen pourtant aussi secoué qu'ailleurs mais où subsistent difficilement les végétaux rescapés et les animaux qui vont avec. On habite de préférence les grottes d'un littoral que la mer a libéré provisoirement quoique pour longtemps. Vers -700 000 soit 300 000 ans de sale temps plus tard, le climat se réchauffe pour un temps relativement fort court de 50 000 ans. La forêt disparue ou à peu près, reprend ses droits. La mer remonte et recouvre les rivages abandonnés auparavant. Vers -650 000 le froid revient. Les glaces du nord atteignent et pénètrent l'Europe à nouveau. Celles des Alpes envahissent les vallées. Les mers régressent par carence et les rivages s'élargissent parallèlement. Les animaux amateurs de chaleur disparaissent. Les renards, gloutons, bœufs musqués et autres polaires s'installent. Le volcanisme est relativement réduit mais les séismes sont encore intenses. Les hommes suivent vers le Sud la faune thermophile et gagnent à nouveau la Méditerranée. Ils vivent en campements dans les zones bien protégées ou en grottes aménagées. L'outillage se perfectionne. On découvre le feu. Nécessité oblige peut-être ? Vers -300 000, nouveau réchauffement plus intense cette fois-ci. La forêt de feuillus se développe. Les glaciers se rétrécissent ou disparaissent, remplacés par de belles sapinières et des épicéas. La rémission ne dure que 50 000 ans. Qu'en est-il de notre région à l'occasion de cette amélioration thermique ? Elle est certainement restaurée en ses caractères d'habitabilité et de zone de chasse préférentielle, mais qui en profite ? Aux environs de -250 000 tout est à refaire. La glaciation de Riss s'installe pour 100 000 ans au moins. La température chute énormément. Les arbres disparaissent et sont remplacés par des steppes glaciales où vivent mammouths, rhinocéros laineux et chevaux. Les conifères descendent de leurs sites montagnards vers la Méditerranée. Paradoxalement les hommes ne semblent pas suivre le mouvement de repli vers le Sud. L'usage du feu permet-il de résister au froid mieux qu'auparavant ? L'outillage lithique perfectionné et les premières réalisations d'habitats bien aménagés aussi ? Il ne semble pas pourtant que ces maigres remèdes permettent de demeurer dans les régions alpines, sous la menace des glaces envahissantes et réfrigérantes. Vers -120 000 réchauffement considérable à nouveau. On l'appelle l'interglaciaire Riss-Würm en attente de la glaciation de Würm qui nous intéressera particulièrement. Les limites des glaciers remontent vers leurs sommets d'origine. Sapins et bouleaux se multiplient sur la steppe. Les chênes s'installent aussi. Les animaux se diversifient, comme l'éléphant, le rhinocéros, l'hippopotame, les grands cervidés. Les hommes accélèrent leur évolution et progressent morphologiquement, culturellement, techniquement et démographiquement. Beau temps pour nos ancêtres ! Ont-ils bien profité de ce répit provisoire pour venir chasser en Vallée Verte ? Peut-être bien, mais pas sûr du tout. Beau temps court. Vers -70 000 le climat se dégrade progressivement. Froid sec qui succède au froid humide. Nous sommes au commencement de Würm et de ses glaces débordantes. L'homo sapiens apparaît. Le néandertalien disparaît selon les uns, se retire en des lieux de refuge, selon les autres, inaugurant ainsi une tradition que l'on retrouvera toutes les fois qu'une immigration de gens plus évolués viendra bousculer l'indépendance sauvage des autochtones alpins. La substitution se situe vers - 35 000 donc en plein Würm, probablement à l'occasion d'une pause dans la progression des glaces. Avec le sapiens les techniques de taille plus élaborées et des traces de préoccupations que l'on suppose spirituelles s'installent. Würm atteint son maximum vers -20 000 avec une extension énorme. Les glaciers s'étendent jusqu'à ce qui sera plus tard la région de Lyon. Les animaux frileux s'enfuient, même les marmottes. Arrivent les mammouths, les rennes, des antilopes adaptées au froid, le rhinocéros laineux, les montagnards comme nos chamois et bouquetins. Le niveau des mers baisse par suite, comme d'habitude, de la fixation continentale des glaces, de cent mètres dit-on. On peut aller à pied aux îles britanniques et la Bretagne s'étend loin à l'Ouest. Cependant et heureusement pour les hommes, le climat méditerranéen reste acceptable. Les volcans d'Auvergne entrent en éruption en même temps que des oscillations de températures de plus en plus fréquentes annoncent le déclin de la glaciation. L'amélioration mettra 10 000 ans à se concrétiser. La fin de Würm qui, chez nous et aujourd'hui, est encore en voie d'achèvement au moins sur nos plus hauts massifs, verra apparaître le paysage que nous connaissons sous le climat tempéré agréable dont nous bénéficions. Bientôt les mésolithiques s'installeront un peu partout et de plus en plus dans nos vallées alpines. Ils commenceront à transformer l'environnement en attendant que le néolithique continue leur œuvre par l'agriculture, la sylviculture, l'élevage, plus tard l'industrie et malheureusement ses excès. L'Histoire coûmmence qui nous laissera bientôt ses textes et ses vestiges monumentaux, artistiques ou utilitaires, pour le plus grand avantage des chercheurs et pour le plus grand dommage de l'authenticité naturelle. La Vallée Verte en sera toute transformée elle aussi. Les premiers habitants de la Vallée Verte Les chercheurs ont parfois beaucoup de chance. En ce qui concerne les premiers habitants de la Vallée Verte nous n'avons pas, comme d'habitude lorsqu'il s'agit de remonter les temps vertigineux qui nous séparent de nos tous premiers prédécesseurs sur cette terre, à nous perdre dans l'étude du paléolithique le plus abscons. Il est en effet admis que nous n'avons aucune trace de peuplement des Alpes du nord avant l'époque très relativement récente dite moustérienne. Cette époque commence, en Europe occidentale, un peu avant le début de la dernière glaciation quaternaire appelée Würm soit à peu prés vers 90 000 ans avant notre ère. Elle s'achève vers 40 à 35 000 ans avant nous. Elle dure donc dans les 50 000 ans, ce qui n'est pas une rigolade. Ce n'était pourtant que la quatrième d'une série dont les jalons sont Günz, Mindel, Riss, tous baptisés ainsi du nom de quelques affluents du Danube auprès desquels les géologues se sont échinés avec succès à trouver des traces de ces spectaculaires bouleversements climatiques. Il va de soi qu'entre ces phases se situent des interglaciaires caractérisés par un réchauffement du climat plus ou moins accentué et parfois important, un retrait concomitant souvent spectaculaire des glaciers qui vont parfois jusqu'à disparaître. Cette remarque en passant peut nous rassurer en ce qui concerne l'évolution actuelle du climat que le catastrophisme habituel aux média nous présente comme exceptionnelle. Donc, un peu avant cette dernière et récente glaciation dont notre temps est l'interglaciaire terminal en attendant la suite, nos ancêtres étaient déjà là. Ces braves gens, nous les connaissons assez bien, même si l'on n'est pas assuré qu'ils étaient si braves que çà. On les appelle Néandertaliens ou, pour faire savant, Néanderthaliens. La découverte au milieu du dix-neuvième siècle d'une calotte crânienne aux caractères très archaïques dans cette vallée de Néanderthal près de Düsseldorf, posa aux savants le problème de savoir si on avait à faire à un être dégénéré ou au contraire à un type humain très ancien. De nouvelles découvertes, celles de crânes humains de ce type accompagnés d'outils très rudimentaires emportèrent la conviction et on admit que ces outils de pierre taillée avaient été créés par des hommes de type très primitif. Ils étaient incontestablement des hommes, si l'on se réfère aux caractères reconnus pour affirmer ce statut anthropologique. Ils sont dits "homo sapiens", ce qui leur reconnaît un développement intellectuel incontestable sur lequel je reviendrai. Ils n'étaient pas encore dignes du titre de "sapiens sapiens" dont nous sommes les porteurs pas plus fiers pour autant, cette redondance me faisant passablement rigoler lorsque l'on juge de notre comportement dans bien des circonstances qui n'ont évidement rien à voir ici. Pour nous, chauvinisme aidant, ils sont des Moustériens, du nom d'un patelin nommé Moustier, quelque part en Dordogne, d'où on a tiré un squelette de cette honorable population. Ils vivaient donc en Europe au paléolithique moyen, de même qu'en Asie et en Afrique du Nord ou autres lieux qui n'ont rien à faire avec notre vallée. On peut d'ailleurs se demander ce qu'ils pouvaient bien venir y bricoler dans les conditions qui étaient les leurs. La réponse tient dans le fait que, comme nos modernes résidents secondaires, ils ne venaient qu'en périodes de temps relativement clément, pour des expéditions de chasse, de cueillette ou de ramassages divers de produits spécifiques à la région préalpine et repartaient passer l'hiver en des lieux moins rudes, comme certains vont aujourd'hui vivre sur la côte. Certains pensent qu'ils venaient s'approvisionner ainsi en pelleteries diverses, principalement peaux de marmottes, chèvres et autre bêlots, voire d'ours des cavernes à l'occasion, comme on le verra. De leur habitat on sait au moins qu'ils utilisaient comme tout le monde les abris naturels qu'ils trouvaient sur leur route, de relais en relais, ou comme point de départ et de stockage pour une exploration régionale. On suppose aussi qu'ils étaient habitués à construire des habitats permanents, au moins sur le lieu de leur résidence principale, mais il va de soi qu'en campagnes ils avaient d'autres choses à faire et s'installaient dans des abris naturels, exactement comme nous utilisons actuellement les refuges de montagne ou les pavillons de chasse. C'est du moins ce que nous en savons ici à la lumière des découvertes. Ceci pour introduire l'intéressante étude qui suit : On a trouvé dans la grotte du Baré, à Onnion, les restes d'un camp de Néandertaliens que les spécialistes datent de 70 000 ans, soit en pleine période de glaciation. Ce détail chronologique permet de supposer que l'installation, toute provisoire, a eu lieu à la faveur d'une variation temporaire de la limite des glaces les plus frontales, comme on en reconnaît beaucoup en ces invasions, l'unité de temps étant en ces matières de l'ordre du millénaire. Cette découverte est le premier témoin d'une présence humaine en Savoie mais nous ne pourrions en être légitimement fiers que si nous oubliions que la plupart des vestiges semblables ont certainement disparu ailleurs sous l'effrayant rabotage glaciaire würmien. Cette grotte contenait une poignée d'outils taillés dans le silex, à la façon moustérienne, ainsi que des restes d'animaux comme un grand ours des cavernes, des bouquetins et des chamois. Je me demande en passant si ce nom de Baré ne provient pas de l'allemand Bär qui veut dire Ours. On sait donc qu'ils sont venus, qu'ils ont chassé, dépouillé leurs prises et probablement mangé la viande sur place, résolvant ainsi en partie le problème du ravitaillement transportable. La présence de cet ours me laisse perplexe. Je vois mal ces gens équipés pour le moyen gibier affronter ce monstre mesurant à peu prés trois mètres de haut lorsqu'il se dressait sur ses pattes postérieures à la manière commune aux ours en colère. C'est d'autant plus invraisemblable que si les animaux plus abordables ont été dépecés sur place, comme en attestent les traces d'outils laissées sur leurs ossements, on n'a rien observé de comparable sur ceux de l'ours. Je suppose donc que l'ours est venu mourir là avant ou après le passage des hommes, peut-être au cours de l'une de ses hibernations. En a-t-on prélevé la peau, qui devait être une vraie fortune pour ces chasseurs qui s'en vêtaient très habituellement, sans toucher à la viande déjà corrompue ? Tout porte à croire que cette fréquentation de la vallée voisine de la nôtre n'a pas été très suivie ni très fréquente. A cette époque la glaciation à peine interrompue dans cet endroit, pour la bagatelle de quelques milliers d'années, imposait un climat frais et humide qui ne devait pas favoriser le séjour ni sa répétition. La cueillette ne devait pas être non plus une motivation suffisante dans ces montagnes complètement couvertes de frênes et d'épicéas, à peu d'exceptions près en altitude, comme l'attestent les diverses études polinologiques menées dans nos régions. A vrai dire, sauf peut-être un désir ou un besoin de s'équiper en belles peaux fournies, tant de chamois au poil d'hiver que de bouquetins aux cornes utilisables, rien ne justifie vraiment la présence de nos premiers compatriotes dans cet endroit qui allait bientôt disparaître sous des masses de glace si énormes que leurs langues les plus avancées atteignirent ce qui deviendra bien plus tard la région de Lyon. Je crois bien que nous avons à faire à des pionniers, peut-être à des amateurs d'exploits cynégétiques ou tout bonnement de safaris, avec ce que cela suppose d'esprit pourquoi pas sportif. On me dira et on aura raison, que Onnion n'est pas situé dans la Vallée Verte. Je crois quand-même que des gens venus de si loin ne se sont pas contentés de chasser dans un rayon réduit autour de leur campement et qu'ils ont probablement exploré une assez vaste région, les vallées avoisinantes, peut-être bien celle de Bogève et la nôtre par la même occasion. Ce devaient être de rudes marcheurs et certains chercheurs ne craignent pas d'affirmer qu'ils venaient d'endroits fort éloignés. On a parlé parfois du Languedoc ou de la Dordogne. Je n'en crois rien. A pied, avec des moyens de franchissement des grands fleuves qui ne dépassaient pas la méthode du radeau sommaire, ou dans la perspective d'un retour sous la charge de lourds ballots de peaux à peine décharnées, ils auraient vraiment été très motivés, même en tenant compte de l'évidence qu'ils n'avaient probablement rien d'autre à foutre ! Je vois plutôt leur origine dans les quelques lieux signalés par les vestiges de leur présence aux environs des plaines péri-alpines, bien que ces signes soient fort rares et plutôt attribués à leurs successeurs du paléolithique supérieur ou de l'épipaléolithique. Nous sommes toujours ici dans une fourchette de quelques dizaines de millénaires mais on a le droit de penser qu'il y a des habitudes qui durent. Je signale que la présence d'un pont naturel appelé "la perte du Rhône" désormais noyé par le lac de barrage de Génissiat, devait favoriser le passage. Un autre signe m'autorise à croire qu'ils sont effectivement venus en Vallée Verte. Je remarque après beaucoup d'autres que la toponymie est souvent révélatrice de connaissances fort anciennes complètement recouvertes par divers avatars mais résurgentes dans une sorte de mémoire ancestrale parfaitement invulnérable, sous forme de symboles ou d'appellations légendaires. C'est ainsi que sont très nombreux les sites et monuments attribués à de mystérieuses fées, personnages mythiques donc bien réels, évoquant des êtres mal précisés ou que les nombreux interdits religieux ou culturels superposés ont banni du langage ordinaire. Les pierres, grottes, combes, roches, ou tout ce que l'on a désigné comme emplacements "aux fées", sont innombrables. Je me permets de supposer que beaucoup d'entre eux indiquent dans le nébuleux bestiaire légendaire ancestral des lieux de séjour de très anciens habitants, pourquoi pas moustériens puisque nous y sommes. Certes on ne les y a pas vus mais on a pu en retrouver les restes et les attribuer à... des fées donc. Il existe sous les rochers qui forment la crête d'Hirmentaz, côté Habère, une cavité que l'on appelle la "Tônne dé Feulapes" soit, en patois classique "lé Feulattes" qui, comme chacun ne sait pas, sont les fées. Je ne sais pas si cette tanière est toujours visible et accessible, ne l'ayant pas revue depuis 1936 lorsque j'y suis monté avec mon père à partir de Chez le Merzy. L'érosion et l'affaissement des talus à probablement fait son œuvre de colmatage. En attendant, je suppose que des gens venus d'Onnion auraient été bien avisés d'établir là-haut un relais dans un endroit dégagé et facile à repérer, histoire de ne pas retourner tous les soirs à la grotte-mère pour y déposer leur fardeau. C'étaient probablement leurs épouses qui se chargeaient du transport, le sport noble de la chasse étant réservé aux hommes, le dépeçage et le dégraissage étant la spécialité des femmes qui avaient ainsi, au moins, l'assurance de travailler à l'abri des précipitations interglaciaires. C'est du moins ainsi que les choses se passent encore de nos jours au sein des populations très primitives où les influences du féminisme contemporain n'ont pas encore pénétré. Mes efforts de localisation étant à peu près achevés, je dois présenter enfin ces gens venus d'ailleurs. Les néandertaliens, dits scientifiquement "homo sapiens néandertalensis", ce dont ils ne doutaient guère, présentaient une grosse tête dolicocéphale, possédaient un cerveau plus volumineux que le nôtre dans une boite crânienne aux parois épaisses. Ils avaient de grosses arcades sourcilières et un front fuyant. Ils bénéficiaient d'une sorte de gros chignon osseux occipital, apte à fournir une solide insertion aux muscles puissants de leur nuque solide. Leur face était large, avec de grosses pommettes et un nez volumineux. Leur mandibule puissante était dépourvue de menton, orthognathe, leurs dents frontales larges et leurs grosses molaires solides, avec des cavités pulpaires volumineuses. On peut dire qu'ils étaient bâtis pour mastiquer. Leur corps était court, très musclé et trapu, ainsi que le montre l'importance de leurs apophyses d'insertions musculaires. On a pu dire qu'ils étaient morphologiquement capables d'affronter les rigueurs d'un climat froid et humide, ce qui colle bien à ce que nous en savons. En résumé, ils étaient costauds et pas bêtes du tout, avec cependant un bémol, en ce sens que leurs lobes frontaux relativement réduits en faisaient probablement des réalistes assez frustes, éloignés des préoccupations "spéculatives dans le champ du théorique" qui seraient, comme je l'ai dit ailleurs, celles des intellectuels. De Gilbratar à l'Ecosse, du golfe de Gascogne aux rives orientales de la mer Noire, on les situe un peu partout en Europe, chaque localisation pouvant présenter des variations de types ne sortant pas toutefois d'une catégorie d'hommes bien définie. Bien sûr, on en a décelé hors d'Europe, au Maroc, en Palestine, vers l'Iran, en Ouzbekistan... Leur technologie, sans être très développée, leur a permis de différencier en le perfectionnant l'art de tailler des pierres sélectionnées, comme le silex ou l'obsidienne. Ils fabriquaient ainsi des pointes à emmancher, des grattoirs, des tranchoirs, parfois denticulés comme des scies ou des couperets concaves. Tous ces instruments sont la marque des peuples chasseurs exclusifs. S'ils s'attaquaient volontiers à des mammouths, ou à des rhinocéros, aussi laineux les uns que les autres, à l'ours des cavernes ou autres monstres, leur préférence alliée à la facilité relative, les attiraient vers les bêtes à cornes, bisons et autres bovins compris, et vers de petites bêtes comme renards, lièvres, oiseaux terrestres ou poissons. Peut-être existait-il une spécialisation en chasse au gros ? Quant au matériel et aux méthodes, je suis un peu étonné par le manque de documentation. On parle de javelots de jet, d'épieux, de ces sortes de lassos lestés que sont les bolas, de pièges, fosses, utilisation des nasses naturelles pour acculer et bombarder de blocs les troupeaux affolés, toutes chose qui supposent une habileté et un courage ahurissants comme une densité de gibier énorme. Un évident sous-équipement aussi. Ils connaissaient le feu. Ils savaient le produire en utilisant des pierres à feu, soit des morceaux de pyrite aptes à produire des étincelles par percussion. Ils enflammaient des fragments d'amadou séché. Ils avaient également l'habitude de se vêtir de peaux de bêtes taillées à leur mesure et cousues par de fines lanières de cuir. Ils conservaient, pour servir d'attaches, les pattes des peaux préparées. Ces obligations vestimentaires étaient certainement une des tâches des femmes et elles s'expliquent par le climat humide et froid qu'ils affrontaient autant qu'elles justifient leur présence dans nos régions où abondaient les animaux porteurs de ces excellentes matières premières. L'existence avérée de rites funéraires systématiques nous permet de conclure à un développement social et rituel qui n'a pu apparaître que dans un contexte culturel supporté par une pensée abstraite assez bien développée. Si je m'inspire du comportement des peuplades primitives actuelles, je reconnais que, parallèlement et en harmonie avec les préoccupations purement matérielles, il se manifeste par des cérémonies tellement omniprésentes qu'elles imprègnent à peu près tous les aspects de l'existence. De la naissance à la mort en passant par les étapes que sont l'initiation pubertaire dans ses aspects techniques et culturels, le mariage, ses rites et ses prémisses, les festivités liées aux conceptions cosmogoniques, les manifestations d'appropriations des faits de nature par magie ou invocations, la célébration des cycles saisonniers, des événements telluriques ou cosmiques, les primitifs passent un temps fou à des manifestations qui jalonnent leur existence, la justifient à leurs yeux, la prolongent, la perfectionnent, la pérennisent. Par-dessus tout, c'est à l'occasion de la mort que se manifeste le plus intensément ce souci constant de ritualisation. C'est du moins ce qui nous apparaît le mieux car tout ce qui précède ne laisse pour ainsi dire aucune trace matérielle alors que les sépultures sont nombreuses et durables au point de devenir de véritables mines de témoins culturels d'une fertilité précieuse. Les néandertaliens enterraient leurs morts, ce qu'on ne constate pas chez les primitifs qui les précédèrent. Les preuves d'une pratique délibérée sont indiscutables. Les corps reposent généralement dans des tombes creusées de préférence dans des cavernes, peut-être par souci de protection, peut-être par intention de garder les disparus auprès de l'habitat normal de la communauté. Ils sont le plus souvent disposés dans la position du repos naturel en chien de fusil, ce qui est l'attitude la plus propre à entraîner un meilleur repos par décontraction musculaire maximale, comme chez le vivant. On les entourait de quelques objets usuels, de fragments de nourriture, de bouquets de fleurs. Cette décoration plus symbolique qu'utilitaire, qui semble étonnamment moderne, est la preuve de l'accession de ces gens au mode d'expression par le jeu de symboles qui est un des caractères principaux de la pensée réellement humaine. De plus, cela pose la question d'une foi ou d'une espérance en une vie continuée en un au-delà que nous ne saurions imaginer davantage. De même c'est une certaine forme de la pitié sociale que de ne pas laisser à son sort celui qui fut le compagnon, sans saluer et honorer sa dépouille en ne l'abandonnant pas. On a affirmé, traces d'altérations volontaires aidant sur les os ou les crânes retrouvés, analogues aux stries de dépeçage sur ceux des animaux comestibles, que ces moustériens-là étaient cannibales. Ils mangeaient probablement la cervelle et la moelle des os de leurs semblables. Et alors ? Beaucoup d'autres peuples ayant pratiqué ces agapes plus rituelles que réellement gastronomiques, ce qui n'est nullement démontré, nous ne saurions qu'observer sans juger. Pas davantage ne saurions-nous comprendre le sens de ce fameux culte de l'ours dont les spécialistes ont vainement débattu, signalé par le dépôt d'apparence pieuse, de crânes de cet animal réputé totem, dans des caches ou sur des autels ou présumés tels. L'essentiel en ces matières pleines d'incertitudes est le constat que ces gens-là avaient des rites bien organisés qui font penser à une véritable religion primitive en bonne et due apparence. Il convient donc, ici comme ailleurs, de ne pas offenser le dieu inconnu. Pour en revenir ou pour en finir avec nos premiers hommes dans la Vallée Verte, je me permettrai d'extrapoler un peu pour me demander comment ils ont disparu. Pour ceux d'ici la question est réglée. Après avoir beaucoup chassé ils cessèrent de revenir devant l'avance inexorable des langues glaciaires de plus en plus envahissantes qui finirent par tout recouvrir jusqu'à transformer nos régions en un immense inlandsis étendu jusqu'aux plaines. Pour leur race toute entière, on en discute. Certains spécialistes affirment que les néanderthaliens disparurent de leur belle mort, recouverts, refoulés, éliminés par l'avance et l'invasion technique de l'homo sapiens sapiens, vraiment de plus en plus sapiens. Je veux bien mais je crois plutôt ceux qui prétendent, preuves extrêmement expérimentales à l'appui, qu'ils se réfugièrent progressivement dans les montagnes de plus en plus reculées, tout en étant de moins en moins prolifiques par manque d'espace vital et de ressources. On en retrouverait encore quelques vestiges vivants dans le Caucase, l'Himalaya, certaines montagnes de Chine ou en extrême Orient. Enfin, quelques-uns proposent qu'ils se sont lentement fondus dans la masse des hommes nouveaux, et qu'ainsi nous garderions en nous des gènes de ces lointains ancêtres. Ceci revient à dire qu'ils seraient toujours là et que certains d'entre eux reviendraient, fort partiellement d'ailleurs, sous forme de touristes en Vallée Verte ! 70 000 ans sous la glace "Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes" - je ne suis pas certain qu'il avait pris les gosses - le dernier des néandertaliens s'en fut allé, la vallée d'Onnion se trouva envahie par les glaces. Les autres bassins le furent aussi bien sûr et l'ensemble des Alpes dans de telles proportions que l'on dit classiquement que la glaciation s'étendit jusqu'à Lyon, où elle laissa des témoins indiscutables sous forme de blocs erratiques et d'un grand nombre de reliefs, traces et résidus caractéristiques. Je ne suis pas sûr non plus qu'il avait retrouvé l'entrée de la grotte du Baré, tant la progression des glaciers pouvait et peut toujours être rapide et surprenante, d'une époque à l'autre, en l'occurrence d'une saison de chasse à l'autre. A titre d'exemple et parce qu'il est toujours gratifiant de citer ses sources, je sais que lorsque mon grand-père était instituteur à Chamonix en 1900, on y était très inquiet de voir le glacier des Bossons menacer de couper la route. De même, lorsque j'étais jeune, il m'est arrivé de quitter l'esplanade de la gare du Montenvers par un sentier pratiquement horizontal pour atteindre la Mer de Glace très au-dessus de ce qui est aujourd'hui une suite d'échelles descendantes mais où, à cette époque, on montait sur le glacier pour y chausser les skis. En face, on arrivait à skis, horizontalement, sur la terrasse de la cabane du Chapeau. Par comparaison avec ce qu'on observe durant la courte étendue d'une vie humaine, on peut donc imaginer quelles variations impressionnantes peuvent apparaître le long des siècles ou, comme dans le cas qui nous intéresse, des millénaires. On peut imaginer la tête du dernier chasseur moustérien lorsqu'il trouva sa vallée familière envahie par les glaces ou, en tous cas, par des névés assez épais pour ne plus jamais fondre et se transformer rapidement en glacier obstinément définitif. Peut-être l'entrée de la grotte n'était-elle plus visible, au grand plaisir des archéologues futurs qui la trouvèrent ainsi préservée malgré assez de chamboulements pour rendre méconnaissable une bonne partie du monde. En tous cas, il fit demi-tour et on ne revit personne de son espèce pendant un si grand nombre de millénaires que l'on peut en conclure que ses successeurs n'étaient précisément pas de la même espèce. La division des époques préhistoriques et par conséquent des populations qui ont vécu successivement en ces temps fort anciens est construite principalement sur la manière dont ces gens travaillaient la pierre pour s'en faire des outils ou des armes. Les matières qui n'ont pas résisté aux destructions du temps et du climat ne sont évidemment pas prises en compte. Le perfectionnement continu des techniques de taille a autorisé les chercheurs à saucissonner ainsi une continuité selon cette échelle qui n'est qu'une méthode de différenciation commode. On parle de paléolithique, de néolithique et entre les deux, de mésolithique, mais les gens qui agissaient ainsi sur la plus durable des matières premières transformables peuvent être répartis selon beaucoup d'autres critères, en particulier selon les caractères anatomiques ou plutôt ostéologiques, ceux des modes d'habitat qui ont laissé des vestiges, les restes des gibiers préférés parce que vulnérables aux armes du moment, les signes conservés de leur adaptation aux climats divers et variables autant qu'évolutifs et une quantité d'éléments d'appréciation qui constituent l'essentiel de l'archéologie. A moins de plonger dans cette masse de connaissances pour au moins le restant de ses jours, l'amateur devra se contenter d'un survol sommaire pas forcément inintéressant. C'est en particulier sur le point de la chronologie qu'il vaut mieux être imprécis car, à partir d'un certain nombre de millénaires multipliés en l'occurrence par quelques dizaines à chaque stade signifiant, l'esprit se perd et se contente d'admettre que tout çà s'est passé il y a un sacré moment, image du fameux "in illo tempore" des légendes. Dont acte modeste et, pour commencer par le début, que s'est-il passé en Vallée Verte et qu'est-elle devenue sous et après la glace ? Cet afflux de glaces envahissantes n'avait rien d'extraordinaire en nos régions, comme en Europe occidentale d'ailleurs et une bonne partie du monde par la même occasion, pour la bonne raison que ce n'était jamais que le quatrième depuis le commencement de cette période géologique relativement courte que nous sommes encore en train de parcourir et que l'on nomme le quaternaire. Donc quatrième d'une série dont l'origine se perd dans la nuit des temps terrestres soit quatre fois à se geler les... miches, sous les jolis noms de Günz, de Mindel, de Riss et enfin de Würm. On fait difficilement plus barbare ! Entre ces phases réfrigérantes se situent les fameux interglaciaires, finement nommés parce qu'ils se situent précisément entre les périodes glaciaires et qui peuvent entraîner des augmentations de températures spectaculaires à côté desquelles notre petit réchauffement actuel est une bricole. Il y avait aussi des interglaciaires relatifs au cours des glaciations avérées, sortes d'atténuations locales d'un phénomène demeuré général malgré ces modestes oscillations. C'est probablement au cours du tout dernier avant le maximum de Würm, que se situe l'incursion cynégétique des néandertaliens du Baré. La glaciologie est une science aussi complexe que toutes les autres, avec cette nuance qu'elle est de fondation relativement récente et qu'elle évolue avec la belle énergie de la jeunesse. Il vaut donc mieux s'en tenir aux constantes et aux bases classiques largement capables de satisfaire l'observateur non spécialisé. Chacun sait que la glace se forme lorsque les conditions climatiques permettent des chutes de neige abondantes et répétées parallèlement à une diminution de la fonte estivale entraînant un compactage des névés permanents. Bientôt, pour peu que des pentes les invitent à s'écouler par gravité et que la masse soit suffisante, on obtient un glacier. Ceci se produit en particulier en des bassins de glaciation alimentés sur place par stratification in situ, par des apports centripètes venus des pentes dominantes, par des débordements de glaciers de calotte ou affluents, par tout ce qui entasse en tête de vallée des masses prêtes à s'écouler dès que leur volume les y obligera et dans la mesure où leur plasticité relative le leur permettra. Elles suivront alors le cours naturel de la vallée préexistante qu'elles rempliront de haut en bas, en volume aussi, jusqu'à déborder parfois. C'est à peu près ce qui s'est passé lorsque les glaciers de l'échine alpine centrale se sont développés au point de remplir les unes après les autres les vallées limitrophes de leur massif originel, recouvrir les montagnes du haut Faucigny, du haut Chablais, des Préalpes, en attendant de continuer par les basses vallées et par les plaines jusqu'aux abords de l'actuelle vallée du Rhône, à quelque chose près. Cette invasion se fit évidemment par les trajets fluviaux d'abord, par soudure d'une vallée à l'autre, par recouvrements progressifs des sommets, à très peu d'exceptions près. Les rares éminences à n'être pas submergées portent le joli nom de nunatak. On dit que le Salève et le Vuache en sont des exemples, mais je n'y suis pas allé voir. Nous pouvons, sans trop quitter notre région, imaginer le résultat lorsque tout fut sous la glace, de l'immense bassin lémanique rempli à raz bord par l'énorme glacier du Rhône valaisan, à l'imposant glacier de l'Arve renforcé de celui du Giffre, de celui du Borne et de beaucoup d'autres. On doit évoquer enfin la soudure de toutes ces masses, car la glace montait toujours, pour former un inlandsis lentement mouvant au sein duquel la petite Vallée Verte devait bien compter pour du beurre. Pourtant, dans le rabotage général, sa modeste structure se formait et les premiers stades de son apparence actuelle. Vint l'époque où la glace commença à se retirer. On estime que Würm se mit à fatiguer sérieusement il y a environ 35 000 ans, inaugurant ainsi ce qu'on appelle le Tardiglaciaire, une sorte de prolongation de son agonie qui s'acheva vers 10 000 avant nous. Comme elle avait débuté un peu avant 80 000, çà lui fait, comme on dit, "une belle âge". Ceci veut dire que la dernière des grandes glaciations dont nous sommes les observateurs, et skieurs de ses glaciers finissants, aura mis 25 000 ans à mourir et encore ce n'est pas tout à fait terminé. De nos jours la glace se retire continuellement dans un mouvement d'amplitude variable, parfois inversé ou alternatif. S'il est une expression stupide, c'est bien celle-ci. La glace ne se retire pas. Elle continue à couler dans le même sens jusqu'à sa disparition complète. Ce qui se déplace par mouvement rétrograde, c'est la limite de la zone de fonte terminale, que l'on nomme langue glaciaire et qui ressemble le plus souvent à une falaise, un front, une grotte, une forêt de séracs acuminés, à tout sauf à une langue. Il en est de même des limites latérales du fleuve glaciaire qui diminue en épaisseur et par conséquent semble se tasser sur lui-même en libérant des parois riveraines de plus en plus hautes et provisoirement dénudées. Apparaissent alors, ensemble ou séparément, tous les signes, traces, œuvres, stigmates, résidus, vestiges et autres caractères révélateurs à longue échéance de la présence glaciaire. Il vaut mieux les énumérer avant toute chose, sans prétention toutefois d'être exhaustif, afin de les reconnaître dans les images qui vont suivre. Ils apparaissent immédiatement après, on pourrait dire pendant ce phénomène déterminant en l'occurrence, la fonte tardiglaciaire. Tous les montagnards savent que la fonte des neiges et par conséquent de cette neige compactée à l'extrême devenue de la glace, n'est pas due principalement au soleil ou à la tiédeur générale du climat local, mais surtout à la douce pluie printanière puis estivale. Par temps sec, donc ensoleillé, qui s'accompagne de gel nocturne récidivant, les névés se transforment, résistent très longtemps sous forme granuleuse et auraient même tendance à s'évaporer sans passer forcément par la phase liquide. On sait aussi que le torrent exutoire d'un glacier est surtout le résultat d'un courant interne sous-glaciaire alimenté par sources dissimulées sous la glace, par affluences, par pénétration des bédières de surface dans les crevasses qui constituent des moulins et en général par un réseau hydraulique supra puis intraglaciaire qui n'a rien à voir avec la fonte terminale d'une langue épuisée. Par ailleurs, c'est par amenuisement de son chargement en neige que le glacier va dépérir car, s'il résiste, il sera d'autant plus vigoureux que son alimentation sera plus fournie en amont. Ceci explique l'avancée imposante, très en dessous des limites de fonte normale, de certaines langues bien entretenues en amont. Il faut une collusion de facteurs pour que fonde un glacier. Lorsqu'ils sont réunis commencent à apparaître les fameux indices qui révèlent la présence ancienne des glaciers disparus. A-t-on assez parlé des vallées en U, brevet d'authenticité glaciaire, par opposition à leurs cousines en V, réputées d'origine fluviales ? C'est aller un peu vite. De par la présence permanente d'un cours d'eau sous-glaciaire aux jours les plus englacés d'un remplissage intense, on peut penser que toute vallée pleine de glace est en même temps torrentielle dans le secret de ses entrailles. Dans son évolution la vallée en U parfait ne le demeure pas longtemps, géologiquement parlant. Elle se comble rapidement par éboulement de ses rives abruptes qui forment des pentes selon des angles divers imposés par la granulométrie des matériaux en mouvement qui tendent à se rejoindre vers le fond constituant un V indiscutable qui n'a rien à voir avec l'action fluviale mais uniquement avec la gravité. Les parois résistantes, dont on n'aperçoit plus dès lors que les parties hautes, émergent de moins en moins du socle incliné que construit le produit entassé de leur propre décrépitude. A la limite, elles disparaissent sous leur propre délitement. Beaucoup de nos montagnes d'aspect faussement arrondi ne présentent plus que d'infimes vestiges ou plus rien du tout de ce qui fut leur paroi grandiose avant qu'elle disparaisse sous l'envahissement rétrograde de ses talus. C'est seulement dans ces conditions que l'érosion torrentielle peut attaquer les rives nouvellement formées par ces matériaux venus d'en haut, progressivement si tout se passe bien, brutalement si toute la masse d'un versant se précipite d'un seul coup au point, parfois, de former barrage provisoire ou permanent. On trouve aussi dans ce phénomène l'explication de ces vallées immensément profondes parcourue par un foron minuscule bien incapable d'en avoir creusé ne serait-ce que le centième, modeste héritier d'un glacier qui a fait tout le boulot avant de s'effacer à jamais. Une autre constante morphologique de la vallée glaciaire de référence est la présence de paliers successifs, généralement lacustres parce que séparés par des verrous qui retiennent les eaux. Il est vrai que ce profil en escalier est si caractéristique que le voyageur qui remonte une vallée de ce type ne s'étonne pas de devoir descendre quelque peu chaque fois qu'il a gravi une pente un peu accentuée ni, s'il va dans l'autre sens, devoir monter de loin en loin après être descendu ou avoir seulement marché à plat assez longuement. Ces verrous sont assez intéressants en eux-mêmes pour qu'on les observe séparément. Ils sont le résultat de la présence de zones de roches anciennes sous-jacentes formant barrage, assez résistantes pour que l'érosion glaciaire profonde ne parvienne pas à les entailler complètement, ni latéralement non plus. Il y a le plus souvent seuil par le fond et étranglement sur les bords. La glace les franchit en passant à l'étroit et par-dessus. Elle s'y brise en masses fracassées qui forment des séracs plus ou moins volumineux qui, à peine le seuil passé, constituent ces belles formations en chutes de blocs intriqués, de crêtes finement découpées ou même de sveltes aiguilles et que l'italien appelle "serracata" et qui sont, glaciologiquement parlant, l'équivalent des rapides torrentiels. Elles sont une des difficultés techniques principales que rencontre le glacièriste, un des agréments pleins de dangers subtils du ski de haute montagne, la justification des secouristes spécialisés dans l'extraction du contenu supposé vivant des crevasses et autres rotures. Le torrent sous-glaciaire ne fignole pas tant. Il trace son chemin dans quelque faille de la roche et amorce une de ces gorges pittoresques, par chutes et cascades plus ou moins spectaculaires que l'on observe de nos jours au fond des étroits, étranglements et défilés divers, et qu'il accentue désormais au grand air en souvenir du glacier disparu. Ce sont ces emplacements privilégiés qui attirent aussi par malheur, les ingénieurs bétonneurs en mal de kilowattheures. En amont de chaque verrou on trouve un lac ou ce qu'il en reste, ou des suites d'étendues lacustres parfois aussi nombreuses qu'il y a de barrages, parfois moins, selon l'évolution de ces derniers. On ne doit pas les confondre avec leurs homologues et néanmoins d'origine glaciaire qui occupent les dépressions des plaines et qui sont l'œuvre de barrages morainiques. Certains sont magnifiques et constituent une des plus belles parures des régions qui en vivent, en tirent des ressources de toute nature, de la pêche primitive à la navigation lucrative, sans oublier l'inévitable tourisme riverain et toute la littérature romantique qui va avec. Ils sont le centre d'attraction d'un urbanisme souvent admirable et historiquement considérable. Ils engendrent un mode de vie original en des régions réduites ailleurs à un style montagnard infiniment moins littéraire, moins mondain, moins générateur de profits. Ces quelques indices qui permettent au curieux d'affirmer qu'une vallée donnée est d'origine glaciaire ou du moins qu'elle a été façonnée par quelque glacier disparu, sont suffisants pour encourager la recherche de témoins dans la Vallée Verte avec d'autant plus de pertinence que, de toute façon, on sait au départ qu'il en a bien été ainsi, comme dans ces films policiers où l'on voit opérer l'assassin dès les premières images. Le bassin d'alimentation du glacier Vert était forcément la région d'Habère-Poche. La présence du col de Terramont tend à démontrer que des flots de glaces débordantes pouvaient le remplir d'en haut venant, par la vallée de Bellevaux, des massifs plus élevés des environs du Roc d'Enfer et de bien en deçà. Celle du col de Cou donne à penser qu'il se délestait lui-même vers le Chablais, peut-être aussi un peu par celui de Saxel. Son écoulement principal et normal allait évidemment en direction de Fillinges où il devait se raccorder au courant venu de Viuz. Sans s'engager plus avant dans l'exposé de détails de plus en plus aléatoires à mesure qu'ils s'additionnent, on peut se contenter de rechercher ceux qui se sont conservés. La présence de la Menoge ne prouve pas grand chose, sauf si l'on considère qu'elle est encaissée, vers la fin de son parcours un peu plus bas que la Corbière, dans des gorges trop imposantes pour n'être pas à l'exemple d'un torrent sous-glaciaire opportuniste occupant modestement le fond d'une vallée rabotée par des forces autrement plus perforantes que lui et qui ne peuvent être que celles du front glaciaire progressant entre Vouan et Voirons. Les parois taillées dans le grès que l'on voit largement en rive gauche sous Vouan et plus loin en aval et dont les homologues existent en rive droite vers la Molière, la bien nommée, en sont la signature. En ce qui concerne les verrous que l'on devrait trouver un peu partout, force est de constater que l'on n'en connaît guère, à l'exception peut-être de celui qui serait l'explication du fameux lac de Boëge dont il sera question plus loin. On peut à la rigueur considérer ainsi la longue arête qui descend de Miribel jusqu'aux environs du Villard, dont la partie terminale semble avoir quelque peu rétréci la vallée à cet endroit, bien qu'il n'en subsiste pas grand chose. Peu de doute non plus que le chef-lieu d'Habère-Lullin soit construit sur une éminence qui pourrait être le vestige d'un verrou encaissant la Menoge à cet endroit. Quelques mouilles, marais ou lavouets disposés un peu partout sont également de faibles indices de retenues par verrous localisés ou résidus morainiques. Reste la question du lac de Boëge qui devait être bien joli. Chacun sait que dans l'agglomération, les puits, anciens ou plus récents, sont rarement profonds de plus de deux mètres. Lorsqu'on creuse des fondations, par exemple celle de l'immeuble de Boëge 2 ou ne serait-ce que la fosse d'une cuve à fioul, on tombe rapidement sur des couches de tourbe qui précédent de peu l'ouverture d'une nappe active qui coule en direction de la rivière à travers une couche de gros galets. Des résurgences existent, dont une fontaine publique intarissable dans la rue de la Menoge. La plaine de Carraz, bien que drainée par les Eaux Noires et le Brevon, ne demande qu'à devenir à nouveau marécage, sinon lagune, lorsque de fortes pluies s'allient à la fonte de neiges abondantes. L'apparence d'un verrou situé à la Corbière plaide en faveur de l'hypothèse proposant l'existence d'un barrage disparu, ancré quelque part en dessous de cette zone de terrains qui n'ont pas fini de glisser lentement vers la Menoge, au grand dam des constructions qui s'inclinent ou s'écroulent avec un bel ensemble et de la route qui s'affaisse et se casse en escaliers de loin en loin sans qu'on y apporte de remède durable. Il est donc probable qu'un lac s'étendait là, en amont de Curseilles, couvrant toute la plaine jusqu'aux confins de Carraz et probablement un peu plus haut, selon le niveau des eaux qu'autorisait la hauteur du seuil d'effluence et, bien sûr, de la pluviométrie ambiante. Il serait amusant de rechercher sur le relief actuel la trace de ses rives. Il est probable qu'il s'étendait vers la dépression de St.André. Dans l'autre sens il devait se prolonger vers l'amont, formant une roselaie comme de règle, dessiner un petit golfe vers Chez Dupuis et reproduire à sa manière tous les dessins habituels des bords lacustres que ses nombreux semblables nous montrent un peu partout au cours de nos ballades alpestres. D'après des renseignements aussi oraux qu'approximatifs que j'ai pu recueillir, il semblerait qu'il aurait disparu il y a environ 4 ou 5 000 ans, à la suite d'on ne sait quelle évolution, mais qu'on peut supposer. Pour imaginer de quelle manière il s'est vidé deux hypothèses s'affrontent : Si la vidange a été progressive, par usure lente du verrou, la belle cascade qui en tombait au fond de la gorge de la Menoge postglaciaire s'est lentement amoindrie pour se transformer en rapide, puis en cours normal à peine plus agité qu'ailleurs, comme on l'observe aujourd'hui. Si elle a été brutale, comme une rupture de barrage telle que les événements telluriques, orographiques ou pourquoi pas sismiques, ont la fâcheuse habitude d'agrémenter parfois l'histoire de nos vallées, il a dû se produire une fameuse vague cataclysmique accompagnée d'une phénoménale chasse d'eau et de matériaux emportés. L'étroite basse vallée en a été nettoyée pour longtemps, les bords érodés pour ne plus jamais se fixer, au moins du côté de la rive droite mal stabilisée qui, par conséquent, glisse toujours. Cette vague dévastatrice serait-elle responsable de cette moraine fluviale en arc de cercle qui ferme la vallée juste avant le Pont de Fillinges ? Construction centrifuge par l'effet d'une brusque affluence de matériaux capables d'obturer le confluent du Foron de Viuz au point de l'obliger à courir jusqu'à Bonne pour retrouver sa Menoge regrettée ? Peut-être aussi y avait-il déjà une moraine glaciaire à cet endroit, ce qui expliquerait le virage à droite de la masse boueuse qui aurait suivi le lit habituel ? Du lac de Boëge il n'est resté que cette nappe enfouie, que des zones de roseaux encore bien visibles là où les cultures et les aménagements urbains ne les ont pas éliminées, que des rives bien atténuées mais qu'il faut encore gravir dès qu'on veut sortir de Boëge, qu'une certaine tendance de la part de la nappe à remonter à son niveau ancien en cas d'excès de pluie, en inondant les caves lorsque son rôle d'exutoire ne suffit plus, que les ruisseaux qui l'alimentaient en plus de la Menoge et, bien entendu, la Menoge elle-même continuant son petit bonhomme de chemin sur le fond du lac disparu. A propos de disparition, on pourrait commencer par celle du glacier lui-même et imaginer l'aspect de la Vallée Verte peu de temps après l'événement. Ce serait une histoire intéressante mais elle n'entrerait déjà plus dans la définition d'une période définie par 70 000 ans de glaciation. Le retour des chasseurs Il ne s'agit pas du titre d'un tableau rustique pour salon de province profonde, comme disent les imbéciles, mais d'une réalité omniprésente de la vie des hommes des temps anciens. La chasse de subsistance est, avec la cueillette des productions végétales naturelles, la quasi-totalité de leur économie. Leur industrie est tout entière vouée à la chasse ainsi que l'ensemble de leur organisation sociale, de leur activité intellectuelle et peut-être spirituelle, avec tout de même une petite place pour l'art dont on ne sait même pas s'il n'était pas également utilitaire. C'est pourquoi, dès que la possibilité leur est offerte d'explorer de nouveaux territoires, ils le font dans l'optique de prédateurs par fonction et par nécessité. Pour imaginer, ou plutôt observer in situ, ce que laisse un glacier lorsqu'il s'amenuise jusqu'à disparaître, il suffit, de nos jours, de visiter les vestiges des cours glaciaires abandonnés de nos montagnes. On n'y voit, au début, que cailloux, sables et blocs entassés dans un agencement instable ou déjà étalés au fil des reliefs. Très vite, l'érosion qui régularise les équilibres, la végétation qui s'installe, la faune spécifique qui en profite, nous amènent au spectacle habituel que nous offrent bien des vallées d'altitude, pour peu qu'elles soient bien observables parce que situées au-dessus de la limite des forêts. Vient ensuite un certain envahissement par la végétation naturelle ou installée par l'homme, par une faune diversifiée ou artificiellement sélectionnée par le pâturage organisé, parfois l'installation d'habitats et de structures de circulation. Nous observons alors les images à peu près superposables de toutes nos vallées alpines ou préalpines. Il va de soi que, les plus récemment dégagées étant encore à l'état brut de déglaçage, les plus anciennement libérées sont les plus remaniées par ces différents et principaux facteurs. Nous pouvons nous faire une idée de ces dernières en considérant, par exemple, la plaine des Rocailles à Reignier où les résidus d'une moraine dorsale subsistent de nos jours en pleine zone forestière passablement grignotée par des cultures et une urbanisation marginale progressive encore timide, ou encore la vaste moraine latérale qui obture et constitue le col d'Evires et bien d'autres lieux tout empreints du caractère éminemment postglaciaire de leur aspect actuel. De la part des hommes, au tout début de cette évolution régressive, ce sont des explorations, des incursions expérimentales suivies de campagnes organisées qui deviennent rapidement habituelles, saisonnières, presque traditionnelles. On utilise désormais des points d'appui choisis pour leur confort relatif, des gîtes reconnus, des installations aménagées d'où l'on rayonne en fonction des ressources cynégétiques, des conditions d'accès, de la nature des territoires environnants, de l'existence d'espèces spécifiques que l'on recherche pour un besoin précis. Il ne s'agit pas seulement de manger pour subsister, mais bien d'une exploitation raisonnée sélective. Que cherchent-ils, que trouvent-ils, qu'observent-ils qui justifie leur présence habituelle ou occasionnelle ? Mais d'abord, qui sont-ils ? On les classe dans une catégorie nouvelle, par comparaison avec leurs prédécesseurs néandertaliens, les "hommes modernes" ou, plus scientifiquement "homo sapiens sapiens". Parce qu'on a trouvé leurs squelettes un peu partout dans le monde, mais principalement, en ce qui nous concerne, dans le sud-ouest de la France à Cro-Magnon, voilà ces malheureux affublés de cette appellation un peu étrange. Pour ma part et sautant par-dessus certaines diversités de détail, je préfère les classer dans l'équipe des solutréens, plus vraisemblablement nos voisins car moins éloignés et donc plus enclins venir à la chasse pas trop loin de chez eux. Morphologiquement, ils sont plus grands et plus fins que les néandertaliens. Leur tête est plus haute avec un étage frontal plus développé, une boite crânienne plus arrondie, contenant un cerveau légèrement plus petit mais aux lobes frontaux plus développés. Leur front est vertical, leurs arcades sourcilières effacées, leur nez moins épais. Ils ne sont pas biprognathes, possèdent des dents plus fines sans diasthèmes, un menton plus saillant. Quant à savoir d'où ils sortent, c'est une autre histoire, non résolue. L'hypothèse la moins saugrenue propose une mutation locale ayant réussi et une expansion régionale puis générale entraînant d'ailleurs quelques modifications secondaires. Seul compte finalement le résultat puisque leur réussite est admirable techniquement, leur expansion planétaire et leur descendance remarquable puisqu'il ne s'agit de rien d'autre que nous-mêmes en nos éminentes personnes ! En attendant, il faut connaître leur mode de vie qui nous intéresse au premier chef. Leur industrie, dans ses commencements vers -35 000, n'est pas très différente de celle des moustériens. Elle se perfectionne assez rapidement par la mise en œuvre de nouvelles méthodes plus efficaces pour tailler la pierre. La percussion indirecte, la reprise par écaillage sous pression ponctuelle, l'emploi de percuteurs en os ou en corne à l'action beaucoup plus subtile que la pierre de frappe, l'utilisation de l'os comme matière première d'outillage plus fin ainsi que de l'ivoire, du bois, de la corne, sont autant de multiplications des possibilités ouvrières. Ils disposent de couteaux crantés, de racloirs, de scies, de poinçons et autres perçoirs et même d'aiguilles à coudre à chas. Ils fabriquent aussi des hameçons, des harpons barbelés et cet instrument multiplicateur de la force de jet, le propulseur de javelot, qui va permettre la chasse à distance beaucoup plus efficace et moins dangereuse que la traque ou l'approche. On assiste à une véritable spécialisation de certains fabricants particulièrement doués et à un commencement d'échanges quasiment commerciaux entre groupes éloignés. Avec ces différences apparaissent des variations culturelles. On distingue, toujours sur une base technologique, les Périgourdins, les Aurignaciens, les Solutréens, les Magdaléniens. Ces différentes civilisations se succèdent ou plus exactement dominent dans le temps de -35 000 à -11 000, ces périodes qu'elles caractérisent tour à tour. Il faut ajouter ici une tendance certaine à user de l'art pour de célèbres représentations de leur environnement animal ou parfois humain. L'ornementation des cavernes à usage rituel, décoratif, cultuel ou tout simplement ludique, le modelage, la gravure sur armes ou sur outils, sont autant de phénomènes de communication graphique qu'on interprète malaisément en l'absence de renseignements sur les intentions de l'artiste ou les finalités de l'œuvre. Dans ces conditions on dit aussi certainement beaucoup d'âneries. Nous connaissons donc assez bien ces chasseurs vagabonds qui tendront plus tard à devenir sédentaires, au moins saisonniers. Les vestiges de leur présence dans les basses vallées sont éloquents et nombreux. Au début, vers -35 000, alors qu'il fait très froid et sec avec des vents violents, les conditions obligent les chasseurs à se contenter d'explorer les régions périphériques des Alpes. Vers -12 000 seulement ils commencent à pénétrer davantage nos régions. Ils trouvent dans les bois de bouleaux et de pins des marmottes, des lièvres, des lapins, des bouquetins et des chamois dans les zones rocheuses, assez pour justifier une chasse estivale, des poissons de torrents froids pour la pêche abondante. Cette période dure à peu près 5 000 ans malgré des retours de froid intense qui détruit les forêts et favorise l'apparition d'élans et de chevaux dans les steppes qui s'étendent à nouveau. Pas question évidemment d'installation permanente. On vient du Sud, peut-être du nord ou de la basse vallée du Rhône, ou même dit-on du Languedoc, en tous cas de fort loin ou d'assez près comme de Solutré bien sûr. On chasse systématiquement, on boucane, on sèche le poisson, on s'en va à l'automne en emportant les provisions accumulées et surtout les peaux préparées. Des marmottes on ne conserve que la peau et les pattes, probablement pour servir d'attaches, ainsi que les vertèbres, on se demande pourquoi. Peut-être pour la bijouterie ? Ces expéditions devaient être de rudes voyages, surtout si l'on considère ce qu'il faut bien appeler l'état des routes, l'obligation de marcher à pied et porter à dos, la nécessité de franchir les cours d'eau importants aux gués les plus commodes. La nécessité devait en être évidente. Peut-être y ajoutait-on une sorte d'émulation quasiment sportive, pourquoi pas ? Cette bonne organisation, qui dure des millénaires, donne à penser que la Vallée Verte a été visitée comme ailleurs, au Salève, à Thônes, un peu partout en Savoie ou en Isère, en tous cas dans la mesure de l'accessible. La fin de l'épipaléolithique amène le mésolithique. Bien qu'artificielle autant que cartésienne, cette manière de découper le temps fixe les idées. Le réchauffement s'accentue après un dernier coup de froid intense vers -8 500. Vient la forêt clairsemée qui chasse vers le nord les grands troupeaux de rennes, bisons et chevaux. Leurs chasseurs habituels les suivent et délaissent nos régions selon une logique que l'on trouvera souvent évoquée. D'autres, moins ambitieux les remplacent et se consacrent aux lièvres, lapins, oiseaux, poissons. Des bricoleurs, en quelque sorte. Ils cueillent beaucoup aussi, principalement des noisettes, vivent en campements forestiers sans négliger les abris sous roche dont leurs ancêtres ont beaucoup usé et dans lesquels ils entassent leurs reliefs, leurs outils abandonnés ou leurs ordures, en couches successives qui font la joie de nos modernes archéologues. On trouve leurs traces un peu partout et l'on remarque une tendance à pénétrer plus avant dans les vallées, aux portes de Genève par exemple, ou probablement dans la vallée de l'Arve ou, qui sait, de la Menoge. C'est à cette époque que pour la première fois, il est fait mention d'installations permanentes, au moins dans les approches les plus favorables de notre région. L'amélioration du climat les autorise désormais. Par ailleurs, comme c'est le cas de le dire et qu'on le verra, il vient de se produire une révolution extraordinaire que l'on appelle l'agriculture, accompagnée d'une non moins sensationnelle acquisition, l'élevage. Le temps des chasseurs, cette période immensément étendue des balbutiements de l'humanité à quelques millénaires avant nos jours, pas encore totalement révolue d'ailleurs, tire à sa fin. On parlera bientôt de néolithique et à cette occasion, de l'installation de sédentaires aux portes de la Vallée Verte. Nous n'en sommes quand-même pas tout à fait là. Avant d'y arriver il reste à franchir l'importante étape dite mésolithique. Le mésolithique La période dite mésolithique est un court intermède de -10 000 à -5 000 avant notre ère, arbitrairement découpé pour marquer l'évolution déterminante qui amènera bientôt l'ère néolithique. Cinq millénaires sont en effet une bricole dans le déroulement des âges humains. Elle n'est à vrai dire que la continuité d'un mode de vie ancestral immensément antérieur, continuellement caractérisé par la chasse obligatoirement ancrée dans les mœurs ainsi que la cueillette et la pêche. Ce qui change c'est le climat, avec les conséquences importantes que l'on imagine sur la condition humaine. Il fait de plus en plus doux sans qu'on puisse encore parler de chaleur constante ou d'ambiance tempérée. Les forêts se développent. La mer monte par suite de la fonte des glaces, noie les anciens rivages, envahit les estuaires. Les implantations animales évoluent de même et là où les derniers paléolithiques chassaient les bovins en troupeaux énormes, leurs fils trouvent une abondance de forestiers, cerfs, sangliers, renards, blaireaux, chats, castors et bœufs sylvicoles, tous riches en peaux variées et plus exposés aux armes perfectionnées du moment. Il s'instaure également une agréable rotation des ressources cynégétiques due à la variété des espèces auxquelles il faut ajouter évidement l'avifaune et énormément de poissons dans les rivières alimentées en eaux froides de fonte. Les derniers paléolithiques en sont tout décontenancés. Ils ont gardé l'habitude de tuer un gibier en voie de retrait vers le nord et vont le suivre à la trace, se retirant avec lui vers les zones septentrionales. Il s'est produit une révolution dans l'armement, l'invention de l'arc. Cette innovation n'a l'air de rien mais si l'on songe à sa légèreté, à sa puissance, au fait qu'il réclame plus de ruse dans l'approche que de force, à celui qu'on peut tirer à bonne distance des traits légers transportables en quantité dont le point de départ est imperceptible aux animaux visés, que l'on peut ainsi recommencer et multiplier le tir, que l'on peut chasser à quelques-uns seulement et non plus par équipes importantes, on se rend compte que l'arc est au javelot ou à l'épieu, ce que la mitraillette est au fusil à un coup. Dans ces conditions les hommes peuvent vivre en petits groupes bien approvisionnés. Les campements légers peuvent s'établir plus modestement et plus facilement. Ils se multiplient. On estime à plus de mille cinq cents personnes la population de la grande Allemagne actuelle, ce qui est énorme ! La nourriture plus abondante et plus accessible allonge l'espérance de vie qui va atteindre la cinquantaine pour les plus chanceux ou les moins exposés aux aléas de la chasse en férocité. Une industrie lithique élaborée va évidemment voir le jour en réponse aux besoins diversifiés des chasseurs. On fabrique des pointes de flèches en silex de formes et de tailles diverses mais surtout minuscules, d'où l'appellation pas très originale de microlithes. L'économie de matière et d'efforts est telle que certains se spécialisent et font figures d'artisans distributeurs. Les flèches sont faites de bois léger, de corne. Les pointes détachées peuvent être remplacées ou réutilisées. Leurs formes sont très variées, selon l'emploi. Dans cette mouvance perfectionniste ou voit apparaître des outils nouveaux comme des haches emmanchées faites de pierres polies que l'on aiguise, des herminettes, des outils à excaver. On fabrique ainsi des pirogues à l'usage des pêcheurs, des pagaies, des skis ou du moins des sortes de raquettes qui autorisent la chasse par tous temps et en terrain meuble. Il va de soi que l'habillement bénéficie aussi de ces facilités nouvelles et que l'on utilise des tenues plus fonctionnelles et mieux adaptées, d'autant plus qu'il fait moins froid en général. Voit-on quelques-uns de ces gens-là dans les parages de la Vallée Verte ? Sûrement pas beaucoup puisqu'ils n'étaient que peu nombreux. Cependant, amenés comme ils l'étaient à se répandre et se multiplier sur des territoires de plus en plus ouverts, on imagine qu'il fréquentèrent, sinon la Vallée elle-même, au moins les basses vallées des Alpes du nord, voire les rives du Léman. On sait qu'ils atteignirent la moyenne montagne, au moins jusqu'à la limite des forêts clairsemées, en Chartreuse ou ailleurs. Leurs campements sont visibles à Culoz ou dans le Jura méridional, donc en vue du lac Léman. Il y a ainsi de très fortes chances pour que, explorant un peu partout, ils se soient promenés au-delà du col de Cou ou par Saxel, à moins qu'ils aient trouvé le facile passage par Mijouet vers la région de Boëge. Ce qui ressort énormément de cette courte période heureuse, c'est que l'on signale des échanges d'outils entre les chasseurs itinérants et des populations déjà sédentaires qui leur procurèrent des céramiques, ce qui démontre l'implantation de villages primitifs. Nous sommes donc arrivés aux commencements du néolithique. Les Néolithiques La période dite néolithique, toujours par référence quelque peu dépassée à la manière de traiter la pierre, revêt une importance particulière en ce qui nous concerne car c'est la première fois que l'on trouve une trace indiscutable d'une installation permanente de population en Vallée Verte, à cette restriction près qu'il ne s'agit encore principalement que de Fillinges. Si on accepte d'inclure dans l'ensemble de la Vallée son débouché naturel, si on fait abstraction des néandertaliens du Baré qui n'étaient à tout prendre que des visiteurs saisonniers légèrement excentrés, on n'avait jusqu'alors que des approximations et des déductions de bon sens pour appuyer la présomption d'occupation occasionnelle ou de fréquentation humaine. Désormais on entre dans le domaine confortable de la certitude. Lorsque les derniers chasseurs itinérants exclusifs du mésolithique rencontrèrent des sédentaires, quelque part du côté des limites entre Ain et Savoie, ils ne se rendirent probablement pas compte qu'une extraordinaire révolution était en train de se développer sous leurs yeux. Encore que ce ne soit pas certain, ils venaient de rencontrer l'agriculture et sans doute aussi l'élevage sans lequel elle ne va généralement pas. Ces activités connexes n'en sont pas moins conflictuelles en ce qui concerne l'occupation des sols mais elles vont de pair dans leur apparition. Il n'est pas nécessaire de s'appesantir sur l'histoire des prémisses de l'agriculture dans les régions du très fameux Croissant fertile, entre Egypte et Mésopotamie. On trouve çà partout. Il n'est pas très utile non plus d'entrer dans la querelle de spécialistes qui tentent d'imposer leur manière de voir comment ce mode de produire est arrivé dans nos contrées, par mer, par terre, par la voie du Danube, par osmose ou contagion, par voisinage ou révélation d'origine bizarre. L'important est le constat que les agriculteurs sont là, à un certain moment de la préhistoire de notre pays, venus certainement des rives méditerranéennes sinon eux-mêmes, du moins leurs méthodes. Reste quand-même que cette révolution ne s'est pas faite toute seule. Il a bien fallu que quelqu'un ou vraisemblablement quelqu'une jette à la décharge du campement quelques fonds de panier de graines devenues inconsommables et s'émerveille un peu plus tard de les voir germer à l'image des jeunes pousses qu'elle cueillait habituellement grâce à ses connaissances botaniques qui devaient être très étendues sous peine de coliques. Il a bien fallu que quelque chasseur ayant tué une femelle suitée s'empare des petits et les rapporte au foyer pour amuser ses gamins ou aux fins d'engraissement, de croissance et d'embellissement réussi au point qu'ils se reproduisirent. D'ici à en faire une pratique systématique il n'y avait que le pas d'un esprit observateur et d'une tendance à ne plus se fatiguer à courir les bois à la recherche épuisante de ce qui semblait s'offrir désormais à portée de la main, pour peu qu'on s'en occupe. Il est connu que la loi du moindre effort, pour ne pas parler de fainéantise, est un puissant moteur de progrès technique. Toutefois la véritable question n'est pas là. Elle est dans les conséquences incalculables que ces pratiques nouvelles vont avoir pour les hommes, leur devenir, leur développement, peut-être leur malheur ? Certains n'ont-ils pas proposé qu'il s'agirait là de la véritable signification de la condamnation dont parle si bien le mythe du paradis terrestre ? On peut considérer que la chasse à but alimentaire n'est pas forcément le loisir exaltant et convivial qu'elle est devenue de nos jours. Par contre le défrichage, le labourage, les semailles, la moisson, la fenaison, le battage et les nombreuses tâches annexes à une bonne agriculture, font rarement la joie exubérante du travailleur rural. On peut admettre qu'Ovide n'y connaissait rien. Tirer sa subsistance de la terre forcée et obligée à produire a peut-être donné naissance au mythe de la mère nourricière éternellement vierge pour les récoltes futures mais c'est quand-même l'origine du travail au sens de souffrance qu'il avait avant qu'on en fasse un argument politique. D'autre part l'élevage, dans son évidence rustique, pose un problème moral d'une amplitude telle qu'il passe le plus souvent inaperçu. Elever, avec les implications affectives que cela entraîne dans l'échange de confiance entre des êtres au demeurant assez semblables psychiquement, traiter avec attention ou amener à maturité dans l'intention dissimulée de tuer, n'est pas une objection futile que l'on rejette du geste agacé du boucher rigolard. De plus, et de beaucoup, on assiste pour la première fois à une tentative de déséquilibrer le cours des choses naturelles, ce que la chasse et la cueillette n'avaient jamais fait, au profit d'une seule espèce qui, tout humaine qu'elle soit, n'a pas fini d'en payer les conséquences. Le néolithique est donc, dans son développement futur, un des ces quelques tournants de l'évolution humaine, pour employer un terme dont on abuse souvent. Par commodité et parce que cette période est particulièrement complexe on la divise en néolithique ancien, néolithique moyen et néolithique récent, avec une pertinence qui laisse rêveur. Ce qui la caractérise en nos régions, c'est un important et constant brassage de populations venues d'ailleurs et développées sur place autant qu'un parallélisme remarquable entre la subsistance d'un mode de vie ancien et quelque peu dépassé à côté d'innovations techniques ou culturelles importées. Une exposition prudente s'impose donc pour ne pas tout mélanger. Néolithique ancien Il ne concerne notre vallée que de loin. On trouve des traces d'implantations d'agriculteurs éleveurs du côté de Thônes. Ils vivent en grotte, cultivent le blé, possèdent chèvres et moutons. Outre qu'ils viennent du midi et qu'ils façonnent une céramique particulière, on n'en sait guère plus. Néolithique moyen De -5 500 à -4 500. Deux civilisations que l'on nomme selon les lieux où leurs vestiges abondants ont été trouvés, s'installent successivement dans nos régions et se superposent jusqu'à se fondre peut-être. Celle de Chassey, d'influence méridionale et celle de Cortaillod venue du nord par le plateau suisse. Seule la seconde semble s'être approchée notablement de la Vallée Verte. De la région genevoise les Chasséens remontent quelque peu l'Arve et ses abords accessibles. Les Cortaillod sont plus sûrement signalés sur les rives du Léman, à Chens, à Thonon, Sciez, Douvaine. Le matériel qui permet d'en juger est fort varié. On trouve des céramiques grossières, à boutons de préhension, des pointes de flèches en silex de formes multiples, des haches et autres outils dont beaucoup d'exemplaires trouvés au long d'un itinéraire qui remonte le futur Faucigny pratiquement jusqu'à Chamonix. Le plus intéressant du point de vue archéologique est la présence de tombes collectives en coffres de pierres. Elles indiquent une installation permanente délibérée à partir de laquelle on notera une expansion vers les vallées alpines pour le moment encore exploratoire. Néolithique récent On attaque le troisième millénaire avant J.C. il y a 5 000 ans, soit en -3 000. Le temps fraîchit. La forêt se modifie. Une prédominance de sapins et de hêtres rappelle l'aspect actuel de nos bois de moyenne montagne. Les Chasséens et les Cortaillods, qui auraient été bien étonnés qu'on les appelât ainsi, se voient confrontés à l'arrivée de nouveaux occupants que l'on baptisera sous le vocable de civilisation Saône-Rhône. Comme ce nom ne l'indique pas, elle s'étend également en Savoie et semble préférer les implantations lacustres comme à Annecy, le Bourget, Neuchâtel. Le Léman est occupé à Sciez, Excenevex, Chens, Nernier. Ailleurs ? Le lac de Boëge a-t-il intéressé quelqu'un, à condition qu'il soit encore en eaux ? Ce que l'on sait de ces gens est assez surprenant. Outre leur céramique propre, leur outillage en silex provient de régions étonnamment éloignées comme la Touraine ou même le Piémont italien, si l'on en juge par la nature des matériaux sélectionnés. De même, des outils en pierres venues du Val d'Aoste, démontrent que, pour la première fois peut-être, on a passé aisément les cols à des fins commerciales. Il s'agit sans doute du Petit Saint-Bernard. Pour la première fois aussi, on a importé des objets en cuivre, le premier métal signalé dans l'industrie humaine. De plus, des pièces venues du Languedoc ou plus communément du plateau suisse, démontrent un flux d'échanges intense et largement étendu. La palme de l'étrange est obtenue par des perles d'ambre venues de la Baltique. Dans ces conditions on est bien obligé de constater l'existence d'un parcours commercial transeuropéen qui passe ou probablement converge vers notre région nord-alpine. Cette obligation de circuler de préférence par les voies montagneuses peut s'expliquer par les difficultés de transiter par les larges vallées des rivières et des grands fleuves aux rives inondables immensément marécageuses, sans compter les conditions sanitaires, l'insalubrité et la malaria. A nouveau, vers -2 200, arrivent des gens de ce qui sera la Suisse, à la céramique originale, utilisant des haches d'un type nouveau que l'on trouve maintenant sur les bords du Léman et aussi à Fillinges. Presque immédiatement, vers -2 000, viennent des gens de Provence et du Languedoc. Habitués à cultiver des sols secs ils s'installent plutôt sur les collines et les flancs de vallées bien exposés et s'insèrent sans bousculer nos lacustres riverains. Ils installent leurs morts dans les grottes à leur disposition ou en cistes, sortes de récipients dans lequel le cadavre est accroupi en position fœtale croit-on, regroupés en véritables cimetières. Leur pénétration est réduite aux basses vallées de Savoie. Ces vagues successives d'arrivants différents, apparemment bien assimilés ou superposés sans difficultés, ne provoquent pas de scissions entre les constantes d'un mode de vie assez semblable partout qui deviendra une des caractéristiques du néolithique. On constate en premier lieu que si l'agriculture autorise des rendements infiniment supérieurs à ce que procurait la seule cueillette, cette dernière ne disparaît pas du tout. Elle perdure et se continuera jusqu'à nos jours où l'on va encore aux champignons, aux myrtilles ou aux framboises. Il en est de même pour la chasse toujours intense malgré le développement de l'élevage qui n'est encore qu'embryonnaire. Il n'y a donc pas seulement survivance d'activités ancestrales bientôt condamnées à s'amenuiser mais bien un parallélisme entre des spécialités qui presque partout se compénétrent, les unes immensément anciennes, les autres encore balbutiantes. On peut aussi se demander s'il n'existe pas une certaine différenciation des populations autochtones plus portées vers la prédation alors que les immigrés apportent avec eux les techniques nouvelles d'exploitation du sol et des animaux domesticables. L'outillage, au néolithique se diversifie énormément bien que l'on reste attaché à des matières habituellement primitives. La pierre domine, que l'on travaille avec des méthodes efficaces. On fait des haches en pierre polie, choisie pour sa qualité et importée de fort loin. On se sert encore de grattoirs, limes, râpes, faucilles, toujours en silex mais d'une finesse et d'une efficacité exemplaires. On crée des meules en ces fameuses pierres dont le Vouan se fera une spécialité et des pilons à grains en dur qui supposent des mortiers. On utilise des houes en bois coudé. On modèle des vases et autres récipients en argile selon des méthodes qui diffèrent selon les peuples et qui en deviendront la pièce d'identité la plus fiable. On possède évidemment des haches de pierre extrêmement performantes sans cesse perfectionnées et éprouvées au long des défrichages étendus continuels qu'exige l'agriculture. De même apparaissent des instruments agricoles contondants faits de ce verre volcanique nommé obsidienne dont l'exploitation et le commerce couvrent la Méditerranée de la Corse aux portes du Moyen-Orient. Un échange intense de plus, à longue distance, à une époque où l'horizon des occidentaux s'élargit aux dimensions d'un commerce véritablement international avant la lettre. On construit aussi. Des villages. Certains, côtiers des lacs, vont donner lieu à cette illusion des archéologues anciens que constitue l'image des fameuses cités lacustres. Ce sont en réalité des constructions riveraines selon une architecture du bois déjà élaborée, phase intermédiaire entre la hutte et ce qui sera le chalet résidentiel montagnard. Sur une charpente de poteaux enfoncés dont les traces demeurent souvent décelables actuellement, on élève des murs tressés, revêtus de torchis pour l'étanchéité. D'autres sont de planches ajustées. Les toits sont à deux pans à partir d'une faîtière soutenant des chevrons et recouverts de chaumes ou de lames de bois, origine de nos tavaillons. Il ne semble pas que la méthode de construction en briques ou en terre moulée aie gagné nos régions essentiellement forestières où le bois était abondant. La démolition nécessaire des maisons était la règle devant la variation du niveau des lacs selon les occurrences climatiques. Elle était facilitée par leur structure, en particulier l'absence de fondations et de murettes. Le mode de vie de plus en plus collectif, pour les besoins d'une agriculture d'allure pratiquement communale, était perpétué par la nécessité de se déplacer ensemble lorsque l'épuisement du sol amenait à défricher ailleurs pour une exploitation nouvelle. Le concept de village est entré dans les mœurs sans que l'on puisse en inférer une quelconque nécessité de défense en une période où les conflits ne semblent pas dominer entre populations harmonieusement insérées dans une tolérance de fait. Dans le domaine de la construction architecturale apparaît au néolithique un phénomène extraordinaire que l'on n'a pas fini d'explorer faute d'en comprendre les raisons profondes qui sont probablement beaucoup plus fondamentales que l'on imagine. Il s'agit du mégalithisme. Les hommes de ce temps se mettent à édifier des monuments sans commune mesure avec tout ce que l'on a construit jusqu'alors, de véritables forteresses faites d'énormes blocs agencés, à l'image de la caverne reconstituée que sont les dolmens, ou érigés isolément ou en groupes, alignés selon des tracés dont on ignore la signification, pour les menhirs. Malgré les théories des plus étranges aux plus farfelues en ce qui concerne ces derniers, rien n'est sûr en matière d'interprétation du phénomène pris dans son ensemble. Pour nous, en l'absence de menhirs dans notre région, qu'ils aient disparu sous la masse des récupérateurs comme ceux d'Amancy et de Collonges ou qu'ils n'aient jamais été dressés, la question se réduit aux dolmens et à la multiplication des pierres à cupules, dont l'intérêt utilitaire ne fait que peu de doutes, malgré la nébulosité des explications proposées. Le dolmen restauré de Saint-Cergues, comme celui bien conservé de L'Eculaz, sont la preuve avec quelque documentation à propos de ceux de Cranves, Bons, Etrembières, Larringes, Pers-Jussy et autres disparus, que le mégalithisme absorba énormément nos ancêtres. Il vaut mieux ne pas entrer dans la polémique toujours vive, jusqu'au ridicule, à propos de ces imposantes constructions. On peut se contenter de savoir que le dolmen est une chambre forte recouverte d'un tumulus de pierres soigneusement agencées et que la signification des menhirs est ignorée, malgré de fortes présomptions pour des implications cosmo-telluriques. Il en est de même à propos des si nombreuses pierres à cupules abondamment enrichies de légendes stupéfiantes. Noter leur implantation n'est déjà pas mal, dans l'espoir d'authentifier leur intense extension. L'explication parfaitement convaincante qu'on m'a donnée de leur usage et mode d'emploi n'a rien à voir ici. Oserai-je conclure provisoirement cette revue du néolithique en affirmant qu'il n'est pas terminé puisque, outre que l'on emploie encore volontiers la pierre pour divers usages, l'âge des métaux qui vient ensuite n'est à tout prendre que l'utilisation transformatrice d'une certaine catégorie de minéraux affinés jusqu'à la maîtrise et quelquefois l'absurde ? Fer, or et argent, uranium, beaucoup d'autres encore dans leurs domaines, n'en sont que des étapes. Il n'empêche que le monde en sera changé si considérablement qu'il sera rapidement méconnaissable pour le meilleur et, diront beaucoup, pour le pire. Les Métaux Il ne semble pas que l'intrusion du métal dans l'industrie humaine déclenche immédiatement dans nos régions la révolution technique que l'on imagine. Ces méthodes d'utilisation de minerais par fonte, coulée, forgeage, façonnage, plus tard alliage, sont importées, ce qui explique leur diffusion plutôt lente, surtout lorsque l'importateur est un envahisseur. Ceci dit, on en trouve la trace un peu partout et de plus en plus avec le temps et même en Vallée Verte. Le cuivre Il nous arrive du Sud avec des migrants que l'on ne connaît guère que par leurs gobelets en forme de "campânnes" comme on dit en patois. Outre une bimbeloterie et bijouterie ornementale ou utilitaire, on ne connaît du cuivre que quelques outils, dont un à Cranves-Sales qui semble venir plutôt du Rhin, par la Suisse. Une vague d'immigrés chalcolithiques se manifeste également dans la haute Isère mais ne nous touche guère. Le Bronze Ses qualités mécaniques imposent cet alliage de cuivre et d'étain, du moins en sa version première, l'alliage avec du zinc venant ensuite. Il nous arrive dans le bagage culturel d'une vague invasive venue du nord par Genève, celle des hommes des Champs d'Urnes. On les nomme ainsi parce qu'ils brûlent leurs morts et réunissent les urnes cinéraires dans des sortes de cimetières où on les trouve en nombre. Une autre source descend le Rhône bas-valaisan, venant certainement d'Italie par Aoste. Elle nous atteint par le Haut Chablais. La proximité géographique de cette convergence nous intéresse évidemment davantage que les apports venus de la basse Savoie. On en verra bien d'autres, en effet, de ces bronziers caractérisés soit par leurs sépultures en tumuli, soit à nouveau par leur pratique des champs d'urnes, soit par leur métallurgie propre mais toujours adonnée au bronze. Les objets trouvés de ces périodes successives et quelque peu mélangées se situent dans l'inévitable frange riveraine du Léman entre Genève et Thonon mais aussi à Saint-Jeoire, Cranves, Bons, Etrembières, pour ne citer que les localisations proches de chez nous. Une trouvaille faite à Lullin nous porte à penser qu'on y habitait effectivement ou qu'on y exploitait au moins la forêt. Il faut attendre la période du bronze final qui semble à nouveau nous arriver d'un peu partout par vagues successives de peuplement divers, pour qu'on possède une illustration indiscutable de la présence humaine en Vallée Verte, sous forme d'une hache trouvée puisque perdue à Habère-Lullin. D'où venait ce bûcheron inattentif ? Sûrement pas de très loin car le transport de bois à longue distance devait poser assez de problèmes pour qu'on n'y songe pas encore. Ni la traction animale ni le flottage sur une Menoge éventuellement plus riche en eau que de nos jours n'expliquent le désir de venir chercher au loin du bois dont les environs des villages connus ne devait pas manquer. Il était donc vraisemblablement du coin à moins qu'il ne s'agisse que d'un explorateur quelque peu aventurier qui aurait fini sous la griffe d'un ours ? Une petite chose nous met la puce à l'oreille. Ce bronze d'Habère est, par sa teneur en quelque impureté, peut-être de l'arsenic, réputé d'origine italique. Que des échanges aient lieu depuis longtemps d'un côté à l'autre des grands passages des Alpes est bien connu mais ces courants commerciaux n'intéressent vraiment que les vallées aisément parcourues et qui viennent de quelque part pour mener à un autre endroit d'importance. Ce n'est pas le cas de la Vallée Verte, lieu de passage d'intérêt purement local à cette époque. L'instrument en bronze italique devait donc se trouver entre les mains d'un homme d'en bas, peut-être bien de Fillinges ou de Bons, établi ou au moins séjournant provisoirement en Vallée Verte. Son dieu ait son âme ! On ne peut quitter le bronze sans évoquer son origine lointaine. On sait en effet qu'il nous est parvenu, accompagné des procédés pour l'obtenir et le traiter, du proche ou plus sûrement du moyen Orient, comme l'affirme et nous l'enseigne à sa manière indélébile le mythe contenu dans la biblique légende d'Hiram. Suivant la voie danubienne il aurait atteint les peuples qui nous l'apportèrent dans leurs pérégrinations et immigrations plus ou moins amicales mais qui cependant ne semblent pas avoir provoqué de sérieux conflits, à l'inverse de ce qui va se produire à l'occasion de l'introduction du fer. Le fer Avec le fer, les choses métallurgiques deviennent plus sérieuses en fonction des qualités mécaniques de ce métal qui va avoir une influence énorme sur le destin des hommes. Dans l'avalanche technologique qui est la marque de notre défunt XXe siècle, englués que nous sommes dans la pléthore des techniques multipliées jusqu'à l'absurde, nous avons conservé des expressions comme "par le fer et par le feu", "le fer de lance", "porter le fer", "être dans les fers" et beaucoup d'autres qui toutes font allusion à ce métal à tout faire et souvent à tout défaire. Essentiellement, il est synonyme d'outil, d'arme, d'entrave. C'est dire son importance culturelle trans-historique qui est bien loin de s'amenuiser aujourd'hui malgré de notables concurrences. Le fer, ce métal bien connu qu'il est évidemment superflu de présenter, fond à 535, ce qui nous montre que sa technologie n'est pas hors de portée d'un artisan modérément équipé, capable de faire du feu de charbon de bois et de le ventiler correctement à l'aide de divers soufflets. A titre de comparaison, on voit que si l'étain fond à 232° et le zinc à 419°,6, il faut 1083° pour le cuivre pourtant utilisé en premier. C'est probablement l'ordre de découverte des minerais plus que la facilité d'obtention qui entraîna l'ordre d'apparition des métaux. Le fer apparaît en Europe occidentale aux environs de 850 av.JC. et va arriver chez nous un peu plus tard. Contrairement à ce que ses qualités pourraient laisser supposer le fer n'éliminera le bronze que pour les armes et progressivement les outils. Le fer s'oxyde d'une rouille non-protectrice qui lui refuse toute pérennité. Seuls, le soldat qui entretient continuellement ses armes ou l'artisan et le paysan qui font de même de leurs outils, trouveront dans le fer un allié de choix. La bijouterie utilitaire ou ornementale restera de bronze, voire d'alliages plus complexes à mesure de l'évolution des techniques. L'Age du Fer débute malaisément à l'occasion d'une dépression climatique qui va entraver le développement de l'agriculture et favoriser l'extension de vastes prairies. On le divise en deux périodes astucieusement nommées "premier" et "second âge du fer". En même temps ou parce qu'ils nous apportent ce métal, on assiste à une invasion de peuples venus du nord par la voie devenue classique du Jura et du plateau suisse. Ce sont des gens de Hallstadt nommés ainsi selon une étape de leur itinéraire. Ils arrivent en deux vagues successives, en 800 av.JC. pour la première, un siècle plus tard pour la seconde. Cette invasion en deux temps sera suivie vers 450 d'une nouvelle couche venue de la même source dite civilisation de la Tène parce qu'elle s'implante quelque peu au passage sur les bords du lac de Neuchâtel. Ce ralentissement est l'affaire de quelques siècles mais on ne doit pas s'inquiéter de cette lenteur relative puisque, tout compte fait, ni les uns ni les autres ne repartiront plus désormais. Ces gens sont des envahisseurs celtes, pas seulement des immigrants à progression osmotique. Leur agressivité est démontrée par le fait qu'ils sont des cavaliers, sortes de troupes de choc bardées précisément de fer dont on trouvera au moins une cuirasse à Fillinges et d'autres, dit-on, à Arenthon ainsi que quelques épées qui montrent assez leur spécialisation dans l'art de la guerre. Ils éliminent par le feu les sédentaires qui les gênent dans leur activité d'éleveurs préférentiels aux troupeaux immenses, selon une méthode dont les westerns américains ont fait un de leurs thèmes favoris. Les traces des incendies de villages lacustres et les nombreux dépôts de modestes trésors devant la menace tendraient à le démontrer. On m'a dit, mais est-ce vrai, que la coutume de clouer un fer à cheval sur sa porte serait une réminiscence du temps où ce signe d'appartenance à la tribu montée protégeait effectivement du malheur ? Quoiqu'il en soit leur apparition déclenche un mouvement de retrait des populations précédemment installées, qui vont peupler les vallées plus en amont et constituer peu à peu une catégorie de montagnards irréductibles et méfiants dont bien des caractères subsistent de nos jours consciemment ou non. Cette différenciation de destins entre la montagne considérée comme refuge et la plaine abandonnée comme territoire ouvert aux innovations tant ethniques que techniques, subsiste largement aujourd'hui dans presque toutes nos activités, principalement dans l'implantation d'industries spécifiques et également dans le tourisme publicitaire qui s'en est fortement inspiré. Les envahisseurs sont donc des Celtes, cette ethnie aux origines mal précisée qui vient d'Asie par l'Europe Centrale avant de se répandre en Espagne et en Italie du nord. Il semble qu'ils obéissent à un important mouvement migratoire à la poursuite du soleil couchant ou plus simplement à la recherche de conditions climatiques moins détériorées que chez eux. On les baptisera pertinemment Gaulois lorsqu'ils s'implanteront en Gaule et, plus précisément dans notre région, Allobroges, ce qui veut pratiquement dire "les étrangers qui ne sont pas d'ici". Leur structure tribale explique en partie cette différence de dénomination entre gens de même souche. Ce qu'on en sait, en dehors des considérations générales évoquées ci-dessus, tient dans les nombreux vestiges de leur présence et de leur installation définitive. On a trouvé leurs tombes à Annemasse et Fillinges, à Gaillard ou à Saint-Jeoire, des objets à La Tour, Bonneville, Reignier, Fillinges à nouveau pour une monnaie en particulier. On sait et l'on peut constater qu'ils construisirent un oppidum au petit Salève, tout ceci pour ne citer que les trouvailles les plus proches d'une Vallée Verte où rien ne permet de supposer leur présence ni non plus leur absence puisque, à cette époque, elle est habitée indiscutablement. Il reste en effet que leur installation quelque peu brutale n'élimine pas vraiment la population qui leur fait place, par obligation sans doute ou par fusion progressive. Ces gens d'Habère-Lullin qui portaient des tuniques fermées par des fibules ornées en bronze d'origine italique, étaient sans doute des sédentaires prospères ou des Celtes établis après quelques générations ou encore, tout simplement, un mélange des deux. La population de notre région devient donc, selon tous les signes fournis par l'archéologie et par les textes d'origine romaine qui nous sont parvenus, compte tenu de leur rédaction souvent tardive, de leur formulation plus ou moins fantaisiste et de l'interprétation qu'on en fera au cours de l'Histoire, un amalgame réussi de Néolithiques de souche ou de provenances assez diverses et de Celtes vraisemblablement dominants. Plus haut dans les montagnes, l'implantation celtique est assurément moins lourde mais les relations entre peuples progressivement bien mélangés nous amènent à accepter une assimilation harmonieuse des uns par les autres, sans conflits signalés et probablement acceptée. La Vallée Verte, de par sa position intermédiaire entre la culture montagnarde spécifique et le mode de vie propre aux basses vallées prélémaniques, a du bénéficier des apports équilibrés de l'une et de l'autre sources de civilisation. On peut raisonnablement la tenir pour une région d'implantation celte sur fond néolithique récent. C'est à peu près en cet état que vont la trouver les prochains envahisseurs que seront les Romains, dans la mesure assez longtemps faible où ils s'y intéresseront, jusqu'à l'épisode burgonde qui sera déterminant pour la suite des événements locaux. Un apport d'importance énorme que nous devons aux Celtes est le résultat de leur organisation sociale sous forme de partage du pouvoir entre la classe militaire, qui règne sur le temporel, et la classe sacerdotale, les Druides qui, sous des affectations diverses règnent sur le spirituel, l'intellectuel, le juridique, la médecine et l'omniprésente magie et en général tout ce qui ne concerne pas l'art de combattre. Ils gouvernent en gouvernant les âmes et les intelligences, s'imposent aux rois tant par la satire que par le conseil permanent irréfutable et mènent le monde à leur manière traditionnelle si imposante et efficace qu'elle n'a jamais été écrite et cependant intégralement conservée sous des formes résurgentes aussi vivantes qu'admirables. Je n'en parlerais pas tant si les Druides n'avaient établi chez nous le premier monastère des Voirons, les Evouérons de l'époque, lieu des sources déifiées et berceau de la fameuse vierge-mère noire et nourricière comme l'humus, mythe celte récurrent qui fait encore aujourd'hui la brillante carrière que l'on sait. Les Gallo ou plus exactement Allobrogo-Romains L'Histoire de Rome n'est plus à faire, sa géopolitique non plus. Elles seront pourtant évoquées à titre d'introduction à l'épisode burgonde car celui-ci deviendrait incompréhensible autrement. En ce qui concerne la Vallée Verte elle ne serait pas très imposante dans la mesure où il semble que les Romains ne se sont que peu manifestés chez nous, sinon peut-être pour y passer. Seuls quelques événements singuliers, en dehors de considérations très générales sur la manière de vivre à la romaine, peuvent nous inciter à nous intéresser à cette phase pourtant déterminante de l'évolution de l'Europe occidentale. C'est moins Rome qui nous arrêtera que le monde gallo-romain qui résulte en partie de ce qui va se passer à partir d'un épisode survenu assez près de nos contrées: l'affaire des Helvètes. On aurait pu y assister depuis le sommet des Voirons, avec de bonnes jumelles, si cet accessoire aujourd'hui indispensable aux militaires avait été entre les mains avides et expertes de Jules César. Auparavant et pour bien comprendre, nous devons nous rappeler que les Romains sont, depuis la nuit des temps mythologiques qui vit Rome émerger de dessous les mamelles de la Louve, nos proches voisins bien connus et fréquentés avec plus ou moins de plaisir. Dès que les cols alpestres ont pu être franchis, ils le furent par une quantité de gens allant dans les deux sens, d'un versant à l'autre avec ou sans esprit de retour, à la recherche de quelque profit, commerce, conquête et gloire militaire, avantages en tous genres à commencer par celui de sauver sa peau ou gagner sa vie. Quelques incursions gauloises assez militairement violentes pour effrayer aussi les oies, comme quelques réactions latines pas seulement d'éloquence sénatoriale, ou encore des aventures expéditionnaires autant que carthaginoises, n'ont fait que confirmer que cette fameuse barrière des Alpes et ses précipices affreux, s'est toujours présentée en réalité comme une sorte de passoire que seuls de vrais pusillanimes hésitaient à franchir pour un oui ou pour un non. Ce disant, il me semble décrire ici ce fameux syndrome des cols frontières, forme obsessionnelle de la curiosité de ce qu'il y a de l'autre côté, qui explique largement l'intensité du trafic alpin depuis que le monde est empli de gens qui ont des pieds et s'en servent pour aller voir ailleurs si ils y sont. C'est un peu ce qui est arrivé à Jules César lorsqu'il se trouve, comme par hasard, aux environs de la Genève Allobroge, en 58 av.J.C., pour y régler la circulation. Il apprend en effet que les Helvètes, bousculés par des Germains déjà envahissants, désirent quitter leur territoire pour gagner l'Ouest. On ne voit pas très bien pourquoi César refuse de les voir passer par le Mont-Sion. Il établit donc une ligne de fortification le long de la rive gauche du Rhône et les oblige à s'enfiler dans le défilé de l'Ecluse, où il les massacre suffisamment pour qu'ils renoncent à poursuivre et se réfugient chez les Nantuates où ils sont probablement toujours, à moins qu'ils n'aient regagné subrepticement leurs pénates. L'affaire sent son prétexte à plein nez. Elle sert cependant à fixer les idées à propos des commencements de la guerre des Gaules. D'autres débordements guerriers nous ont, depuis, montré comment un minuscule incident peut servir de point de départ mensonger à des conquêtes si étendues que souvent elles entraînent la déconfiture du conquérant. Puisque César se trouve chez les Allobroges il faut préciser que ceux-ci, bien que soumis depuis 121 av.J.C., avaient réussi en quelques occasions à se distinguer auprès des Romains. Pour être mentionnées en vrac et sans souci de chronologie, elles sont assez significatives pour donner une idée du climat de confiance mitigée ou de défiance dissimulée, comme on voudra, qui a régné, en attente de romanisation effective, entre Rome et l'Allobrogie. Malgré leur très mauvaise humeur à l'approche d'Hannibal, nos Allobroges avaient fini par le laisser passer avec une sorte de fatalisme intéressé que retrouvera intact le frère Hasdrubal. Ce souvenir d'une complicité supposée autant que controversée avait certainement contribué à énerver quelques chefs de guerre au service de Rome, qui ne manquèrent pas de brûler Vienne à plusieurs reprises. Ces ardeurs, au sens propre du mot, n'arrangeaient pas les rapports entre vaincus rancuniers et vainqueurs mal assurés. Par ailleurs et en d'autres temps, la participation un peu téléphonée des Allobroges à la conjuration de Catilina ne leur fait pas que des amis à Rome. Venus en délégation pour je ne sais quelle affaire fiscale, ils se trouvent mêlés à une manœuvre politique nébuleuse autant que tortueuse digne des machiavéliennes combines de nos temps modernes. Encore en d'autres temps, la révolte de Catugnat, créateur des maquis allobroges en pleine pacification à la romaine, est caractéristique des obstacles que peuvent opposer des alpins décidés à des troupes romaines encore assez latines pour nous rappeler quelques épisodes assez proches d'une honteuse invasion manquée. Encore ces Allobroges-là n'étaient-ils que gens des plaines viennoises. Que penser alors des têta d'poble des montagnes encore à demi néolithiques ? Ces épisodes, pour tragiques qu'ils soient souvent comme tous ceux que César voudra bien nous raconter avec son objectivité de propagandiste politique impérialiste, se déroulent assez loin de chez nous pour que nous laissions la guerre des Gaules se poursuivre de victoires en massacres jusqu'à l'établissement de cette fameuse paix gallo-romaine qui ne sera brisée que par d'autres conquérants moins polis mais tout aussi efficaces. Tout en restant assez près de notre vallée, on voit les Romains construire leurs cités prospères et magnifiques un peu partout dans les basses régions lacustres, tracer leurs voies charrières sur les assises des passages ancestraux, y ajouter assez de ponts et pavages pour qu'il en subsiste aujourd'hui de quoi nous fournir en émotions antiques et en inscriptions indéchiffrables, fondent leurs villas rurales pratiquement partout où siège désormais un village au nom évocateur, mais ils ne semblent pas s'intéresser à la Vallée Verte. On n'a ici aucun vestige de leurs implantations si ce n'est justement à propos de passages. Il faudra attendre encore un peu, à l'occasion de l'arrivée programmée des Burgondes, pour qu'une villa gallo-romaine, assez hypothétique toutefois, soit signalée à Burdignin et qu'une étymologie latine démontrée explique le nom de Boëge et peut-être celui de Bogève. Les Allobroges colonisés de nos régions semblent ne plus participer à la vie romaine que par une adhésion sans réticence notable au mode de vie plus ou moins pacifiquement imposé, centrés qu'ils sont par leur agriculture et leur commerce sur une agglomération genevoise largement étendue aux nombreux domaines agricoles périphériques. Toute la région est en effet bourrée d'établissements allobrogo-romains dont il est difficile de ne pas retrouver de nos jours les traces, fondations et aménagements, pour peu qu'on creuse le sol aux bons endroits. Je me souviens avoir planté des rames pour haricots grimpants dans un jardin d'Arenthon, pendant la dernière guerre, et rouspété tout l'après-midi car, de loin en loin, je butais contre les soubassements presque à fleur de terre d'une villa romaine même pas répertoriée. Cette question des voies romaines pourrait intéresser la Vallée Verte, avec tous les conditionnels imaginables, si une idée qui m'intrigue depuis longtemps trouvait confirmation et explication dans la présence de voyageurs romains transitant par nos cols. La rue principale de Boëge, dite maintenant "de la Vallée Verte", s'appelait autrefois "route du port de Tougues". Ce titre a été conservé dans les archives et préside toujours aux documents fournis par la sous-préfecture. J'insiste une fois de plus sur le fait que, suivant les vallées importantes, les voyageurs et le trafic commercial rencontraient des obstacles continuels à cause des inondations saisonnières et autres débordements de torrents non endigués. Toutes les fois qu'ils le pouvaient, les ingénieurs traçaient à flanc de coteau des routes plus sûres, résignés à franchir au besoin des cols faciles comme on l'avait toujours fait auparavant. C'est pourquoi des cheminements qui aujourd'hui ne s'imposent plus guère, ont été conservés de villages à mi-pente à passages élevés, dans une optique tortueuse négligeable pour des gens qui allaient à pied au rythme des chevaux, des mules ou des bœufs et comptaient les distances en pas humains. C'est le cas d'un itinéraire venant de Bonneville par Marcellaz, par l'important bourg de Fillinges puis Sevraz par Boisinge à moins que ce ne soit Mijouet, Saint-André, Boëge, Saxel et la suite jusqu'au port de Tougues où l'on embarquait le fret pour le Léman tout entier. Le nom est resté si le port de Tunnomagus a disparu. Ce qui a subsisté par contre, c'est le pont de la Crosse, à l'étymologie évocatrice de croix, traversée, franchissement, que l'on retrouve dans toutes les langues d'origine latine qui ont tiré de Crux des dérivés divers. Une autre trace des Romains serait, toutes précautions documentaires prises, la transformation du monastère celte des Voirons où officiaient et étudiaient les Druides dont j'ai parlé ci-dessus, en accord avec certains paramètres cosmo-telluriques pas vraiment oubliés, en un temple à je ne sais quelle divinité probablement sourcière, qui ne devait pas résister bien longtemps à la christianisation subtile que l'on sait et dont on connaît bien désormais le résultat vulgarisateur. Cette naturalisation chrétienne d'une source nourricière originellement celte, provisoirement isiaque si l'on veut, est l'acte de naissance de la Vierge Noire qui dort sa continuité rituelle dans sa chapelle de l'église de Boëge. Avant d'y revenir il convient, sans quitter le domaine de la religion, de se débarrasser d'une ânerie officielle obstinément recopiée, qui veut que ce pauvre Jupiter serve de base étymologique à une quantité de Joux, Jovet et autres jovetteries bien propres à satisfaire les cuistres. La joux, en patois ancien, est une forêt comme un jovet est un bosquet. Le Dieu romain des voyageurs était celui des commerçants et des voleurs aussi, de loin le plus représenté le long des routes, Mercure. Ajouterai-je que, non loin de l'abbaye de Tamié, versant Savoie, existe un Mercury qui démontre à la fois que les lieux de prière se superposent presque toujours au cours de l'histoire et que l'on passait par-là pour se rendre "en Necy" en évitant de s'embourber dans les roselaies lacustres ? Encore une rectification à propos des Allobroges qui s'adresse à ce chant martial que d'aucuns voudraient présenter comme emblème de l'aspiration autonomiste qui les travaille. Toutes les fanfares de nos régions le jouent allègrement, sans toujours savoir qu'il a été écrit à la gloire des Volontaires de Savoie, alias soldats de la Légion des Allobroges de 1792 qui combattit principalement à Figueras, aux portes de Barcelone puis en Italie et dont le chirurgien était un Donche de Saint-André. Comme refus de la présence française en Savoie on pourrait trouver mieux que cette manifestation d'alliance républicaine à une France révolutionnaire en gestation. Ces considérations préliminaires exposées en forme d'apéritif varié, il convient de se demander à quelle civilisation avaient à faire les Romains lorsqu'ils se mirent en tête de conquérir, occuper, organiser et modeler à leur exemple un territoire auquel ils n'étaient pas si étrangers que çà puisque, soit dit une fois de plus, les relations étaient intenses entre les deux flancs de l'échine alpine. Autrement dit, qui étaient ces Allobroges et comment vivaient-ils avant que les troupes de César se mettent en marche pour la Gaule, suivant les chemins frayés par les marchands, suivis plus tard par les fonctionnaires et administrateurs, sans omettre les percepteurs. Il est assez difficile de se faire une idée précise de ce qu'étaient les Gaulois pour l'exécrable raison que leur langue ne s'écrivait pas. Leur savoir immense dans les domaines qui les intéressaient, leur culture en général, leur intense spiritualité et plus spécialement leur organisation sociale, ne sont connus qu'à travers des textes latins, œuvres d'observateurs qui, pour objectifs qu'ils soient peut-être, jugent d'un point de vue de visiteurs analogues à nos modernes touristes, avec ce que cela suppose de naïveté, d'inadaptation, de réprobation amusée, d'admiration ignorante, d'aveuglement bébête, sans compter avec les intentions inconscientes ou non, de glorifier Rome et de barbariser sa conquête. Il y a quand-même une quantité impressionnante de documents matériels, une masse de monuments principalement funéraires avec leur iconographie éloquente ou symbolique, une multitude de témoignages techniques sous forme d'outillage ou d'armement et également quelques émergences étymologiques dans les récits ultérieurs. A travers cette documentation qui remplirait, et remplit d'ailleurs plusieurs musées, on peut reconstituer sans trop errer le mode de vie de nos ancêtres et ce que la romanisation leur a apporté, autant que ce qu'ils ont apporté à ce qu'il est convenu d'appeler les Romains, dont on verra qu'ils étaient plutôt un conglomérat de peuples mélangés sous les insignes au moment où ils se présentèrent à nos portes. Ce qui domine et constitue l'assise de la société gauloise et donc allobroge est le druidisme auquel il faut revenir fatalement toutes les fois que l'on parle des Celtes. Les Druides étaient des savants, plutôt des connaissants, d'une telle polyvalence que nous avons du mal à la saisir, gênés que nous sommes par notre spécialisation à outrance, à tel point que nous avons inventé l'épistémologie, qui est la science des relations entre spécialistes qui s'ignoreraient à force de l'être de plus en plus. Leur domaine de compétence s'étendait de la métaphysique à l'agronomie en passant par la philosophie, la religion, la morale, la pratique rituelle, la justice, ses sanctions, les sciences réputées occultes comme la magie ou l'astrologie, le culte populaire, les sciences dites exactes comme l'astronomie et ses applications, les mathématiques dont la géométrie, la médecine et sa pharmacie, la technologie, la sélection et la préparation de leurs futurs disciples et successeurs. J'en oublie probablement en négligeant les relations étroites et les interférences entre ces disciplines et, bien entendu, le détail de chacune d'elles tel que nous les disséquons aujourd'hui. Dans ces conditions on imagine que leur formation devait être une rude carrière intellectuelle, au moyen d'un enseignement exclusivement oral d'une étonnante richesse symbolique intentionnelle, délivré dans des collèges qui préfigurent nos universités et nos facultés, sans parler de nos séminaires ou de nos monastères. Après quoi ils se spécialisaient selon une hiérarchie interne dont nous ne savons que le résultat, à en juger par leur omniprésence dans chacun des aspects de l'existence de leurs ouailles. Que les Romains se soient acharnés à les éliminer, physiquement au besoin, ne doit pas nous étonner si l'on mesure quel obstacle ils opposaient à une assimilation culturelle qu'ils méprisaient. Que cette tentative n'aboutisse qu'à un échec effectif après une apparence de succès superficiel, n'est pas inintéressant dans la mesure où l'on a pu soutenir que le druidisme se poursuivit et se continue désormais sous la forme élaguée et christianisée du monachisme occidental tel que nous l'observons de nos jours. Notre enseignement laïcisé en est également l'héritier vivant, comme probablement l'admiration de commande et le culte du scientifique qui préside à nos destinées mal imaginables. Sous la domination acceptée et certainement vénérée du druidisme, la société celte est bien structurée. A l'autre bout de la hiérarchie sociale se trouvent les esclaves, car les Celtes ont des esclaves raflés en quelque campagne guerrière au fin fond d'une Germanie mal définie. Ce stock est réalimenté par troc de voisinage, achat et prolifération naturelle. Leur situation n'est sans doute pas l'atrocité permanente que l'on a dit, mais elle se résume par le simple constat qu'ils n'ont aucune existence civique, aucun droit, le seul devoir d'obéissance illimitée, aucune importance sociale mais uniquement un aspect utilitaire avec tout ce que cela implique d'impossibilité d'être autrement que sous forme et fonction d'instrument. Beaucoup sont bien traités, certains estimés en raison des tâches appréciées qu'ils remplissent tant dans le domaine intellectuel délégué que dans l'artisanat. D'autres le sont moins bien sans que nul ne s'offusque d'une situation traditionnellement servile, dont on peut d'ailleurs émerger par l'affranchissement. Les affranchis le sont devenus de différentes façons. Soit au mérite, soit par la volonté d'un maître reconnaissant, soit par véritable complicité amicale entre possédants et possédés. Ils sont eux-mêmes hiérarchisés. On peut dire qu'à l'image des fameux égaux, il y a des affranchis plus affranchis que d'autres, jusqu'au seuil de la liberté pure et simple. Les hommes libres sont libres et responsables, sans commentaires mais pas sans obligations légales, fiscales, militaires, à peu prés comme de nos jours et probablement bien davantage. Sur ce schéma se superposent, en quelque sorte, trois catégories sociales particulières. Celle des guerriers, celle des paysans, celle des artisans. Le clivage n'est pas ici de nature sociale mais selon les activités professionnelles. Les guerriers, outre leur utilité incontestable pour une population exposée en permanence à des incursions barbares effectives ou menaçantes, sont particulièrement à l'aise dans une tradition celtique d'héroïsme militaire où les combattants tombés dans les batailles sont promis à une promotion libératrice d'ordre spirituel. Ils en sont d'autant plus redoutables que la mort glorieuse est pour eux l'accession au rang des élus, une véritable sanctification avant la lettre. On les trouve installés en unités retranchées en des forteresses analogues à l'oppidum néolithique, perfectionné par des remparts plus élaborés et plus protecteurs auxquels il ne manque que la maîtrise de la construction en pierres maçonnées pour préfigurer les châteaux forts du futur. L'implantation de ces forteresses est dictée par le tracé des voies de communication ou d'invasion habituelles, l'établissement des frontières, les gués, les défilés, les points d'appui pour la défense, les bases de départ pour l'attaque. De ce point de vue, rien n'a changé au cours des siècles tant que l'avènement de l'artillerie ou plus tard de l'aviation n'ont pas réduit le combat rapproché à un rôle de finition pas toujours nécessaire si l'on peut, comme aujourd'hui, détruire le territoire ennemi sans même s'en approcher. Cette vision celtique du soldat héroïque tranche quelque peu avec la conception romaine d'une armée plus utilitaire et plus technique qui triomphera longtemps sans entamer l'image du Gaulois irréductible, astérixisme primaire aussi humoristique que révélateur. La classe paysanne est considérée tout autrement. Elle est la cible d'un mépris affiché qui tourne au dégoût pour une activité considérée comme vile et sans mérite. Gratter le sol pour fournir de la nourriture à ses semblables est certainement une fatalité, une tâche de vilains comme on dira bientôt faisant allusion aux travailleurs des villas. C'est probablement parce que ce travail est l'exclusivité des esclaves les moins capables d'être utilisés autrement, sortes de bêtes de somme héréditaires sans qualification ni avenir. Une place à part dans cette catégorie est faite aux bûcherons et forestier qui sont considérés comme des artisans plus spécialisés dans le traitement et le travail du bois en aval, que dans son abattage en amont de leur filière. C'est probablement à ces sortes de gens que nous avons à faire en Vallée Verte dont la vocation agricole et forestière est évidente, accompagnés de leurs maîtres et propriétaires, et bien sûr, de tous les artisans indispensables à la bonne marche des affaires paysannes. Les artisans sont répartis en deux catégories assez dissemblables selon leur implantation pour qu'on les examine séparément. Il y a les sédentaires, spécialistes d'une foule de petits métiers attachés à la fourniture de tout le nécessaire à des communautés villageoises en autosuffisance, de la forge au tissage en passant par tout ce que le génie de chacun peut créer dans l'intention de faciliter les tâches quotidiennes et satisfaire aux besoins collectifs. Ils sont le plus souvent esclaves sélectionnés ou affranchis de classe inférieure tout en accédant progressivement au rang de spécialistes appréciés naturellement entraînés vers l'émancipation par la promotion professionnelle. Il y a à l'opposé, les itinérants et ceux qui les fournissent en matériel roulant, charrons et métallurgistes qui vont avec. Ils sont la main d'œuvre vouée à une activité considérable en terre gauloise qui ne fera que se développer sous les Romains. Les Gaulois sont en effet les grands spécialistes des véhicules en tous genres, tellement que le mot "char" est tiré de leur langue ainsi que bien des expressions spécifiques. Ils ont conçu une quantité de moyens de transport adaptés aux marchandises et aux passagers les plus divers, du charroi agricole et industriel à la plus raffinée des voitures individuelles, de la brouette à deux roues dite birota au gros fourgon pour transport de troupes. Ces engins de tous poils, d'autant plus que la traction animale est la règle, vont progressivement convaincre les Romains, gens portés à marcher à pied et à préférer le portage par mules au roulage par chevaux à moitié étranglés par des colliers mal adaptés à leur anatomie, à l'instar des bœufs qu'ils n'ont pas l'idée de relier par le joug frontal. Les routiers gaulois de l'époque devaient se dire aussi :"ils sont fous, ces Romains !" La maîtrise des transports à longue distance n'intéresse probablement pas la Vallée Verte, à la seule notable exception de ceux qui en vivaient sur l'itinéraire que j'ai cité plus haut, ni non plus celle de la navigation fluviale, activité alors exclusivement celte. Cette revue rapide et incomplète de la société Allobroge à l'instant où elle va se fondre peu à peu dans les apports latins venus de Rome dans les impedimenta de l'armée de César, laisse l'impression étrange que l'adaptation des uns aux impératifs des autres n'a pas dû être ni difficile, ni conflictuelle, ni tellement modificatrice des mœurs, ni même si totale que l'on croit. Tout se passe comme si la civilisation originale des Celtes était apte à recevoir l'impulsion romaine, sans trop de remaniements, à la seule et importante nuance que constitue l'élimination du sacerdoce druidique omniscient, encore qu'il ne soit, d'après bien des indices, que mis sous le boisseau. Cette question des religions ne me semble pas d'une importance notable et ceci pour plusieurs raisons dont la principale est que l'épilogue est connue. On sait que depuis longtemps, la Gaule était parcourue par de nombreux explorateurs, véritables voyageurs de commerce, venus de tous les points de l'empire, principalement de la Méditerranée orientale, chargés de denrées exotiques mais aussi témoins de leurs religions propres dont ils imprégnèrent discrètement la curiosité gauloise. Lorsque, venu dans les fourgons romains, le panthéon latin rencontra son confrère celte, ils firent assez naturellement bon ménage moyennant quelques modifications superficielles comme l'appellation des lieux de culte, le nom des divinités ou la manière de s'adresser à elles. Il semble aussi que l'influence fut réciproque et que les deux polythéismes se marièrent sans susceptibilités insurmontables. Le fait que les religions de Rome soient fortement teintées de spiritualité orientale devait aussi influencer des Celtes dont l'origine lointaine est tout de même indo-européenne, comme on dit quand on n'en sait pas davantage. En définitive, et c'est le plus important, l'apparition du christianisme et son expansion à partir des implantations romaines urbaines, devait à moyen terme mais assez rapidement, régler le problème des cohabitations polythéistes en les reléguant à l'état de paganisme, à savoir la religion des pagani et autres paysans retardataires. Dire que ce fut rapide est un euphémisme mais, compte tenu des survivances dont nous observons encore aujourd'hui les vestiges, la suprématie de la religion chrétienne ne fait aucun doute, avec toutefois ce petit bémol qu'elle arrive chez nous sous la forme de l'arianisme, ainsi que nous le verrons à propos des Burgondes. Il est certain que nos ancêtres de la Vallée Verte furent christianisés sous l'afflux des idées rayonnant à partir de l'importante métropole paléochrétienne de Genève. Quant à ce qu'ils en firent, qui peut le savoir tant il est vrai que l'importance d'une religion ne tient pas dans ses stèles, ses temples, ses basiliques et même son rituel fidèlement enjolivé, mais bien dans le poids qu'elle a sur la vie intérieure du croyant et partant sur son comportement et cela, les psychologues eux-mêmes ont bien du mal à le préciser. Reste à évoquer l'aspect que devait offrir la Vallée Verte en ce temps des Allobroges romanisés. On peut supposer que le bas de la vallée était assez rébarbatif avec ses gorges de la Menoge seulement parcourues par le chemin qui, par Haute-Bonne et Mijouet, arrivait à Boëge par Riondy. Cette impression m'est confirmée par un texte genevois du XIXe siècle qui parle encore de l'aspect peu engageant, au sens propre du mot, des rochers du Vouan vus de Fillinges. Comme introduction à une vallée pas encore dite Verte, on fait assurément mieux ! Boëge et la dépression de Saint-André ne devaient être qu'un long marécage plein de roseaux aux alentours duquel on pratiquait l'élevage des bovins, comme nous le suggère l'étymologie citée en fin d'ouvrage. La route de Tougues le traversait en direction du col de Saxel. Peut-être une voie allait-elle, par la rive droite de la Menoge, vers Poche et le col de Cou assez engageant de ce côté. Elle passait auprès de quelques villages de huttes gauloises construites en bois, sur soubassement de pierres pour les plus riches, couvertes de chaume ou plus vraisemblablement de tavaillons taillés sur place, assez évocatrices des chalets d'alpages actuels avec leur sol de terre battue ou dallé de lapiaz. Des gens y vivaient en autarcie relative, enclins à commercer avec ceux des attirantes régions agricoles du bas Chablais ornées de villas gallo-romaines entourées de leurs grands domaines et surtout avec ceux des rives urbanisées du Léman. Cette attirance est encore sensible de nos jours, surtout à Poche d'où l'on se rend volontiers à Thonon pour affaires pas seulement administratives. L'exploitation des forêts était probablement l'industrie exportatrice principale à côté de l'élevage, le bois étant traité et débité sur place pour éviter les difficultés de transport des troncs à l'état brut. La vache et ses produits, principalement le fromage, était la source d'un commerce constant entre la semi-montagne et les riches basses vallées. La population n'était probablement pas nombreuse, faute de ressources locales. Je n'en veux pour preuve que le constat que, quelques siècles plus tard, les moines qui s'installent à Bellevaux pour y trouver les conditions d'une réclusion volontaire, se voient dans l'obligation d'importer de Fribourg une population servile d'un volume égal à celui de plusieurs villages. En somme la Vallée Verte nous présente le caractère ambigu d'une région assez écartée pour offrir un refuge ou du moins une retraite devant l'envahissement des plaines côtières lémaniques mais pas suffisamment pour constituer un réduit sauvage comme ceux des hautes vallées. Nous retrouverons au cours de l'histoire cette double tendance à l'ouverture mesurée et à la réserve prudente, principalement lorsque elle amènera à nos portes les menaces d'incursions militaires ou seulement insidieuses sous leurs formes diverses, occupations soldatesques ou, plus récemment, urbanisation rampante. Les Burgondes L'habitude bien universitaire de ne traiter de rien sans d'abord se référer aux Romains trouve ici, pour ridicule qu'elle soit souvent, une belle justification. Il est en effet impossible de comprendre quoi que ce soit à l'épopée des Burgondes sans en passer d'abord par les Romains qui furent un des moteurs principaux de leur destin. Mais, qui sont-ils ? Ce présent peut surprendre mais on verra plus loin qu'il n'est pas incongru dans la mesure où ces gens-là sont, comme généralement on ne le pense pas, toujours présents dans notre région et en notre temps en même temps que les Allobroges auxquels ils se superposent sans, semble-t-il, conflits majeurs. Mieux, à l'occasion du récit de leur histoire, on pourra se livrer à une revue générale de ce qui est arrivé ici et autrefois car ils sont à eux seuls une sorte de résumé, tant par leur origine que par leur fin historique. La géologie La glaciation de Würm avait recouvert, entre autres immenses contrées dont les Alpes et leur large périphérie, la bonne moitié septentrionale de l'actuelle Allemagne et tout le reste du continent européen. Les glaces se retirèrent lentement par l'effet d'un réchauffement progressif autant que ralenti par quelques retours périodiques et successifs du froid. Elles laissèrent à leur place ce qu'on peut observer de nos jours à courte distance du front de nos glaciers qui n'en sont, à tout prendre, que les derniers témoins. On pouvait voir les énormes moraines, de front, latérales ou dorsales, ainsi qu'une quantité d'alluvions postglaciaires qui constituent de nos jours une bonne partie du relief des régions affectées par le phénomène. Dans les plaines, outre des marécages et une multitude de lacs, des étendues de lœss, dépôt pulvérulent propulsé par des vents violents encore bien froids, répandu partout où l'érosion éolienne le permettait. C'est dire que le paysage était plutôt rébarbatif et le climat austère. La réoccupation humaine Les glaces poursuivant leur retrait, en même temps que les vallées des Préalpes retrouvaient peu à peu leur verdeur encore broussailleuse, le nord du continent se couvrait d'une végétation steppique et d'une faune spécifique dont on trouve de nos jours un exemple approximatif bien qu'évocateur dans des régions comme l'Alaska ou la Laponie, pour ne citer qu'elles. Qui dit faune postglaciaire dit chasseurs itinérants, agissant par campagnes saisonnières de plus en plus prolongées à mesure que le climat s'améliorant on commença à s'établir près des steppes nouvellement giboyeuses. C'est ainsi que certains peuples qui avaient, si l'on peut dire, passé le long hiver glaciaire dans les régions relativement épargnées au sud et au sud-ouest du continent, remontèrent progressivement vers le nord, conservant le mode de vie auquel ils étaient habitués et qui s'éloignait d'eux parallèlement à la limite des glaces fondantes. Ce fut le cas exemplaire du peuple dit du renne ou du caribou, qui suivit le biotope de l'animal jusqu'à ses limites actuelles. D'autres gens restèrent en place s'accommodant, avec profit et sûrement délices, de conditions climatiques de plus en plus agréables. La protohistoire Passèrent les millénaires. Il est bien difficile de se faire une idée des conditions des hommes qui vécurent en des temps si éloignés et si étendus. Les archéologues s'en chargent et diluent peu à peu la nébulosité qui enveloppe nos lointaines origines. N'empêche, on n'en sait guère. Il faut attendre les environs de deux mille avant JC pour entendre parler d'un peuple Germain habitant, comme de juste, la Germania. Ces gens mal connus s'étaient mis en route en direction du sud. Il semble que leur point de départ se situe en Scandinavie méridionale où ils s'étaient installés à la faveur d'une oscillation climatique favorable. Des refroidissements inattendus et provisoires dont les périodes interglaciaires ont la mauvaise habitude, les auraient décidés à émigrer. Ils essaimèrent entre 1 000 et 500 avant JC jusqu'aux plaines de l'Allemagne du nord, entre Rhin et Vistule. Vers 100 avant JC ils apparaissent en terre romaine. On peut dire qu'ils ont mis le temps. Marius et César, ce qui ne s'invente pas, les refoulent. Tranquilles pour un moment, ils attendent l'occasion dont on sait ce qu'elle deviendra sous le terme général d'invasions barbares. Ce résumé extrême ne tient pas compte de bien des détails auxquels il faudra s'intéresser pour tenter de comprendre quelque chose dans cette mouvance dont Rome elle-même ne mesura que trop tard la fatalité. Il vaut mieux commencer par les Celtes. Les Celtes Les Celtes sont un ensemble de peuples une juxtaposition de structures tribales que l'on dit d'origine indo-européenne, ce qui est une manière élégante d'avouer qu'on n'en sait pas grand chose. Ils occupèrent d'abord l'Europe centrale puis s'étendirent progressivement vers l'occident. On les trouve en Gaule puis en Espagne entre le 13e et le 8e siècle avant JC, en Italie au 7e siècle. Ils atteignent même les îles Britanniques. Cependant c'est au nord-est et au centre de la Gaule qu'ils sont, pour nous, implantés, d'où leur nom de Gaulois. Après eux, plus exactement par-dessus eux, vinrent les Romains. Une tribu celte nous intéresse particulièrement, celle des Allobroges, parce qu'elle s'installe dans nos régions dont elle occupe au moins les basses vallées, jusqu'aux rives du Léman. Sa capitale fort excentrique est Vienne. Ces gens-là vont avoir quelques ennuis avec les Romains, ne serait-ce que pour avoir quelque peu favorisé la longue marche d'Hannibal vers les cols alpestres, remis çà avec son frère Hasdrubal et finir passablement massacrés par les irritables légions romaines. J'en ai parlé plus haut et ce rappel suffira à localiser leur importance en forme de soubassement à l'implantation burgonde. La menace barbare Il serait interminable de refaire ici l'Histoire de Rome et de son expansion. On peut se contenter de constater l'état de l'empire romain au moment où ceux qu'on nomme globalement les Barbares commencent à se montrer menaçants aux frontières. A cette époque, les Gaules sont gallo-romaines. L'Espagne ibère est assez complètement romanisée. Une large bande de territoire côtier qui va de l'actuel Maroc à l'Egypte est occupé sur une profondeur importante, variable mais continue. L'Egypte est romaine, tout le proche Orient également, avec une bonne pénétration en direction de la Perse. Toute l'actuelle Turquie et la Syrie le sont aussi sur tout le pourtour de la mer Noire, à l'exception de sa rive nord de part et d'autre de la Crimée. Des bouches du Danube vers l'occident tout est romain, Thrace, Grèce, Macédoine, Balkans, jusqu'à cette Italie du nord qui déborde au-delà des Alpes centrales. Toutes les îles de la Méditerranée sont romaines, bien entendu. Il faut ajouter à ce bel ensemble la moitié méridionale des îles Britanniques et, bien sûr, l'Italie elle-même. Pour se limiter aux seuls territoires européens, on constate que la frontière septentrionale de ces immenses possessions commence à l'embouchure du Rhin, se poursuit tout au long du tracé de ce fleuve, se continue par celui du Danube jusqu'à sa sortie dans la mer Noire. De l'autre côté de ces fossés naturels, s'étend le monde barbare, certes, mais pas ignoré pour autant. On a seulement renoncé à la conquête de la Germanie, plus précisément de sa partie intérieure. Ce fossé est considérablement renforcé par une ligne plus ou moins continue de fortifications, une sorte de mur bien nommé "limes". A l'image très anticipée d'un certain Maginot, les Romains montrent ainsi leurs sentiments à l'encontre de leurs voisins d'outre frontières. Mais qui sont ces gens? En partant de la mer Noire et en utilisant les termes géographiques actuels on trouve, de droite à gauche, une première ligne constituée de :
Ce premier rang des futurs et constants assaillants de l'empire romain sont pressés contre la frontière par une masse de peuples assez agressifs et qui piétinent en attendant de passer par-dessus tout pour se lancer dans l'inconnu profitable. Ce sont, toujours en partant de la mer Noire :
Tout ce beau monde est, ensemble et indifféremment, fortement remué par la pression des Slaves, de redoutables inconnus venus du nord-est. Tout ce remue-ménage n'est ni permanent ni organisé. Il n'en reste pas moins qu'on constate une ébullition constante fortement favorisée par la structure tribale à base familiale, au sens large, de ces populations qui ne cessent de se faire la guerre selon les impératifs de leur culture qui exige le combat, la promotion sociale et politique par le seul moyen des armes, le maintien de la hiérarchie ainsi constituée et l'inévitable religion qui promet les délices d'une vie posthume enviable aux guerriers tombés sous les armes. Les conditions économiques souvent précaires pèsent lourd, qui incitent ces peuples à émigrer vers cet eldorado avant la lettre qu'ils imaginent à l'occident, à la poursuite du soleil. On peut imaginer l'inquiétude de Rome devant cette déferlante encore bien contenue mais qui ne demande qu'à enfler et se répandre, si l'on en juge par les incursions régulières et obstinées auxquelles les légions ont assez souvent l'occasion de s'opposer. Que sont au juste ces forces militaires que les Romains vont devoir bientôt opposer à celles des divers et successifs Barbares ? Les moyens de défense Il est évident que, étant donné l'impressionnante expansion de l'empire, les Romains sont incapables de faire face partout, à l'incessante demande de maintien de l'ordre, comme des tentatives de pénétrations des peuples limitrophes. Ils doivent utiliser l'appoint de supplétifs recrutés sur place ou, de plus en plus souvent, celui de mercenaires venus des régions frontalières à peine conquises, plus ou moins soumises ou franchement hostiles à l'occasion. L'armée romaine ressemble de plus en plus à un ramassis de barbares enrôlés, dont la fidélité n'est pas toujours exemplaire et qui, même lorsque l'on peut compter sur eux, ne sont pas très enclins à combattre leurs frères de race ou d'autres tribus dont ils ne connaissent que trop la brutalité ancestrale et institutionnelle. Ce handicap est accentué par l'ambition de chefs de ces régiments bigarrés, sortis du rang, devenus officiers, qui briguent des postes de plus en plus élevés dans la hiérarchie. On en trouve jusqu'à Rome dans les sphères du pouvoir. En gens pratiques, les Romains vont utiliser des peuplades barbares dans le rôle de bouchons aux lieux de passage forcés par les nouveaux arrivants. C'est une tactique pragmatique périlleuse mais qui va réussir, au moins un certain temps. C'est ainsi que les Burgondes poussés en avant comme on l'a vu, se présentent à la trouée de Belfort, ou franchissent le Rhin dans sa partie moyenne vers Trèves. Les Romains les accueillent comme obturateurs installés avec mission de contenir les Alamans. La compénétration Pour revenir à des notions plus générales il faut insister sur le fait que cette attitude n'est ni une nouveauté ni une étrangeté dans le monde romain. De tous temps on a commercé avec les Barbares de marchandises de toutes sortes y compris des esclaves. On a recruté comme on l'a vu. On a accordé à beaucoup d'entre eux le droit d'installation sur les terres romaines afin de les exploiter et de les mettre en valeur. Certains, après bons et loyaux services, sont autorisés à titre de retraite, à s'installer en territoire gallo-romain. Il en serait ainsi, dit-on, d'un certain Burdinius au nom romanisé, en lequel certains ont pu reconnaître Burdignin. Cette pénétration mutuelle de deux mondes différents n'est pas extraordinaire, mais en agissant ainsi, Rome s'expose à une dangereuse bien que systématique innovation. A force de vouloir accueillir au lieu de refouler, assimiler au lieu de contenir, on installe le loup dans la bergerie. Le manque de main-d'œuvre rurale incite même Rome à installer des peuples entiers sous l'appellation de fédérés, à consentir des traités avec eux, à leur laisser poursuivre leur culture, observer leurs coutumes, respecter leur droit, rendre leur justice, consolider leur organisation politique. Solution de facilité, exploitation, tolérance forcée ou acceptée, tout incline Rome vers une coloration barbare de plus en plus accentuée par les fissures internes d'un empire en plein gigantisme décadent, hypertrophie bientôt pathologique. Quoi qu'il en soit, que ces installations osmotiques ou ces inclusions précipitent les invasions barbares ou non, les futurs adversaires sont en symbiose. Ils seront bientôt en phagocytose. Cet empire qu'envahissent progressivement les Barbares est déjà, par beaucoup d'aspects, romano-barbare. Dans cette optique on observe que, alors même que les Burgondes sont littéralement invités à s'installer là où ils ont une évidente tendance à s'imposer tout seuls, leur mission de s'opposer aux Alamans semble un peu superflue. En tous cas elle vient bien tard. Il y a belle lurette que les Alamans en question ont pénétré nos régions. Tout un groupe de patronymes comme Allemand, Allamand, Dallemagne, ou de toponymes comme Allemogne, les Alamans, sont autant de signes de leur implantation et de sa permanence. Toutefois ces incursions ne présentent pas le caractère systématique et massif d'une invasion délibérée. Comme les Burgondes et les Alamans ne peuvent pas se sentir, l'installation des uns pour arrêter les autres semble, si j'ose dire, de bonne guerre. Leurs ennemis d'hier, les Romains qui n'ont pas hésité à anéantir leur royaume d'outre Rhin, au 6e siècle avant JC, sous les coups des Huns mercenaires d'Aétius, se trouvent bien aise de les intégrer à leur service, cent ans plus tard, en les installant en Sapaudia, dans ce qu'on pourrait appeler, sans trop sourire, la région Rhône-Alpes, en y ajoutant toutefois la Franche-Comté et la partie occidentale du plateau suisse. Cette inconstance ne réussira pas à Aetius qui, après une belle carrière militaire, mourra assassiné par ordre d'un certain Valentinien, empereur bien oublié. Introduction à l'introduction des Burgondes Restent les Burgondes. Leur long voyage commencé en Norvège à Bergen, étymologie oblige, se termine ici. Pour y parvenir ils auront traversé successivement la Scanie, qui est une péninsule au sud de la Suède, la région de Poznan, la Poméranie, la Souabe, la vallée du Main, sans compter une station assez prolongée dans l'île de Bornholm, dans la Baltique. C'est dire s'ils ont bien mérité d'aboutir quelque part et s'ils acceptent avec joie l'opportunité de s'installer enfin, après une tentative avortée de le faire en Rhénanie. Leur développement sera spectaculaire, surtout si l'on se réfère aux vicissitudes compliquées d'une époque bien troublée. Tant que se prolonge l'agonie de l'empire romain, les Burgondes vont se consacrer à leur mission de barrage contre les Alamans, avec une allégresse que favorise leur organisation sociale bien germanique. On peut dire qu'ils sont guerriers, agriculteurs, éleveurs, artisans, avec une forte majorations sur le côté bagarreur et pourquoi pas, joyeux compagnons. Ce qu'il faut, en somme, pour faire de bons fondateurs d'une patrie prospère qui ne demande qu'à le devenir davantage. Malgré leur côté un peu fruste et leur allure peu distinguée, ils s'imposent sans peine à une population allobrogo-romaine pas tellement raffinée, si ce n'est une frange un peu snobe de l'aristocratie et de l'intelligentsia romaine. On prétend qu'ils ne se lavent jamais, affreuse supposition chez les riches Romains qui passent aux bains une bonne partie de leur distingué farniente. Ils puent horriblement, ne serait-ce par l'habitude qu'ils ont d'enduire leurs longs cheveux de beurre fondu ou de graisse animale qui rancissent rapidement. Ils sont grands, costauds, habiles aux armes et enclins aux beuveries, ce qui en impose rapidement aux populations rurales qui leur font une place bientôt dominante. Le nom de famille Déshuzinge, et ses variations orthographiques, signifie, en Burgonde : " le guerrier volumineux et prospère ". Ils ont de belles et grandes femmes généralement d'un blond bien scandinave, qui gèrent efficacement la famille et les biens, excitent les hommes au combat et élèvent de beaux enfants dans le respect et l'admiration des vertus guerrières. Les rapports entre Romains et Burgondes ne datent pas d'hier. Ces derniers ont jeté un œil intéressé vers ce monde latin qui décline lentement à leur côté. Leur bref séjour en Rhénanie en a été l'occasion. Ils s'imprègnent d'un peu de droit romain. A l'image des Goths et autres barbares ils adoptent le christianisme sous sa forme pas encore hérétique, l'arianisme. Pour faire court en ce domaine considérablement confus, l'arianisme, proposé par un théologien alexandrin nommé Arius, peut se définir comme une interprétation du christianisme basée sur la négation de l'unité et de l'identité de substance entre le Fils et le Père, la non reconnaissance partielle de la nature divine de Jésus-Christ et conséquemment le refus du dogme de la Trinité. Pas évident mais discutable, comme on verra. La chose rencontre un beau succès chez les barbares qui adhéreront volontiers à la notion d'un dieu tout puissant, sorte de super-héro créateur assez conforme à leurs convictions mais qui s'étonnent de voir un homme-dieu, de chair et de sang, consubstantiel, partie d'une unité trinitaire comme d'une trinité unitaire et autres bizarreries. Ils ne seront pas les seuls à s'étonner et la querelle, bien qu'éteinte à coups de conciles, renaîtra de temps à autres pour ne pas dire qu'elle reste d'actualité. D' un point de vue interne les Burgondes évoluent d'une organisation tribale, donc séparée jusqu'à l'hostilité permanente des populations voisines, vers une coagulation unificatrice sur une double base religieuse et militaire. Ils s'érigent en monarchie, exhument ou construisent une mythologie qui servira partiellement d'aliment à la légende des Niebelungen. L'un de leurs ancêtres mythique se nomme Godemar, ce qui fait penser au Valgaudemar. On peut donc comprendre que ce peuples relativement pacifique envers Rome et assez bien organisé pour satisfaire la manie administrative romaine soit accepté avec sympathie et tolérance dans l'Empire. C'est pourquoi un traité dit "foedus", d'où "fédéré", est signé en 413. Il est rompu après l'affaire d'Aetius et le massacre des guerriers burgondes par ses mercenaires Huns, mais la paix revenue peut-être faute de combattants, la clef de la Sapaudia est donnée aux vaincus. Les indigènes allobrogo-romains sont officiellement envahis. Aetius pourra s'occuper des autres Germains, des Alamans, des Francs et d'un certain Attila qui, là-bas, montre le bout de son nez. Quel territoire ? La Sapaudia est consentie aux Burgondes mais de quoi s'agit-il ? Le "pays des sapins" ou du moins des résineux, peut-être perçu comme une vaste région qui englobe aussi bien la Franche-Comté que la Savoie, jusqu'à ses vallées les plus méridionales. Pour en savoir plus il faudrait donc se référer à ce qu'on entendait par Sapaudia à l'époque. L'ennui c'est qu'on n'en sait rien. Des quelques études de textes rares et imprécis, on peut osciller entre deux thèses. Pour la première, la Sapaudia se réduirait à l'ensemble formé par le canton de Genève, un petit morceau de Bugey, peut-être le seul pays de Gex, les marges lémaniques de la Savoie du nord. C'est peu et sûrement trop restrictif. Pour la seconde, la Sapaudia englobe tous les passages alpins entre le Léman et la Méditerranée. C'est trop considérable. Elle s'étendrait vers l'ouest jusqu'aux bords du Rhône, ce qui semble également excessif et vers l'est jusqu'au lac de Neuchâtel, ce qui est plus vraisemblable. Je pencherai pour une hypothèse née du bon sens et de la toponymie. Il ne faut pas oublier, en effet, que la mission des Burgondes est avant tout, du point de vue romain, la défense et obturation des passages convoités par les barbares redoutés dont ils se sont, ipso facto, désolidarisés. Le principal, et presque unique passage à surveiller n'est pas la trouée de Belfort mais, plus exactement le passage du Rhin aux environs de Bâle. A partir de cet endroit, les deux itinéraires commodes vers la Gaule romaine sont le large couloir d'Altkirch d'une part, le plateau suisse d'autre part. Il faut donc bétonner la Franche Comté, la Suisse jurassienne et ledit plateau. C'est précisément dans ces régions que la toponymie d'origine burgonde est la plus dense et la plus caractérisée, avec, bien entendu, les zones de l'intérieur dont la Savoie, puis, plus tard le penchant occidental vers Lyon et la vallée du Rhône. C'est là que sont les Burgondes. C'est de là qu'ils partiront pour s'étendre spectaculairement ce qui, pour l'instant, est encore à venir. La Sapaudia burgonde serait donc, toutes réflexions faites, un territoire délimité comme suit:
Il faut ajouter à cette approximation qu'elle en est une, parce que les frontières sont, à cette époque, fort imprécises, faute de douaniers et de topographes, faute de population à diviser dans des régions où sa densité est très faible, nulle ou presque dans les montagnes et concentrée seulement dans les vallées les moins élevées. Le personnel et le renouveau burgonde On estime à 50 000, tout compris, le nombre des Burgondes qui s'installent, à 10 000 celui des combattants opérationnels. Tous n'ont pas immigré. Certains restent en Rhénanie. Ceux qui arrivent ne se présentent pas en conquérants. Ils ne pillent, ne violent ni n'incendient. Leur attitude bien modérée par comparaison à celle de leurs homologues barbares les font apparaître comme de braves gens à peine étranges. En plus de leur odeur, leur gastronomie forte en ail et oignons s'ajoute au reste pour faire rigoler certains imbéciles autochtones qui vont rapidement déchanter. Outre leur mission d'obturateurs du trou de Bâle, ils s'installent comme gardiens du grand et du petit Saint-Bernard. Ils participent à la célèbre bataille des Champs Catalauniques où par gratitude sans doute, et avec joie sûrement, ils aident Aetius à étriper les Huns. Ceux des Burgondes rhénans qui servaient sous les Huns profitent de l'occasion pour rejoindre leurs frères en Savoie. Cet apport n'est pas du luxe car ce combat a saigné, au vrai sens du mot, les effectifs burgondes au point de mettre en péril le pays comme ses institutions et provoquer l'invention des allocations familiales aux veuves de guerre. Pendant ce temps Rome agonise dans le ridicule parfois, dans la tragédie souvent. Le dernier des empereurs fantoches est déposé par Odoacre, un barbare germain. Pas fous, les Burgondes profitent au mieux de leur situation privilégiée. Il faut en effet noter que la situation géographique qui est la leur, leur acharnement à maintenir imperméables les verrous bâlois et jurassiens ainsi que les grands cols, leur permettent de regarder passer de haut les grandes invasions que l'on sait, qui vont ravager l'Europe occidentale, du nord-est à l'Espagne, jusqu'en Afrique du nord, sans parler du monde romain méditerranéen oriental et bien sûr, de l'Italie elle-même, complètement. C'est par l'absurde que les Burgondes sont déliés de leurs obligations envers une Rome qui n'existe plus. La romanité, cependant, est toujours là et en Burgondie, l'absorption de la culture romaine par les barbares est un constat. Tout y participe, l'habillement, le mode de vie, l'habitat, la loi, les coutumes, l'accession aux charges et aux honneurs, l'ascension dans la hiérarchie, la religion et, dans une certaine mesure, le langage et sa forme appliquée, la toponymie. Cependant, une constante importante de cette évolution des Burgondes vers la romanité est qu'elle apparaît comme une latinisation relative. On observe une adoption sélective des aspects bénéfiques, sans que soient abandonnés pour autant les caractères spécifiques fondamentaux qui font des anciens barbares, non pas des forains mal latinisés mais au contraire, des Burgondes affinés, consolidés, culturellement conservateurs plus qu'imitateurs stupides. Cette remarque ressort particulièrement des considérations linguistiques qui permettent de suivre le maintient de la langue originelle, dans le peuple en tous cas, malgré que les administrateurs et les clercs latinisent en chœur pour faire joli semble-t-il. Pendant ces temps bousculés où Rome laisse place à une nouvelle Europe à dimensions et couleurs barbares, les Burgondes croissent et multiplient, créent une industrie, s'enrichissent, légifèrent, constituent une armée puissante que l'on verra sur tous les champs de bataille où ils trouvent à s'employer à leur bénéfice, tirent parti des rivalités, étendent leur domination et étirent notablement leurs frontières. En fin de compte les limites indiquées plus haut sont devenues :
Sur le plan militaire, grâce et au cours de ces conquêtes, on peut les voir partout, en Bresse, dans les Dombes, dans le Lyonnais, en Dauphiné, en Diois, en Provence, dans le massif Central où sans violence excessive, ils se frottent aux Wisigoths, en Espagne contre les Suèves et même au nord du Portugal dans une campagne burgondo-wisigothique assez étonnante tout de même. On les rencontre aussi en Italie où ils se mêlent à la querelle entre Odoacre et l'ostrogoth Théodoric et s'emparent de 6 000 captifs qui vont amplifier la liste de mariage pour l'union de la charmante Amalberge à ce Sigismond dont on fera un saint, si c'est bien de lui dont il est question dans cet arrangement matrimonial diplomatique. Sur le plan religieux, après la condamnation de l'arianisme par les lois de Constantin et le fameux concile de Nicée consolidé par celui de Constantinople, les Burgondes abritent une solide base du christianisme officiel dans leurs évêchés de Genève, de Grenoble, de Tarentaise, ce dernier d'une importance considérable à l'époque. Par contre, et pour ainsi dire par malheur puisque l'arianisme ancestral subsiste et se porte bien il va, cause ou prétexte, déclencher une querelle dévastatrice. A l'intérieur ils se perfectionnent dans l'élevage, l'exploitation forestière florissante, celle d'excellents vignobles, la construction de routes aux grands passages alpins, l'amélioration ou l'entretient des voies romaines. De tout cela nous sommes redevables et tout subsiste, y compris le Bourgogne et les vins de Savoie. Ils ont bien quelques ennuis du côté des barbares envahissants qui continuent à frapper aux portes des entrées interdites. Les inévitables Alamans sont en Alsace et occupent Belfort. Ils envoient des commandos qui parviennent à Yverdon d'où ils sont repoussés jusqu'aux limites actuelles de la langue romane. On s'en occupe aussi avec le même succès dans la haute Saône. Les rois burgondes d'alors répondent aux doux noms de Gundioch, Chilpéric ou Hilpéric, puis Gondebaud, le plus connu, dont le nom orthographié parfois Gondevaux serait peut-être à l'origine d'une famille qui se reconnaîtra. Ces royautés sont bizarrement et statutairement bicéphales. L'un des deux rois s'occupe plus spécialement du royaume originel, l'autre des terres conquises. Cette association sera bientôt une cause de conflit prévisible. Gondevaux fera disparaître, on ne sait comment bien qu'on l'imagine, les prétendants Hilpéric II et Godomar. Il se heurte à Godégisèle, un genevois catholique qui n'aime pas les ariens. Sur ces entrefaites apparaît Clovis qu'on ne présente plus. L'apogée avant la chute Clovis, roi des Francs comme on sait, a épousé Clotilde et embrassé son culte, comme disent les rigolos, qui est la fille de cet Hilpéric Il, comme on ne sait pas toujours, assassiné comme nous savons. A l'appel de Godegisèle, le catho genevois, Clovis entre en campagne pour des raisons que l'Eglise voudrait religieuses mais qui semblent bien plutôt familiales. Qu'un catholique tout neuf n'aime pas les ariens peut se comprendre. Qu'une mémorable victoire sur les Alamans et un raid victorieux sur Bordeaux fasse qu'il n'aime pas le Bourgogne, aussi. Quoiqu'il en soit on se rencontre à Dijon. Les deux Burgondes marchent ensemble. Clovis attaque. Godegisèle trahit son frère sur le terrain, comme entendu avec son ami franc qui ne l'est guère en cette circonstance. L'armée de Gondebaud est écrasée. Pas très catholique tout à! Gondebaud s'appuie alors sur les Wisigoths qui se méfient de Clovis. Avec leur aide il reprend les cités perdues, tue, à Vienne, Godegisèle qui ne l'a pas volé. Il incendie Genève. Fin du premier acte. Gondebaud ne survivra pas à la paix provisoire. Clovis non plus. Leurs successeurs, Clodomir, Childebert et Clotaire du côté des Francs, Sigismond pour les Burgondes, reprennent les hostilités à base de trahisons mutuelles autant que familiales, quelques assassinats et autres exécutions, sans compter avec le rôle discutable de la fameuse Clothilde. Le sud-est est envahi. Sigismond finira noyé dans un puits en compagnie de sa femme et de ses enfants. Son frère, un autre Godomar, repousse une première fois les Francs à Grenoble et, en passant, tue Clodomir. Un peu plus tard il écrase les Francs en deux autres lieux mal définis. Il finira ses jours, mystérieusement, deux ans plus tard, au cours de la prochaine attaque qui voit les Francs triompher cette fois définitivement de la Burgondie. Exit le royaume Burgonde en 534 et l'arianisme avec lui. Une tentative de reconstitution plus diplomatique que raisonnée viendra un peu plus tard, terminer dans l'inconstant l'histoire du royaume Burgonde dont le souvenir s'éloigne dans le passé générant d'autant plus de nostalgie qu'il est pour beaucoup dans la constitution de l'état d'esprit des gens de la Savoie et de leur sentiment inné d'indépendance. Il va de soi que comme presque toujours, les princes font l'Histoire, les clercs s'en servent, les scribes la rédigent, les peuples la subissent. Elle leur passe par-dessus la tête. Tout reste en place des populations comme des terres. Les institutions changent, l'administration aussi, les étiquettes et les esprits évoluent ni plus ni moins, l'armée s'adapte et change de chefs, à peine, les compétences demeurent. La Burgondie aussi sous d'autres images. L'héritage Que nous reste-t-il des Burgondes ? Je serais tenté de dire, presque tout. La population celte d'origine a été imprégnée de latinité en devenant gallo-romaine. Elle a été recouverte par les Burgondes au point de se fondre dans une romanité à consonance barbare, à tel point que l'on peut concevoir le résultat comme une barbarisation des gallo-romains avec ce que cela suppose de renouvellement génétique, intellectuel et donc culturel. Revivifiée, la romanité décadente ou plus exactement défaillante, a trouvé chez les barbares un regain de vigueur et une identification profitable. Quoi qu'il en soit les Burgondes sont toujours là dans nos chromosomes et toutes proportions gardées, dans notre culture nord-alpine. Certes, les peuples du Jura et encore davantage ceux des Alpes, ont été passablement enrichis ou détériorés, selon l'opinion qu'on en a, par un apport continu d'usagers des plus divers, parfois des plus étranges, le long des passages menant aux grands cols. Les guerres, leurs occupations plus ou moins brutales, séductrices quelquefois, enrichissantes de temps à autre, ont brassé les éléments ethniques fondamentaux là où ils étaient les plus exposés aux rencontres et aux mélanges génétiques désirés ou non. A l'opposé, l'existence de nombreuses vallées secondaires, à la fois refuges et sources de réalimentation des plaines exposées, comme celle de massifs fermés, protégés et défendus, a autorisé une survie des populations anciennes arrivées intactes aux époques d'ouverture et d'aspiration ethnique que nous connaissons aujourd'hui. C'est évidemment dans ces mondes d'en haut que l'on retrouvera les mieux conservés des Burgondes, de leur héritage et de leurs richesses, à commencer par leur toponymie ou leur patronymie. Se plonger dans l'une ou l'autre de ces sciences cryptiques, c'est courir le risque de noyade imminente. Les spécialistes y sont pourtant à l'aise, qui passent leur temps à se déchirer les uns les autres, à tel point qu'on a parfois l'impression que l'exercice de leur art se réduit à démolir les œuvres de leurs prédécesseurs en attendant d'être eux-mêmes la proie de leurs successeurs. Il en est ainsi de beaucoup de disciplines conjecturales mais ici, ils font fort. Malgré cette restriction préliminaire on peut considérer, en résumant beaucoup, que deux thèses principales s'affrontent. La première, légèrement et chronologiquement dépassée, voit les Burgondes partout, y compris où ils ne sont vraiment plus. La seconde ne voudrait les voir nulle part, tout étant décidément romain, c'est-à-dire latin. Qu'il y ait là-dedans plus de sentiment que de raison est évident. Les barbares sont certainement germains, ce qui indispose pas mal de gens férus de suprématie latino-atlantique. La défense du latin est un brevet de classicisme d'autant plus précieux qu'il tend à disparaître. Je me permets de proposer une troisième voie qui me semble plus gratifiante et plus fertile, malgré son aspect un peu trop consensuel pour être honnête. Je crois que ce qu'il y a de latin dans le burgonde ou de burgonde dans le latin résulte d'un mélange plus ou moins intentionnel qui brouille les cartes, obscurcit les observations et déroute les chercheurs. Les Burgondes ont srement adapté leur langage au latin ambiant, qui devait être un curieux sabir latino-allobroge, soit par envie de parler moderne, soit par nécessité administrative, soit pour obéir à l'Eglise, soit simplement pour faire joli. Ce n'est pas une raison pour qu'ils aient abandonné pour autant leur burgonde familial, se contentant de le latiniser comme de nos jours on anglicise bêtement notre langue au risque de faire rigoler les vrais anglo-saxons et exploser les francophones résolus. On ne m'enlèvera pas de l'idée que le scribe qui écrivait Fillingiacum au lieu de Fillingen l'a fait exprès, sinon pour emmerder les toponymistes actuels, du moins pour se montrer délicieusement civilisé. Pour m'en tenir à la seule Savoie, laissant à d'autres l'étude de la toponymie burgonde franc-comtoise comme la romande et la bourguignonne, je constate qu'il y a deux manières d'aborder un mot discuté. La première se fixe sur sa désinence. La seconde tient compte de son radical. Comme toujours c'est la troisième qui a raison, en considérant l'ensemble mais tenant compte quand-même que c'est généralement la désinence qui encaisse le choc d'une latinisation abusive ou désirée. En tête, se présentent les noms de lieux en -inge. On trouve :
Viennent ensuite les noms en - ens, souvent en -eins, parfois déformés par l'écriture:
Cette avalanche de réminiscences prouve au moins une chose, c'est que les Burgondes étaient là et sont toujours bien là, parce qu'ils ont entretenu par leur toponymie, la continuité d'une implantation qu'ils n'avaient aucune raison de modifier sans raison, l'évolution de la langue de génération en génération faisant le reste. Il n'y a pas, toutefois, que les noms de lieux qui sonnent burgonde mais encore ceux des mots courants qui sont réellement signifiants en burgonde :
Conclusion Il n'est pas facile de conclure en pareille matière sinon pour affirmer une fois de plus que les Burgondes sont toujours en nous génétiquement parlant. Les mariages endogènes ont évidemment conforté cette appartenance, de même que les unions exogènes l'ont diversifiée mais, compte tenu de ces altérations inévitables, tout nous confirme dans cette opinion. C'est pourquoi, afin de guider les chercheurs, j'affirme qu'il est indispensable de s'adresser à la source savoyarde et franc-comtoise pour trouver les Burgondes, avec un petit crochet vers la Suisse romande et aussi en tenant compte de l'extension burgonde vers la Loire, la Haute-Saône ou jusqu'aux environs d'Orléans et toute l'étendue de la Bourgogne. Si "les gaulois sont dans la plaine" les Burgondes sont dans nos montagnes ou pas loin. Notes J'ai amplement consulté quelques ouvrages, clés de cette étude:
D'autre part, en cours de recherche, hors sujet, j'ai rencontré : "Boëge, hameau de la commune de La Ravoire. A sans doute la même origine que Boëge (Haute Savoie), latin Buegium, territorium de Bueygio... apud Buegium... peut-être une variante de Bovegium, la lettre V entre deux voyelles dont l'une est un U ou un 0 disparaît fréquemment." J'ajoute que Bovegium est une étable, un parc à bœufs et que le tréma indique toujours la perte d'une voyelle. Ces premiers habitants du coin parlaient un latin rural qui semble bien correspondre à ce que l'on sait de la latinisation de la langue des Celtes et des Burgondes. Nous en avons peut-çtre un autre exemple dans le lieu-dit "la Boëge", un substantif cette fois, situé du côté de Contamine sur Arve. Sans vouloir extrapoler outre mesure je me demande aussi si ce Bovegium n'a pas donné, par inversion, Bogève. A Bovegium, Juin 2000 revu et corrigé en 2001 *** |