Voyage dans les Alpes | |
01 - Nous sommes montés à Bellevue par un chemin forestier désagréable et sombre. Nous avons traversé le plateau bosselé en direction du col de Voza. Nous allons descendre vers le village de Bionnassay, pittoresque mais situé pratiquement sur la route goudronnée qui vient de Saint-Gervais. Tant pis pour les puristes ! 02 - Georges en méditation devant la face Nord de l'aiguille de Bionnassay. 03 - En descendant par ce vieux sentier par lequel ont passé depuis le néolithique une litanie de commerçants et autres visiteurs, nous sommes en vue des crêtes du Mont Joly à droite. La haute muraille des Dômes de Miage nous domine de l'autre côté de ses langues de glace et ses névés suspendus. Plus nous avançons vers le fond de la vallée, de plus en plus boisée de hauts sapins sombres, plus la route est monotone. La vieille église baroque et son chemin de croix antique marquent la base d'une rude montée empierrée depuis le temps des convois romains. Jadis Mercure régnait ici. On a édifié une chapelle et installé une vierge, mais il est resté. On entend sa voix dans le torrent sous le pont de bois Le chemin de dalles défoncées monte droit vers un vieux pont voûté que l'on dit romain lui aussi. Deux ornières parallèles creusées dans la roche par les chars transalpins freinant de tous leurs patins depuis plus de deux millénaires, nous amènent à Nant-Borrant puis vers la Balme, où nous attend un vaste chalet centenaire qui sent bon la vache et sert d'auberge rustique. 04 - Le jour est arrivé du véritable départ. Nous quittons la Yaute, qui est notre patrie, pour l'aventure. Au col du Bonhomme je me retourne pour saluer les montagnes du Haut-Faucigny noyées dans une aube brumeuse de bon augure. 05 - 06 - Deux images du col du Bonhomme vu de son côté Beaufortain. 07 - Je pose en vedette entre les blocs d'un éboulement qui marque la sortie sur la pelouse à marmottes du col de la Croix du Bonhomme. Jusque là nous avons marché continuellement à l'ombre des grandes montagnes qui bordent à l'Est notre itinéraire. Nous allons déboucher en plein soleil qui sort de derrière les aiguilles italiennes qui bordent la vallée des Glaciers. 08 - 09 - Ce col de la Croix est l'accès à un vaste passage, le Cormet de Roselend, qui permet d'aller de Bourg-Saint-Maurice en Tarentaise à Beaufort en Savoie. Ce n'est que par la divergence du Bonhomme, que nous venons de parcourir, que l'on gagne la Haute-Savoie. 10 - 11 - 12 - Pour atteindre le Cormet à partir de là où nous profitons du délicieux soleil il n'y a qu' un obstacle, mais de taille. Il a son histoire. C'est la crête des Gittes qui, bien que longitudinale, barre le passage. On pourrait probablement la contourner sur son flanc tarin en passant à sa base en courbe de niveau. C'est ce que les chasseurs alpins de la seconde guerre mondiale refusèrent absolument, persuadés que l'Italie dont ils devinaient trop bien les intentions belliqueuses et les revendications ridicules à propos de la Savoie, se déciderait à les attaquer tôt ou tard. Ils décidèrent de se tailler une sorte de chemin de ronde suivant la ligne de la crête à l'abri des regards des Alpini et éventuellement de leurs obus. Ce fut un gros travail dans une roche délitée et passablement instable. Le sentier subsiste pourtant aujourd'hui et il est devenu une attraction supplémentaire pour atteindre le plan de la Lai et, de là, le Cormet et le Lac de Roselend. L'inévitable chalet du col est situé un peu plus loin. C'est un chalet d'alpage hermétiquement fermé et verrouillé sans espoir. Nous choisissons de gagner le lac de Roselend dont les parages, bénéficiant d'une certaine réputation touristique, devraient être habités. 13 - 14 - La descente est un plaisir dans le paysage magnifique et la vue du lac lumineux, de son barrage de béton blanc sur fond de prairies fraîchement reverdies. Je vois monter une 2CV agonisante. Sur le reste du goudron truffé de caillasses et sous des surplombs de blocs menaçants nous parvenons au pays des chalets ruinés et de l'EDF omniprésente. Une vilaine cantine en bois délavé, aussi close qu'une huître, a refusé obstinément de s'ouvrir avant que les autocars des promenades scolaires ne roulent sur les pieds du tôlier. La cause est entendue, le désert organisé et puisqu'il en est ainsi nous allons essayer d'atteindre le dernier des survivants des hôteliers d'Arêches. Ce ne seront que quelques pas de plus parmi une infinité. 15 - Nous avons commandé un taxi pour cinq heures du matin, bien décidés à refuser le mauvais sort qui nous oblige à enfiler des kilomètres supplémentaires par la faute des inadaptés du coin. Il nous pose au bout du lac encore dans l'ombre d'une belle et froide journée de retour aux affaires exactement au point où nous avons hier renoncé au purisme piétonnier. Direction la montagne d'en face. 16 - 17 - 18 - C'est une longue arête qui ferme l'horizon vers le col de Bresson. Plus on monte plus on brasse les cailloux qui s'insèrent entre les blocs qui remplissent les pentes délitées des éboulis érodés. J'ai hâte de passer le col avant qu'il soit complètement détruit. La Pierra Menta émerge du désastre géologique ainsi qu'une série de malheureux becquets instables. De l'autre côté c'est pire. On dirait le résultat d'un bombardement. Il y a même un petit refuge évidement fermé selon la coutume du pays, et sans doute casque obligatoire pour aller pisser dehors. 19 - 20 - La descente du très long vallon qui aboutit à Bellentre est de plus en plus agréable. On y voit même de l'herbe par endroits. Le village est bien sympathique : un virage, un pont sur un torrent bien caillouteux, des maisons authentiques, une auberge avec des tables sur le trottoir et la Dame. Il y a toujours une Dame quelque part. Elle nous fait à manger. Lorsque nous payons notre écot, la Dame appelle son Homme qui sort la camionnette, charge nos sacs et nous-mêmes avec et nous dépose à Peyset devant un chalet aménagé puis nous ouvre un dortoir tout neuf, totalement vide et bien propre. Deux couvertures bien dodues et il nous confie la clé que nous mettrons demain matin dans la boite aux lettres. Nous sommes émus aux larmes d'une si parfaite organisation. 21 - 22 - 23 - 24 - Partis de très bon matin pratiquement de nuit. La vallée de Peyset se déroule de plus en plus rustique, de plus en plus montagnarde jujsqu'à la limite du caillouteux léger et bien tassé. C'est long, bien irrigué et très inhabité. Le jour, puis le soleil se lèvent successivement sur les grands sommets de Bellecôte étincelants de leurs névés qui jouent les neiges éternelles. 25 - 26 - 27 - 28 - Nous nous arrêtons pour casser la croûte au bord d'un violent petit ruisseau de fonte. J'en profite pour pratiquer une lessive méthode gros caillou et séchage au vent sur le sac. Nous avons l'impression d'être au bout du monde de col en col et de Palet en Grande Motte omniprésente. C' est le sommet de l'endroit, presque obsédant mais esthétique au possible. 29 - Une Grande Motte de plus qui s'incruste dans le paysage. 30 - Tignes apparaît en train de se débattre de bonne heure déjà pour fabriquer une station dans une vaste mouille, à grand renfort de béton et de gravats répugnants. Un hélico silencieux est posé sur le bord du lac. On le serait à moins. Le pilote nous apprend que son collègue vient de se faire enlever la moitié de la tête par le rotor de queue. L'émotion est palpable. 31 - Nous quittons Tignes le lendemain après avoir dégusté un café au lait livré hier soir dans un thermos accompagné des croissants de la veille. Nos horaires incongrus révulsent la Dame de la réception qui se refuse à quitter sa couche pour deux farfelus qui vont à pied. Grosses chaussures interdites à la salle à manger. Nous avons le droit de payer et de marcher en chaussettes. 32 - Direction Val Claret et col de Fresses à l'aube lumineuse. Marche paisible en pâturage monotone. 33 - Long vallon qui n'en finit guère. La Grande Motte par derrière et un mignon petit torrent jusqu'à Entre Deux Eaux. 34 - Le refuge privé est évidement vide à l'exception de la Dame de service qui me régale d'une tisane au génépi roborative qui m'endort pour le compte. 35 - Le lendemain demi-tour sur nos traces pour attaquer le célèbre col de la Vanoise. Cette fois-ci c'est la Grande Casse extrèmement caillouteuse qui nous domine pour ne pas changer trop vite d'imagination topographique. On m'a dit que les grimpeurs de la première voie ouverte de ce côté-ci avaient emporté une pelle pour déblayer les vires. Georges s'instruit et j' authentifie son passage d' une diapo mémorable. 36 - Devant le grand refuge du siècle largement passé, deux mules bâtées se délassent, avec lesquelles j'entame un intéressant dialogue. Elles me racontent la visite du Président de l'époque de leurs arrières-grands-mères. Je n'en crois pas un mot, à moins que ce soient des mules très centenaires. Je compte sur mes doigts les années où Félix Faure foulait les chemins bordés de rhododendrons au lieu d'inaugurer les chrysanthèmes et je claque amicalement la croupe des deux bavardes avant de prendre congé poliment. 37 - La traversée du Lac des Vaches est un vieux classique plus photographié que le Mont Saint Michel. Je me dois de l'honorer de ma traversée inoubliable bien que non présidentielle. 38 - Le Lac de la Plagne est encore une évidence toponymique, les eaux lacustres n'ayant que rarement tendance à la verticale. Il est moins spectaculaire. Normalement on se contente d'en suivre le bord. Les vaches de même. 39 - Quelques nuages noirâtres s'accumulant sur la Vanoise nous incitent à presser le pas dans la rapide descente sur Pralognan. On nous accueille avec joie dans un hôtel classique, d'autant plus que c'est tout neuf et la patronne charmante. Le tonnerre commence à gronder dans les hauteurs de cette vallée encaissée où les fureurs fulgurantes doivent devenir rapidement spectaculaires. EPISODE METEOROLOGIQUE A PRALOGNAN-LA-VANOISE 40 à 46 - Ici se situe l'épisode catastrophique indispensable à tous les bons auteurs spécialistes de l'Alpe Homicide. Nous étions lavés de frais, rasés avec prudence à cause des coups de soleil, décontractés, lorsque, notre repas absorbé joyeusement au bon restaurant du coin nous tombe dessus un fracas épouvantable. Il se met à pleuvoir une cataracte comme au cinéma. Une nappe mouvante se forme illico sur la place en pente douce. Le ciel noir est transpercé d'explosions éblouissantes. La fin du monde est indiscutable. Nous bondissons vers notre hôtel heureusement situé en haut d'une rue en pente. Le temps d'enfiler nos chaussures et nous courons avec un tas de gens équipé de ponchos et de bottes. Je vois même des casques de pompiers. Des vagues balayent la place du haut en bas et quelques voitures commencent à prendre le cap en tournant comme des toupies dans la cour du grand hôtel d'en face. Comme la foudre pète de partout, toute conversation est impossible et il faut suivre le mouvement selon la discipline immémoriale du fantassin. Je vois quelques voitures descendre en tanguant doucement vers l'entrée de la rue qui mène à un pont aux barrières arrachées. Sous le pont, un ravin où le torrent tombe en cascade avale le flot et quelques voitures aussi, l'une après l'autre. Tout le monde se pose la question aiguë : " Qu'est-ce que ce con de torrent fout sur la place ? ". Les plus hardis se disent : "Faut aller voir ". L'explication est pourtant évidente. L'orage violent a déversé en altitude une telle quantité d'eau que quelque chose s'est rompu, la digue d’un lac, une poche d'eau dans un glacier, une retenue ? La masse de boue, de blocs brisés et de cailloux roulés s'est précipitée furieusement dans le torrent en défonçant tout. Toute la réserve de troncs d'une scierie a été emportée en vrac jusqu'à l'entrée du village où une passerelle métallique a formé barrage et où les troncs accumulés ont dévié le torrent dans un gigantesque rêve de castor devenu fou. Les voitures les plus lourdes, celles aux vitres brisées ou qui étaient ouvertes, se sont emplies de graviers jusqu' au niveau des dossiers. Elles sont restées clouées sur place. Celles qui étaient closes sont parties en flottant. Celles qui ne sont pas restées accrochées quelque part ou que les guides n'ont pas réussi à capturer au lasso avec des cordes d'escalade, ont filé jusqu'au pont et sauté dans l’abîme.Nous les verrons demain matin aplaties et entassées entre les branches des arbres sauvages du ravin, explorées par un vacancier impavide à la recherche de ses valises. 47 à 51 - Départ tardif. Les pompiers déblaient partout avec des lances de cuivre et des pelleteuses. A peine entrés dans le chemin qui mène vers de belles montagnes rocheuses inconnues, nous sommes rattrapés par une sorte de gaulois au volant d'une caisse en bois qui fut Fiat et transporte deux gros chiens de berger extrémement hirsutes. L'homme s'arrête, repousse les chiens et charge dans sa caisse hommes et sacs sans explications. Démarrage pétarade et conduite chaotique dans les ornières encore pleines des excès climatiques d'hier soir. Dépose inattendue dans un virage. Salut, merci et direction Péclet. Tout autour de nous les montagnes deviennent impressionantes et de plus en plus techniques à ce qui semble. D'où photos et repos au refuge plutôt rustique. Le gardien est absent. Il a cloué sur sa porte un "Je reviens de suite" qui me rappelle agréablement ce fameux " Le cordonnier a été mangé " découverte qui m'avait beaucoup alarmé en son temps. Il arrive en effet en fin d'après-midi suivi d'un bataillon multicolore de jeunes filles agglomérées dans une intention apparemment itinérante. Cette circonstance nous fournira le confort appréciable de la cabine des guides, à deux places superposées et isolée des caquetages et autres crises de rigolades étouffées prépubères. Je note avec malice l'absence inhabituelle du jeune abbé pourtant inévitable en pareil cas. La crise des vocations est une évidence en ces monts laïcisés, faut croire. 52 - 53 - 54 - 55 - 56 - 57 - Le franchissement de ce Col de Chavières est devenu, selon les guides imprimés pour randonneurs mal assurés, un exploit comparable à celui du Grand Saint Bernard par Napoléon Bonaparte et ses gros canons à faire peur aux Italiens ce qui, dit-on, n'est pas très difficile. A force d'entendre dire qu'il y a des névés persistants, des pentes abruptes, des barres rocheuses, chaque éditeur rajoutant sa dose de calamités géologiques, on en est revenu à l'époque où il fallait tester avant de quitter sa famille pour le col d'Anterne avec guide et mulet obligatoires. Nous partons au tout petit point du jour. La piste dans l'herbe rare et la caillasse est désagréable. Elle s'améliore un peu lorsque la végétation disparaît. Des monticules de cailloux noirâtres et d'anciens talus morainiques s’entremêlent comme partout où de vieux glaciers disparus et des névés centenaires ont créé des pentes tourmentées et des ressauts irréguliers. Nous montons à distance l'un de l'autre au hasard des traces imprécises. Il fait beau et sec et la lumière dorée diffuse dans la brume. Un petit avion brille très haut comme une étoile. On dirait qu'il nous guide. Georges fait des photos des lointains diaphanes. Je me retourne souvent pour embrasser la vue des Alpes qui émergent à l'infini jusqu'au Mont-Blanc si lointain. L'ambiance est onirique. Je monte à mon rythme sans penser, comme flottant dans l'air acidulé et la lumière tamisée. Un cairn à contre-jour sur fond de brume qui monte doucement de la Maurienne endormie, surgit d'une dernière crête. J'attends un Georges émerveillé, qui fait une photo historique. Nous passons ensemble en pleine euphorie ! 58 - Le soleil nous inonde d'un seul coup dès les premiers sentiers rapides que nous dévalons sans retenir dans les graviers croulants, selon notre habitude de vieux descendeurs. Un peu plus bas, un peu calmés, nous nous arrêtons à la limite des premiers arbres. Ce col était d'une facilité dérisoire, la vue merveilleuse, l'ambiance matinale inoubliable. Nous sommes très en avance, donc repos. Plus exactement, récompense et cigarette oxygénée. 59 - Un mulet bâté sort du bois, s'ébroue et s'arrête, intéressé, pour nous contempler à son aise. Sort à son tour l'autochtone qui l'accompagne. L'homme souffle un peu et il a l'air enchanté de cette rencontre bienvenue. Je lui demande quels sont ces arbres magnifiques qui m’intriguent depuis un moment. Ce sont des pins cembro. C'est lui le forestier qui les surveille, les admire et s'en occupe comme de ses propres créatures. Il connaît bien Chamonix. Il a fait son service par là-haut, vous pensez, allez, merci bien.... bonne descente ! Je donne un morceau de pain sec au mulet sur ma main ouverte bien à plat... 60 - Descente tranquille jusqu'à Modane. Nous sortons de la forêt de pins avec regrets. Modane est la ville des Alpes la plus moche que je connaisse. Enfumée, elle sent le cambouis et la limaille, le charbon et l’industrie, les soupirs fatigués des locomotives, les grincements de ferrailles, tout ce que l'homme peut entasser de répugnant dans un fond de vallée où roule un torrent brunâtre entre des digues pierreuses et des murailles de soutènement pratiquement goudronnées. Les habitations sont sales, noircies et les habitants hâtifs et comme résignés. Il y a un tunnel célèbre mais sinistre. Nous choisissons un hôtel en amont du centre. Vide, froid, au bord du torrent turbulent. Il est tenu, ou du moins surveillé par un grand dégingandé tout content de recevoir quelqu'un. On a l'impression que çà ne lui arrive jamais. Le chauffage est coupé et la douche est froide. Nous finissons l'après-midi en allant manger dans le moins rébarbatif des restaurants de l'unique rue habitable, juste en-dessous des voies où manœuvrent des trains de marchandises. Si la Maurienne est industrialisée partout à ce point je m'arrangerai désormais pour y passer le moins souvent possible et de préférence pas du tout. Vite aux lits de fer agaçants et fuyons dès l'aube. 61 - Nous remontons une vallée adjacente resserrée, par un chemin humide, raide, caillouteux. Il fait sombre dans cet étroit. Après un replat boueux je prends sur la gauche en suivant les marques. Je remonte une pente raide qui n'en finit pas. Elles est recouverte d'un pierrier de gros blocs recouverts de vilaines broussailles brunâtres comme décomposées. Le chemin est ferme, le sol comme de mâchefer compacté. Tout à coup, à deux mètres de moi, je vois une grosse vipère soigneusement lovée en plein milieu du passage. Je reste bloqué. La bête lève la tête. Elle est vraiment énorme. Nous restons face à face. Quelques secondes passent et l'animal se déroule lentement, ondule un peu et disparaît en souplesse entre deux gros éclats d'obus éventrés. Des obus ? Je réalise brusquement que tout autour de moi et partout dans la pente, les broussailles dissimulent une quantité étonnante de morceaus d'obus tordus, d'éclats déchirés et de culots agglomérés dans la végétation épineuse et les ronces, aussi loin que porte le regard. Il y en a partout, encore plus dans le haut où ils sont mis à nu dans la caillasse rouillée, jusque vers la crête en dents de scie qui se détache à contre-jour. Il est évident que ce versant a été battu longuement par l'artillerie d'en face qui devait être la nôtre étant donné l'orientation. La frontière italienne doit se trouver exactement en haut de la face. La guerre est passée par là, probablement en Juin quarante au moment où l'Italie a déchaîné ses glorieuses troupes alpines contre la France déjà vaincue pour un acte haineux inutile qui ne lui a rapporté que la perte d'un bon morceau de territoire dans ces régions alpines et la honte d'une agression stupide. En tirant sur la droite où me mène le sentier, je sors bientôt au soleil d'un petit col herbeux. 62 - 63 - 64 - 65 - 66 - 67 - 68 - 69 - Vallée étroite? Magnifique plutôt. A partir de cet endroit nous pénétrons dans cette longue allée développée sous les assises du gros massif du Thabor et vers une suite d'élégantes aiguilles incroyablement découpées. Un immense pierrier à leur base semble un voile de soie claire comme veloutée. Nous parcourons lentement cette longue galerie doucement descendante dont les couleurs intenses et l'abondance de fleurs magnifiques remplissent nos yeux étonnés et notre unique appareil. Le poids du sac exige. Des mélézes en bosquets forment des taches légères, estompées dans les brumes des sommets de l'Italie lointaine. Je suis comme cette Dame qui sentait déjà " toute la Provence " en passant le col d'Evires mais comme Napoléon je préfère un bon croquis à un très mauvais discours et je me tais. A plus forte raison si mes diapos ne sont pas mal non plus. 70 - Les vaches italiennes sont petites, très cornues, plutôt malingres et très disciplinées. 71 - Nous avons bien dormi dans cette espèce d'armoire à quatre tiroirs en mélèze massif qu'est la petite chambre du refuge à Maggi. Il est hélas parti en retraite et je lui apporte de Chamonix un salut retardataire. Nous avons été reçus comme des princes par un " Come maï parlate tanto bene italiano ? " d'une serveuse émerveillée. Il faut dire que Georges s'exprime comme un séducteur florentin et que moi, j'ai passé mon Bac en traduisant la recette du risotto milanese en guise de version. Le rouge du gardien y est quand-même pour quelque chose. Nous quittons ces braves gens à l'aube parfumée du lendemain et nous entrons dans la forêt dont le sentier est couvert d'aiguilles sèches à peine humidifiée par la rosée. Nous avons l'impression de marcher sur une moquette épaisse. Nous courons presque. Georges continue son mitraillage enthousiaste. Un salut au dernier promontoire savoyard en pays briançonnais, notre fameux Thabor.
72 - Le lac des Thures est un aimable étang aux grenouilles endormies. 73 - Dès le col passé, la forêt est décorée de longues aiguilles de bauxite du plus bel effet entre les mélèzes, surtout lorsqu'elles sont ornées d'une sorte de béret plat en forme de galette. Les poètes les ont baptisées "cheminées des fées" pour faire joli. 74 - Nous sortons du bois, étonnés une fois de plus par l'apparition de l'agréable vallée heureuse de Névache, de la Clarée qui serpente dans les près sages et les aspérités des flancs rocheux sévères. A l'entrée du village une grande maison blanche porte l'enseigne peinte "Hôtel Mouthon". Cette orthographe m’intrigue. Elle est caractéristique de la vallée que j'habite où je suis allié à une famille Mouthon fort étendue. Nous nous y installons, accueillis par deux grandes filles très sympathiques du style costaud, bien foutues, probablement jumelles. Je me renseigne; elles poussent des cris de joie comme si j'arrivais de la lune et me conduisent auprès de leur vieille mère venue jadis du Villard, en Vallée Verte, s'établir ici avec son Mouthon de mari. Hélas elle est veuve et très âgée. Ses souvenirs se réduisent à énumérer une collection de disparus et à me raconter, me raconter... Malgré les filles qui nous traitent comme de vieux copains la soirée est un peu nostalgique car demain soir nous serons aux portes de Briançon. 75 - Adieu Névache. A cette heure très matinale, Plampinet ressemble à un village abandonné. Un cimetière vétuste, une caserne désaffectée, un sentier vers ce col de la Lauze que nous promet la carte et des mélèzes, encore des mélèzes. Le col en question est un passage sec et caillouteux, assez aérien, qui offre une belle vue sur l'Oisan. Bien entraînés, nous allons vite. 76 - Les Acles, vers Dourmillouse, est un village abandonné au bout du monde, qui a servi de refuge pour réprouvés de toutes les paroisses. Il parait que nous sommes en pays Vaudois ; ceux de Valdo bien sûr. La montée vers Dourmillouse est longue et tranquille. A la descente, rapidement expédiée, nous retrouvons quelques mélèzes et des prés agréables jusqu'à Montgenèvre, jolie petite station à peine remise des affluences hivernales, en train de se faire toute belle pour celles de l'Eté qui ne va pas tarder. Nous découvrons, le long de la belle route internationale, historique à n'en plus finir, un petit bar-restaurant rustique qui a aussi des chambres bien sympa. Un cuisinier solitaire et talentueux nous y prépare, avec une satisfaction évidente, le meilleur bifteck au poivre que j'aie mangé de toute ma vie. De quoi persuader un randonneur de venir de Chamonix tout exprès. 77 - Nous quittons la station encore endormie par un chemin qui ruse avec la route goudronnée de frais qui se perd en virages dans la forêt. Nous aboutissons par ces raccourcis un peu artificiels dits, je ne sais pourquoi, "chemin du facteur", directement à Briançon. 78 - Nous sommes un peu déboussolés.Pour ne pas perdre l'habitude de courir les montagnes nous décidons d'aller à La Grave serrer la main de notre ami Véron, embrasser Isabelle, réquisitionner sa salle de bains et boire un bon coup à l'occasion de notre arrivée inopinée en ses fébriles activités de Guide de Haute Montagne. Vite un bus pour remonter la Guisane et passer le Lautaret ! 79 - Avant de partir, un pèlerinage à la citadelle où j'ai vécu une semaine inoubliable de championnats de France universitaires qui m'ont apporté autant de coups de soleil que de notoriété passagère. Une autre visite, inévitable autant que traditionnelle, à ce cadran solaire admirable, nous rappelle que si le soleil se lève c'est parce que la Terre tourne, ou quelque chose d'aussi difficilement discutable, surtout en ce latin que j'ai beaucoup étudié et très peu appris.
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Haut de page Images Georges DALLEMAGNE et André DUCROT Mise en page et rectification des images Jacques DUCROT *** | |