La Vierge Noire des Voirons

Tous les ésotérismes disent à leur manière que si les hommes vont au sommet des montagnes c'est parce qu'ils y sont plus près du ciel. La construction traditionnelle des tours, clochers ou autres ziggourats, à commencer par celui de Babel, échec inoubliable d'un œcuménisme prématuré, est la preuve ancestrale que se rapprocher du ciel c'est monter vers Dieu qui, on le sait, se trouve, comme le chantent les Genevois, "laino". Manifester son désir d'approche est un acte d'information à destination divine, qu'elle soit justifiée ou non, entendue ou pas. D'où cette prolifération de signes inscrits aux sommets, depuis le fragile entassement des cailloux d'un cairn jusque aux croix innombrables ou au christ de Rio. Le geste est devenu banal avec le développement de l'alpinisme et l'intention est bien oubliée. On voit encore des vierges au Grépon ou aux Drus et certains oratoires comme au Thabor ou ailleurs. Ne serait-ce que pour cela la Vierge des Voirons semble se justifier mais nous sommes très loin de la véritable raison de son existence. En complément, on peut citer la Vierge du Pralère à l'autre extrémité de l'arête boisée de la montagne, non loin de la paroi d'où se jeta dit-on une pucelle menacée par un Démon libidineux. Un classique devenu poncif. Aux Voirons nous sommes en pleine légende et nous allons y rester.

Légende, du latin Légendum-est ce qui doit être lu. De préférence entre les lignes. A une époque où lire et écrire étaient deux disciplines conjointes d'une élite intellectuelle restreinte, d'autant plus qu'il s'agissait de le faire en latin, il était habituel d'enseigner sous forme de légendes ce qui constituait la culture de base d'une population sans autre moyen de transmission que la parole, y compris l'expression gestuelle. Pour la conserver suffisait la mémoire. Pour la fixer, l'art ou le signe. Pour les lettrés, afin d'éviter la dispersion et la divagation des notions essentielles il fallait disposer d'ancrages sous forme de documents permanents. D'où cette apparition de textes et d'images dont la modification intentionnelle était la pire abomination infiniment condamnable. Pour les diffuser sous leur forme symbolique, on se servait de légendes racontées et écoutées solennellement en général, ou, s'il le fallait, du jeu, de la musique, du chant et de toutes les méthodes d'influencer l'auditeur en sa conviction intime selon un programme qui contournait ses réticences. Une belle légende bien apprise, bien racontée, entraînait l'adhésion et forçait le respect. Elle était la base fondatrice de tous les concepts culturels de ce temps, à commencer évidement par la religion et sa morale, d'une omniprésence indiscutable dont on n'imagine plus aujourd'hui la force mobilisatrice autant que libératrice. Symbolique, la légende disait vrai car sa vérité était adaptée à l'affectif, pas à l'intellect de ceux qui ne savaient «ni lire ni écrire mais seulement épeler» .

Voici en récompense, une agréable légende qui nous ramène à ces Voirons qui nous regardent. Elle est exposée par plusieurs auteurs parfois discordants sur la forme mais bien accordés sur le fond. Je choisis donc un mélange de versions tout en répétant qu'ici tout est symbole.

Il était une fois....plus exactement il était un sanglier qui semait la terreur dans les bois du sommet des Voirons. C'était un solitaire énorme et agressif qui s'en prenait aux bergers et aux forestiers qui n'osaient plus s'aventurer dans la montagne. Le Seigneur du lieu, Louis de Langin, chevalier expérimenté jusqu’à l'excellence dans l'art de la chasse, responsable de la sécurité de ses serfs et de la prospérité de ses terres, décida de mettre fin aux ravages de cet animal fabuleux. Dans un premier temps il le poursuivit à cheval et le força afin de l'occire. Ce fut le cheval qui fut éventré et le chasseur ne dut son salut qu'à une fuite rapide...et à pied. C'était la honte de la défaite et une raison de plus d'agir vite et fort.

Ayant réuni une équipe de gentilshommes des environs en guise de compagnons il monta à nouveau vers le sommet et débusqua le monstre auprès d'une fontaine dite de la Diaume. La bête se jeta sur lui au lieu de faire front et le «maltraita tellement qu'il demeura comme mort et tout déchiré sur la place». Ses compagnons s'étant enfuis avec un bel ensemble, l'homme se vit perdu. Il se mit alors à prier la «glorieuse Vierge Marie» qui éloigna d'abord l'horrible bête et permit à Louis de se retirer tout clopinant et de regagner son château à grand peine. Remis de ses émotions ou autres traumatismes il décida de manifester sa reconnaissance plus concrètement et promit de faire bâtir une chapelle en ces lieux où il avait failli perdre la vie. Ce qui fut fait.

Les chroniqueurs et rapporteurs de l’événement fondateur racontent cette histoire toute à la gloire de la Vierge Marie et à son intercession opportune. Je n'en retiendrai que deux, le Père Salvat que j'ai eu l'honneur de rencontrer à Boëge, dont j'ai utilisé la bibliographie, et un prédécesseur de poids, Charles-Auguste de Sales, rien moins que le neveu du Saint connu et vénéré. Il en existe d'autres qui disent tous la même chose et ne font que confirmer cette fondation exemplaire sans préciser le sort du sanglier probablement dur à cuire ni celui des courageux gentilshommes du coin. J'ai puisé aussi, avec pas mal d'esprit critique et parfois de réticences, dans Les-Vierges Noires de Jacques Bonvin ( Dervy 1988 ) car il avance une hypothèse séduisante plus scientifique que les affirmations conformistes des religieux de service qui séduisent mal nos esprits rationalistes conditionnés.

Une légende doit être lue, c'est-à-dire analysée. C'est un risque à prendre qui demande une suffisante connaissance du symbolisme, qu'il soit chrétien ou antérieur, plus traditionnel donc plus généraliste. Avant Louis de Langin il y avait eu beaucoup de monde aux Voirons. De passage ou établis pour beaucoup de raisons divergentes, complémentaires ou successives. Partout où il y a du gibier il y a des chasseurs, au moins jusqu'au néolithique où l'on se met à élever certains animaux au lieu de les poursuivre ou les traquer. Le sanglier en fait partie et deviendra cochon après quelques modifications génétiques spontanées hors de jugement de nos modernes écologistes. On dit aussi, avec Bonvin, qu'il y avait un dolmen aux Voirons, ce qui serait la preuve d'une implantation néolithique. Je suppose qu'il confond cette supposition avec la certitude qu'il y a bien une Cave-aux-fées à Saint-Cergues sur les dernières pentes de la montagne. Il parle aussi d'une source d'eau minérale qui serait thérapeutique. J'ai entendu dire à Boëge et de bonne source si j'ose dire, que des études ont été menées à propos de ces eaux des Ewouérons, traduction patoise du nom de ces lieux. Elles ont attiré des investisseurs qui s'installeront finalement à Saint-Gervais au lieu-dit Le Fayet. La proximité géologique des célèbres eaux d'Evian nous incite à accepter cette hypothèse traditionnelle de la présence antique d'une fontaine lustrale.

«Les Gaulois sont dans la plaine» dit la marche célèbre. Ils seront bientôt aussi sur la montagne des Voirons lorsque ils se présenteront conduits par les Druides, leur classe sacerdotale. Ces prêtres et intellectuels polyvalents dont l'héritage sera précieux pour servir de fondations au monachisme chrétien, sont désignés d'un terme synonyme de Sanglier. Leur culte des eaux sauvages, des forêts aux arbres grandioses, des sommets et des roches divinisées, les amène aux Voirons bien naturellement. Je ne sais pas si Edia qui est l'eau en patois ou Ewa qui deviendra peut-être Evian, sont des mots celtes adoptés pour devenir latins et tout ce qui s'ensuit, mais j'ai tendance à croire que la fontaine citée devait être un de ces puits toujours associés aux émanations telluriques en des points définis comme revigorants et psychiquement réconfortants. Le culte des sources et des fontaines y trouverait sa justification, étant entendu que les modernes ionisateurs produisent ce que les chutes d'eaux sauvages fournissent naturellement. Salvat affirme qu'il y avait là-haut une idole et un temple païen. Bonvin enfonce le clou en précisant que les Romains y ont installé un oracle qui serait l'esprit du lieu et un culte à Jupiter, maître organisateur du monde et de tout ce qu'il y a dedans, grand patron des dieux et des hommes. On sent venir au loin le monothéisme sous son aspect de grand architecte.

Les Druides sont dépositaires, héritiers et continuateurs d'une science considérable et pragmatique dont il nous reste beaucoup, principalement dans les traditions ou les attitudes des pays anglo-saxons. N'ayant jamais rien écrit, se refusant à exposer leurs connaissances au vandalisme intellectuel d'une histoire incontrôlable, virtuoses de la transmission de maître à disciple, leur expression est assez souvent mnémotechnique pour le concret, d'où la nécessité d'un symbolisme omniprésent pour l'abstrait. Le druidisme, bien que mis sous le boisseau par des Romains plus militaires que scientifiques, plus commerçants que civilisateurs, laisse subsister ce symbolisme assez résistant pour exiger du christianisme dont il est le vecteur, un effort insistant de défiguration qui dure encore.

Je note en passant que Salvat est un piètre étymologiste qui tire de Jupiter l'origine du vieux mot patois Joux ou son diminutif Jovet et autres dérivés qui désignent simplement une forêt et des bosquets. De là cette prolifération de Jupiters dans nos régions tellement boisées et ce piège à érudits ignorants de notre patois étymologique. De là aussi cette absence d'hommage à Mercure, dieu des marchands et des voleurs, conjonction qui montre que les Latins avaient quand-même le sens de l'humour.

Les Romains s'installent et le celtisme ne s'en va pas. Dans les villes et les basses vallées le polythéisme latin s'installe sans bousculer beaucoup les croyances anciennes qui s'enkystent ou syncrétisent sans trop de réticences. Plus haut, suivant à rebours l'orographie, les dieux anciens se retirent par une espèce de reptation rétrograde qui a toujours été et sera reprise instinctivement à chaque tentative d'invasion culturelle ou religieuse, militaire ou parfois touristique. Les choses demeureraient en l'état sans l’addition de deux phénomènes aussi ravageurs qu'inconciliables qui sont d'une part la résistance invincible du druidisme bien installé au fond des consciences imprégnées, d'autre part, la brutalité du développement invasif du christianisme venu après le mithraïsme dans les impedimenta des légions. Les Druides s'effaceront mais pas leurs œuvres, ni leurs traces traditionnelles, ni leurs institutions secrètes. Le christianisme entamera une très longue épuration des cultes et des symboles anciens souvent bien antérieurs au monde celtique, par démolitions, destructions, christianisations forcées, défigurations et massacres systématiques, jusqu'à gagner cette réputation indélébile d'intolérance qui fit dire en chaire à un modeste curé de montagne que l’Église a tout son passé contre elle.

Aux Voirons cet effort d'évangélisation prend forme dans l'esprit de ce Sire de Langin qui ressemble davantage à un instrument de son Eglise qu'à un aventurier isolé. Il y a sur cette montagne suffisamment de symboles païens agglomérés autour de l'image de la bête sauvage, pour qu'une croisade localisée soit motivée très au-delà de la simple ambition cynégétique. Il s'en faut même de peu qu'elle soit légitimée par le martyr du chasseur que la Vierge empêche de justesse. La sanctification est acquise par surcroît. Je me demande même dans quelle mesure il n'existe pas aux Voirons un parfum de survivance d'une sorte de société secrète virtuelle supposée diabolique puisque résurgence d'un culte pré-chrétien. Nous entrevoyons ainsi le résultat de l'analyse rapide de cette légende assez invraisemblable pour mériter d'être entendue et pas seulement comprise. C'est d'ailleurs le programme de l'iconographie religieuse initiatique toute entière, Vierge Noire aussi, bien entendu.

Un tel engagement pour un seul sanglier aussi épouvantable soit-il peut inquiéter un chercheur à peine averti. Poser la question revient à entrer directement dans l'interprétation de la symbolique pléthorique de cet animal considéré comme sacré par les Celtes. Il représente l'intelligence et la ruse. Le courage aussi car il est un des rares gibiers à se retourner contre son agresseur, à défendre et protéger en combattant les membres de sa harde, principalement les petits. En affirmant qu'il est aussi facteur d'introduction au monde de la mort on quitte l'exotérisme car il sert alors à désigner les Druides eux-mêmes dont la fonction est principalement de présider à la mutation dernière. On le trouve alors sous forme de symbole sculpté au pavillon de ces sortes de trompes dites carnyx, analogues, quoi qu'en bronze, aux cors des Alpes et qui servaient d'instruments incitatifs aux guerriers et d'invocations aux dieux à l'heure de l'assaut. D'ici à former un pont entre les dieux et les hommes il n'y a qu'un degré vite franchi dans la symbolique classique qui nomme "pontifex" celui qui le construit donc le Pontife. L'animal est pourtant un intermédiaire bien brutal, au faciès inesthétique au possible, équipé de défenses effrayantes, armes redoutables qui égorgent l'adversaire et éventrent les chiens et même le cheval à l'occasion. Un grand nombre d'accusations du même style font de cette bête un excellent symbole de tout ce qui nous effraie, nous répugne, nous épouvante, nous dégoûte jusqu'à incarner le démon lui-même et sa suite infernale. On en trouverait des traces jusque dans les traditions paléolithiques dont je me demande bien comment on les a décelées.

Le fait est que a bête est morte. La voie est ouverte à la christianisation d'un sommet encore tout imprégné d'un parfum de paganisme résurgent. La première construction est celle d'une cabane provisoire qui abrite un prêtre exorciste venu de Genève, chargé d'éliminer les dernières traces du démon désigné par l'image du sanglier druidique. Il est en effet invraisemblable que l'on dérange ainsi un spécialiste et qu'on l'installe à demeure pour effacer le souvenir d'un simple animal. Le symbole saute aux yeux.

Commencent alors la réalisation et les circonvolutions administratives, juridiques, financières autant que canoniques, qui retiennent longtemps Salvat très impliqué par la régularité de cette fondation et par son importance dans l'histoire du clergé régulier local. En fin de compte elles se résument à leur résultat qui seul importe. Je constate que Louis de Langin peine à solder la dépense qu'il engage et je suppose que les gentilshommes déjà défaillants à la chasse le sont d'autant plus à la contribution. Les quêtes pour l'achèvement des clochers sont de grands classiques des querelles municipales. Malgré tout il y aura bientôt une chapelle construite selon les lois de l'architecture sacrée qui l'est tellement qu'il est presque sacrilège de la réduire aux règles de la géobiologie. Elles sont pourtant essentielles pour qui veut construire selon les réseaux telluriques, les ondes cosmiques et tout ces mystérieux composants de l'accord souhaitable entre l'homme et son milieu. Restera à rendre sacré ce qui n'est encore que conforme. Ce sera fait en Août 1451 dès qu'on abrite ici l'image de la Vierge salvatrice, Notre-Dame-des-Voirons.

Reste à savoir s'il s'agit bien d'une Vierge Noire comme l'affirme la tradition locale et son exégèse par d'excellents auteurs pas toujours aussi sincères qu'il le faudrait en cette matière qui surgit d'un passé vénérable et touche au plus intime des convictions du lecteur. En attendant il faut noter l'installation d'un recteur en 1456. En même temps on crée un petit ermitage pour loger quatre prêtres que je tiens donc pour réguliers de fait. C'est le commencement de la vocation monastique de l'endroit. On ajoute à l'installation en investissant dans la charge de chapelain et recteur un prêtre genevois nommé Ormond. Dès les commencements la fréquentation de la chapelle entraîne un pèlerinage spontané que l’Évêque de Genève officialise par l'octroi d'une indulgence à ceux qui s'y rendront. Nous savons qu'il y a des bâtiments annexes ou une sorte de couvent pour loger quelques religieux permanents. L’abbaye est née On y ajoutera bientôt un clocher et une cloche, symbole bien connu d'appel à se réunir pour se relier au Dieu ainsi sollicité. Seul l'emplacement reste imprécis. On sait seulement qu'il s'agit d'un petit replat où coule le filet d'eau jamais tari de la fontaine de la Diaume déjà citée. Tout est réuni pour offrir à la Vierge Noire l'essentiel des conditions qu'exige la symbolique de ce phénomène qu'elle illustre et perpétue partout où elle est manifestée selon des règles de la statuaire initiatique.

Il semble que la chapelle primitive de 1451 disparaisse en 1536 brûlée par les Huguenots ainsi que les bâtiments annexes de cette première abbaye. On ne sait pas ce que devient la Vierge à cette occasion mais il existe une légende dite des Cous Tordus qui rapporte un miracle daté du temps que ceux de Genève...abîmaient le pays publiée partout où l'on cite la Vierge des Voirons. Il semble utile de la répéter pour insister sur le refus qu'on la déplace qui est un important critère d'authenticité attaché aux Vierges Noires. Si on insiste elles s'obstinent, envers et contre toute vraisemblance avec une impressionnante unanimité, à regagner leur chapelle ou leur cachette initiale . De plus, l'insulte qui lui est jetée par son kidnappeur la traitant de «petite Maure» garantit au moins qu'elle est de carnation foncée. Ainsi le sort de la statue n'est pas douteux et on lui accorde en plus un rôle de thaumaturge pas tellement inattendu si on considère les nombreux miracles attribués à ses semblables expertes en exploits thérapeutiques. On constate enfin que François de Sales vient en pèlerinage aux Voirons en 1595. Il honore et cautionne de sa présence en prémisses de sainteté, la chapelle reconstruite et la Vierge simultanément.

Voici le texte de la légende des Cous Tordus tel qu'il est rapporté par Francis Wey en 1865 :

Il existe en Savoie, des gens difformes et dont la lignée l'est depuis 200 ans. Cela arriva suite à un sort jeté par la Sainte Vierge.....C'est du temps que ceux de Genève et d'autres suissards abîmaient le pays. Ils sont venus tout dérocher dans le couvent, avec un Jean Burgnard d'ici près, qui menait la bande, parce qu'il avait renié sa foi. Et il y avait une belle sainte Vierge en bois tout doré «pas trop belle cependant puisqu'elle avait la figure toute noire» et Jean Burgnard lui mit une corde au cou, pour la traîner le long du pâquis jusqu'à l'avalée des roches. Il l'avait tirée bien loin, en courant devant elle, lorsqu'elle se regimba et ne voulut plus avancer. Le crouille (méchant) eut beau se cramponner et crier : Viens donc après moi, «moricaude !» la statue avait pris racine comme une füe de sapin. Quoi voyant, Burgnard tourna la tête pour aviser ce qui en était, et il resta la figure versée sur le dos, lui et tous ses hoirs, depuis, jusquà cette heure qu'on les appelle encore les cous tordus.....

Luxation des vertèbres cervicales ou torticolis chronique devenu transmissible et congénital? On se perd en diagnostic en cette génétique avant la lettre. L'important est qu'il y a de fortes chances qu'en présence de ce prodige Jean Burgnard et sa «bande» prennent leurs jambes à leur cou, tordu ou pas, et regagnent la vallée aussi vite que leurs prédécesseurs les gentilshommes de François de Langin. La statue est certainement récupérée et abritée temporairement quelque part avant la réhabilitation des bâtiments et de la chapelle par un ermite nommé François Monod.

La chapelle n'est pas la seule victime de la furie bernoise. La cloche est dérobée mais son poids excessif s'oppose à son transport et on la jette dans une ravine en attendant de revenir avec des outils pour la briser. Une brusque tempête de neige s'abat alors sur la région, qui efface les sentiers et couvre les pentes d'une couche si épaisse que les Bernois, sans doute un peu froissés par leurs efforts de la veille renoncent à poursuivre leur forfait. La cloche sera retrouvée par un habitant de Boëge, cachée à Grange-Gaillard, installée enfin dans l'église paroissiale «pour être un jour rendue à l'ermitage». On signale tout de même qu'une neige tellement abondante en plein mois d'Août sent son petit miracle à s'y méprendre, à moins qu'il s'agisse d'une manifestation de ce petit âge glaciaire qui bouleverse si profondément le climat de notre continent pour une longue période demeurée célèbre.

La Vierge des Voirons est conservée en l'église de Boëge pendant la durée de reconstruction des ruines et la réhabilitation des pèlerinages par ce Père Monod restaurateur inspiré, qui termina ses jours en odeur de sainteté dans une pauvreté édifiante. Il apparaît plus bricoleur que constructeur mais on affirme quand-même qu'il remit la statue à sa place sur un autel tout neuf avec l'approbation bien compréhensible d'Alexandre de Montvuagnard Seigneur de Boëge. Les pèlerinages reprirent alors au prétexte de ce renouveau aux limites de la reconquête, sous la protection de Notre-Dame mais aussi des armes dont les gens de Boëge ne manquaient pas de se munir pour se protéger de l'hostilité des Chablaisiens très majoritairement réformés. Le texte des Cous-Tordus semble apporter une information acceptable qui permet d'affirmer que la statue n'a pas été détruite par les Huguenots ravageurs. Rétablie dans ses fonctions cette Vierge est certainement authentique. A moins que cette résurrection précipitée d'un but de pèlerinages actifs présidés par une Vierge résolument catholique et authentifiés par un prédicateur de l'envergure de François de Sales ne soit qu'un montage pour enfoncer profondément la contre-réforme en ce lieu d'où l'on voit au loin jusqu'à Neuchâtel d'un côté et Genève de l'autre. Il y a des suppositions qui sentent le fagot.

Il faut attendre 1615 ou un peu moins pour constater la présence au monastère de Jean Duvernay, un prêtre, et son compagnon, le frère Jean Grillet. La période est intéressante pour le catholicisme local. Emmanuel Philibert de Savoie récupère progressivement Thonon par la vertu des armes et François de Sales entreprend la reconquête du Chablais réformé avec d'énormes difficultés qu'il surmonte au péril parfois de sa vie et l'aide décidément efficace de la Vierge des Voirons qu'il appelle à son aide lors de sa visite de 1595. On sait l'amplitude de son succès. On sait aussi que Duvernay, fermement décidé à reconstruire son monastère, se rend à Rome, muni de toutes les cautions et recommandations imaginables du clergé de la région dont un certain François de Sales, devenu entre temps évêque de Genève. Il revient tout chargé d'indulgences pontificales au bénéfice des pèlerins qui consentent à devenir donateurs. La reconstruction est ainsi quelque peu financée par l'amplification des pèlerinages mais pas au point de permettre aux ermites de sortir de leur dénuement. Ils s'adjoignent un questeur messager, autrement dit mendiant, le frère Mermet-Jorand de Boëge dont la fonction est de faire les commissions et si possible rapporter des aumônes. Soit que leur règle le leur interdise, soit qu'ils en soient devenus incapables suite à l'âge ou à la maladie, les ermites n'en ont plus le souci.

Les pèlerinages sont devenus progressivement une institution. De près, par obligation sacerdotale, de loin aussi, depuis les villes florissantes, par piété ou pour seulement sacrifier à cette véritable attirance touristique avant la lettre, des processions viennent prier la Vierge, vibrer aux paroles militantes de quelque orateur talentueux, laisser leur obole et se livrer aux joies pas toujours innocentes du camping forestier avant de redescendre avant la venue des premières neiges si précoces et si abondantes, pour six mois au moins. On démonte à l'automne les installations mercantiles comme les cantines provisoires, les buvettes foraines et, dit-on sous le manteau, les bivouacs des prostituées opportunistes. Le retour à la solitude blanche est vécu comme une pénitence, une sorte de délectation morose ou une macération, par ces exilés volontaires, a tel point que le Diable s'en mêle. Ce n'est guère étonnant puisqu'il est partout...et la Réforme pas loin.

Quand le bâtiment ne va pas rien ne va. On peut dire que toutes les tuiles jusqu'aux plus inattendues vont tomber sur ces malheureux bâtisseurs. Pourtant, l'implication du Diable lui-même dans une affaire de cet ordre est un degré de trop pour un modeste profane. Il est donc prudent de laisser la parole aux spécialistes de la question que sont les ecclésiastiques, le plus qualifié d'entre eux étant Charles-Auguste de Sales, le neveu du Saint lui-même.

Le malin esprit, prenant occasion de cette fâcheuse solitude et nécessité, tâcha souvent de le faire tomber en désespoir, jusqu'à lui faire presque les mêmes insolences qu'il faisait au grand saint Antoine car il venait également de nuit et de jour avec d'horribles hurlements, rugissements et tintamarres, battait contre les parois de la cellule comme si c’eut été un tambour, contrefaisait tantôt le jappement des chiens, tantôt le miaulement des chats, chantait des rimes profanes et lascives, tantôt avec la voix d'une jeune pucelle, tantôt avec la voix d'un homme. Il emplissait la chambre de crapauds, de serpents et autres bêtes venimeuses, faisait des disputes et querelles, et ébranlait tout l'hermitage. Mais jamais il ne put ébranler le dévot hermite...

Nos connaissances modernes en matière de poltergeist, delirium et autres sarabandes proches de la psychiatrie, vite qualifiées de diaboliques, sans oublier la toxicologies de nourritures de ramassage incontrôlables, sans aller jusqu'à la supposition d'excursions de plaisantins agressifs venus des régions mal converties casser de l'ermite, permettent de prendre quelque recul. Le retour de Rome de Duvernay n'apporte pas la paix mais un renouvellement des manifestations qui fait penser à une véritable épidémie d'ordre autohypnotique.

.le Diable renouvela ses attaques jusqu'à les battre, secouer, tirer par les pieds et les mettre à terre, se présentant à eux comme un gros chat noir grommelant et effarouché....

Qu'il y ait eu au monastère, dans ces conditions d'existence presque insupportables, un certain nombre de phénomènes paranormaux décrits avec une exagération bien compréhensible par un chroniqueur forcément peu informé, mentalement impliqué, religieusement polarisé, intellectuellement conditionné et affectivement attaché à la foi de son temps, peut se comprendre et s'excuser. J'en prends donc ce qui suffit à orner un texte volontairement plus respectueux que critique. Pour le reste, je l'abandonne aux spécialistes de la claustrophilie avec ou sans claustro-pathologie. En attente d'une conclusion très provisoire on sent bien qu'il était urgent de mettre de l'ordre et de la discipline, principalement dans les esprits. Comme par hasard ou peut-être par une intervention d'origine imprécise, c'est Jean-Antoine Rigaud qui s'en chargera.

Rigaud a rencontré Duvernay à Rome. Militaire de carrière avec grade de Capitaine, professeur de langues, quadrilingue et latiniste, il est aussi riche que désireux de trouver calme et méditation dans la vie monastique. Recommandé par le Vatican il monte aux Voirons en 1619 avec autorisation de l'évêque. On ne saurait mieux se présenter. Sa première participation est de faire réparer le monastère qui en avait bien besoin. Ensuite et pendant plusieurs années il rédige un projet de règle pour ces ermites qui n'en ont pas. Il en sort une Règle inspirée de celle des chanoines de Saint Augustin que François de Sales approuve à Annecy en 1620.

Devenu un sanctuaire en bonne et due forme Notre-Dame des Voirons devient un centre important de pèlerinages pratiquement permanents. On doit prendre des mesures sévères pour empêcher les débordements, comme la menace d'excommunication des taverniers dans un large rayon autour de l'Oratoire. En même temps l'évêque institue les ermites comme «prêtres séculiers» portant l'habit de moines, certes, mais «sous notre obéissance». Le renom du monastère s'étend et l'on vient de partout. De grands noms s’intègrent à la communauté dont, en particulier Charles-Auguste de Sales neveu de l'évêque et qui sera à l'origine de l'intégration des réguliers des Voirons aux Dominicains d'Annecy.

Le rayonnement de la chapelle est tel que les processions, dont François de Sales a pu écrire qu'elles réunissent «plusieurs milliers de peuples catholiques et de bon nombre d'hérétiques circonvoisins qui en demeurent pieusement édifiés y contribuant....de leurs aumônes», sont pratiquement permanentes. Les Genevois viennent à pied en troupes nombreuses en une véritable fièvre du Samedi soir afin de se confesser aux Voirons, ce qui émeut et scandalise le Consistoire de Genève contraint de fermer les portes de la ville dès midi pour empêcher la fuite des pèlerins. On organise aussi des processions pour se protéger de la peste, endémique en ce temps-là. La paroisse de Cluses fait de même en 1637. Tous les évêques de Genève viennent aussi en souvenir de Saint François. Celui de La Roche évidement. Le Père Portier affirme que «souvent il s'y rencontre les vingt-cinq processions d'un jour». C'est lui qui fera illustrer un texte poétique de sa main d'une gravure qui est la première image représentative de l'ermitage. Elle est extrêmement stylisée et maladroite et ne saurait servir de document fiable mais à peine de bloc-notes.

Le séjour des Dominicains aux Voirons se poursuit jusqu'en 1768 à travers de méritoires réussites et aussi beaucoup de difficultés et vicissitudes, dues surtout aux jalousies des curés du voisinage, qui vont parfois jusqu'aux arbitrages épiscopaux et provoquent des batailles rangées entre processions de paroisses antagonistes. Le foncier s’augmente de bois exploitables et de champs cultivables. S'ensuit une prospérité certaine. La fonction d'hébergement des commencements se transforme en véritable réfectoire. On devra même se défendre du «trop de familiarité des femmes» dit la règle qui n'a pas prévu qu'on en arriverait à les bannir de tous les bâtiments conventuels …principalement des dortoirs ! Il est même demandé que les processions soient interdites si des femmes ou filles y participent. On fait aussi du pain pour les «honnêtes gens» qui ont omis de s'en munir en route ! On en arrive à confier par bail à un tenancier laïc la nourriture et la boisson pour les visiteurs. Pour finir, cette accumulation d'excès, de «désordres et de chutes» amène les curés à refuser d'entraîner leurs paroissiens à ces foires populaires où la religion passe très au large des préoccupations de la foule de gens majoritairement jeunes et turbulents, en assez bonne forme pour venir à la montagne plusieurs fois dans l'année pour la plus grande gloire de plaisirs de moins en moins innocents. L'Eglise s'insurge contre les «querelleurs, vindicatifs, libertins et libertines» les idolâtres et autres sacripants qui scandalisent les «Genevois qui s'y trouvent en foule». Sont-ce ces genevois qui versent des oboles plus conséquentes que les piècettes des populations locales ? Pas étonnant que la réputation de l'ermitage décline rapidement ainsi que la fréquentation par des foules de moins en moins convaincues de la toute puissance et de la grande vérité salvatrice de l'Eglise, du moins du catholicisme. Des dissensions comme le Jansénisme, des contradictions comme le succès définitif en beaucoup de pays de la Réforme que l'on ne classe plus au rang des hérésies temporaires vite écrasées, des intrigues et divisions vaticanes fatales à l'adhésion inconditionnelle, la lente maturation des idées d'une élite vers ce qui deviendra le sentiment libéral bientôt révolutionnaire en ses excès, d'autres catalyseurs plus subtils, font que la foi s'intériorise chez les pratiquants ou s'évapore chez les moins convaincus. Des considérations plus spécifiques vont amener cette «fonte des effectifs» dont parle Salvat qui ne s'aventure pas à citer la fonte de prestige. Cette involution dure plusieurs siècles car elle est aussi lente que réelle. Vers la fin du Dix-huitième elle devient sensible.

En Août 1768 un des religieux devenu fou, que l'on dit alcoolique délirant selon les habituels avocats pétris de charité opportune, met le feu au monastère qui brûle presque complètement. La chapelle est fortement détériorée. La statue de la Vierge ne semble pas avoir souffert mais elle semble s'être dédoublée puisque deux religieux restés volontairement sur place pour envisager la reconstruction, en emporteront à Annecy un seul exemplaire lorsque, en 1769 et par décret du Roi de Sardaigne Charles-Emmanuel III, le monastère des Voirons, ou ce qu'il en reste, sera supprimé. Cette version du voyage de la statue affirme qu'elle a été déposée en l'église Saint Dominique, devenue Saint Maurice, où elle occupait l'autel de Pierre de Vérone. On lui fit l’hommage d'une messe quotidienne «à Notre-Dame des Voirons» car effectivement elle en venait. On ajoute qu'elle portait une couronne et un cœur sur l'estomac, tous deux d'argent. Cette histoire ne prouve rien en ce qui concerne son identité, ni la couleur noire que l'on trouve un peu partout appliquée arbitrairement à des quantités de Vierges de toutes carnations, ni l'absence de l'indispensable nouveau-né que l'on assimilera à Jésus, ni la présence d'une couronne classiquement superflue sur la tête des Noires authentiques, ni l'assise sur une cathèdre, ni d'autres détails qu'il faudra réviser plus loin. Le sort de cette statue nous serait donc assez indifférent si n’existait à son sujet la polémique dite «de la main de Marclaz» qui vaut son pesant d'interrogations. Auparavant il devient indispensable d'affronter ces événements extraordinairement importants pour l'Eglise, la religion, l'ensemble de la nation et le continent européen, en attendant l'Amérique du Nord : la Révolution Française.

Lorsque la Révolution arrive à Chambéry, dans les caissons de l'armée de Montesquiou, nous sommes en 1792 et les échos des événements parisiens ont déjà franchi nos frontières, les réfugiés aussi et bientôt bon nombre de religieux et ecclésiastiques. L'Eglise réagit à sa manière en courbant le dos ici, instituant là une résistance farouche qui eut ses martyrs, laissant le temps des accommodements succéder à celui des répressions cruelles, afin que l'essentiel subsiste sous le boisseau et germe à nouveau aux matins d'un nouveau printemps. En attendant surgit la Terreur. En Savoie la désapprobation rurale endémique en atténue probablement l'acuité, mais en ville elle est vérifiable et bientôt intensive. Sur ordre du Commissaire Albitte, de sinistre réputation, on organise de spectaculaires autodafés alimentés par tout ce qui est déménagé des eglises et autres maisons religieuses, emporté sur les parvis par la «canaille locale» dont parle Mercier. La statue venue des Voirons disparaît dans ces flammes idéologiques à l'exception d'une main que l'on croit être la sienne. Nous sommes en 1794.

La Main de Marclaz fait surface à Thonon en 1863. Elle est apportée au Couvent de la Visitation par la jeune Emilie Jolivet qui deviendra religieuse peu après sous le nom de Louise Eulalie. On prétend qu’une lettre d'accompagnement expliquait comment cette main fut brisée au moment du transport brutal de la statue vers le bûcher, comment elle a été ramassée par une jeune fille et conservée on ne sait comment. On la retrouve dans une armoire de la sacristie de Boëge. On la cède gracieusement à Emilie qui l'offrira bientôt à son couvent. Voilà une belle histoire dont quelques détails sont sans doute vérifiables, à commencer par l'existence de la main de bois mais dont beaucoup trop sentent l'aléatoire pour ne pas parler de bricolage. Il semble qu'une adaptation maladroite autant qu'inversée de la légende des Cous Tordus serve de trame à cette improvisation inapte à expliquer la présence à Boëge d'un fragment de statue brûlée à Annecy en 1794. La mention de la lettre explicative disparue et celle de la jeune fille secouriste inconnue sont à rejeter pour naîveté manifeste et faute de preuves. Cependant, à partir de la découverte de cette main par Émilie, tout est vrai. Il faut donc raccorder cette certitude à une introduction crédible et remercier Sœur Louise Eulalie de nous avoir apporté le seul élément solide d'une enquête à rebondissements. Car il y a une autre version locale de cette histoire de Vierge Noire et c'est bien par là que pèche l'épisode annecien.

Une première occasion de douter apparaît lorsqu'on lit avec soin la phrase de Salvat :

En quittant la montagne les religieux emportèrent avec eux UNE Vierge Noire .

Il est invraisemblable qu'un auteur aussi cultivé, habile et documenté que l'était le Père Salvat, ait employé ce mot UNE sans malice, dans cette phrase déterminante pour la suite de son texte. Je suis persuadé qu'il montre ainsi qu'à son avis la Vierge en question n'est pas la Vierge Noire des Voirons mais une imitation ou une substitution. La véritable statue a-t-elle été assez détériorée par l'incendie pour être abandonnée à son sort ? Ou alors reste-t-elle dans la région de Boëge comme cela s'est produit déjà dans le passé ? J'ajoute qu'une astuce habituelle aux écrivains ésotéristes consiste en un avertissement sous la forme d'une faute inexplicable qui sautera aux yeux des lecteurs avertis et passera inaperçue des profanes. Il s'agit du fameux Manteau de Lumière que l'on connaît mieux depuis la célèbre erreur de calcul de Copernic.

Toute hypothèse doit être consolidée et à cette occasion vont se découvrir beaucoup d'arguments en faveur et pour preuve de l'authenticité de l'antique Vierge des Voirons désormais en l'église de Boëge.

Je note en premier lieu qu'un examen attentif de la Main de Marclaz «montre que cette main ne provient pas d'une statue très ancienne mais de facture moderne». C'est Salvat qui l'affirme et fait autorité. Exit donc la statue brûlée à Annecy qui est un faux ou une statue différente à l'usage des Dominicains qui l'ont emportée comme leur bien propre, dont on connaît le destin. Il ont vendu le reste des meubles et ornements de culte encore utilisables avant de quitter le monastère en ruine. La paroisse de Boëge a acheté deux panneaux de la chaire des Voirons qui seront réutilisés pour celle de Boëge lors de l’ameublement de la nouvelle et actuelle église. Certains ajoutent que la statue authentique aurait été acquise par la même occasion, ce qui est bien le mot, mais d'autres objectent que ce n'est pas démontré. C'est même si discutable que c'est faux. Quoi qu'il en soit La Vierge des Voirons descend à Boëge qu'elle ne quittera plus malgré quelques déménagements et transformations.

Une injonction de Saint François de Sales, suite à une recommandation du Concile de Trente, oblige tous les religieux, séculiers comme réguliers, à renouveler les décors, images, statues et mobiliers des lieux de culte et d'enterrer toutes ces vieilleries au cimetière ou dans les sous-sols des églises. Cette obligation au moins étrange ne fit pas l'unanimité puisque certaines antiquités ont échappé au massacre. Je n'y vois personnellement qu'une forme dévoyée et retardataire de l'habituelle chasse aux symboles du paganisme dont le christianisme s'est fait une spécialité. C'était tout à fait le cas de cette Vierge ancienne qui était «très mutilée» à tel point que malgré quelques réparations ultérieures assez regrettables elle est actuellement si fragile et si peu présentable sans ses vêtements volontairement très enveloppants et un caisson de contention qui maintient la partie inférieure, que l'on a renoncé désormais à la transporter en procession.

Nous sommes donc en présence de deux Vierges venant des Voirons dont la plus ancienne est authentiquement Noire et se trouve à Boëge.

L'épisode flambant de la Main de Marclaz a au moins le mérite d'éclairer la situation de l'Eglise en Savoie devenue républicaine de gré, très peu, ou de force, énormément. En ce qui concerne la Vallée Verte, l'excellent et fort détaillé petit ouvrage de l'Abbé J. Mouthon, La Révolution dans la vallée de Boëge, nous en donne une idée très subjective. Pas un mot à propos de la Vierge Noire mais, par contre, une foule de récits aussi documentés qu'irréfutables sur les sévices que subissent les lieux de culte, les bâtiments, leurs décors, le mobilier et les aménagements, les cloches déposées envoyées aux fonderies, les flèches métalliques des clochers abattus aussi, jusqu'aux habits sacerdotaux et tous les accessoires de sacristies. Tout ce qui n'est pas réquisitionné pour les besoins de la guerre est détruit par esprit de vengeance haineuse et vandalisme libérateur. En conséquence, la réprobation muette de plus en plus intense et la résistance d'autant plus passive que la menace de l'épouvantable guillotine se concrétise, déclenchent dans la population demeurée traditionnellement fidèle à l'Eglise, une vague de dissimulation, de mise au secret des objets sacrés, qui explique largement leur disparition provisoire comme leur réapparition opportune. Il s'agit tout naturellement du principe de l'action, lorsqu'elle est excessive, et de son complémentaire la réaction, qui est conjointement spontanée.

La Vierge est retrouvée en 1852 ce qui prouve à la fois qu'elle n'a pas péri dans les séismes révolutionnaires et qu'elle n'a jamais quitté Boëge. Ce long délai de quatre-vingt-trois ans prouve aussi que personne ne s'y est intéressé. Son parcours est cependant connu sans être vraiment enregistré. La mémoire locale remplace le chroniqueur. On dit que les Dominicains ne l'ont pas emportée, ce qui confirme qu'ils en ont emporté une autre. Ils auraient donné l'ancienne à un paysan anonyme qui la conservera depuis 1769 avant de la céder, on ne sait à quelle date, à un nommé Bosson qui la garde secrètement ou presque, ce qui semble prudent par les temps qui vont courir pendant la Révolution. Il n'a aucune raison de s'en séparer ni d'en faire état et elle aurait fini par tomber en poussière dans l'armoire discrète de ce Bosson disparu, sans une circonstance fortuite qui va la remettre d'actualité.

C'est ici que se place l'explication de la longue survie de la statue sans détérioration supplémentaire. Il faut comprendre que son propriétaire, certainement Bosson qui semble le plus respectueux des deux, dissimule la Vierge «dans son grenier» . En Savoie un grenier est étymologiquement parlant un local où se conservent les grains en attente des prochains ensemencements. Il s'agit d'une petite construction annexe au bâtiment principal qui abrite la famille, les animaux et la vaste grange à foin. Situé assez à l'écart pour éviter les projections de flammèches en cas d'incendie il est bâti en madriers épais de mélèze réputé imputrescible. Les sablières sont posées sur des murettes en pierres sèches ou mieux, sur des piliers coiffés chacun d'une petite dalle surplombante afin d'interdire le passage aux rongeurs. La surélévation permet à l'air de circuler sous le plancher et empêche la remontée d'humidité. L'unique ouverture est une lourde porte munie d'une forte serrure parfois ouvragée dont la clé énorme est conservée comme un symbole de propriété. On trouve à l'intérieur les cangrains qui sont des casiers à grains. L'ensemble de la réserve constitue la «guernipille», du patois «guerni». On y suspend les vêtements du Dimanche. On y loge des bahuts ou des armoires pour toute une collection souvent émouvante de souvenirs familiaux ou cérémoniels ainsi que les documents notariaux ou administratifs, les actes, les certificats et tout ce qui sert à l'histoire de la famille, de ses origines, de ses biens, de ses mérites s'il en est, de ses ancêtres si l'on s'en glorifie. Temple ancestral, il est le symbole tangible de l'implantation et un coffre-fort pour la continuité. C'est dire que la Vierge des Voirons peut y attendre en sécurité sa résurrection aussi longtemps qu'elle le décidera. .

La réimplantation dans le siècle a lieu lorsque le curé Félix Sache envisage de faire construire un oratoire près du pont de la Menoge. Cette information tombe dans l'oreille d'un ancien qui déclare: «Oh! Si on voulait y placer l'ancienne statue de Notre-Dame des Voirons, je sais bien où elle se trouve, je l'ai vue autrefois...dans la maison des Bosson, chez Bovet » . Cette phrase, raportée par Salvat, annonce la série de tractations qui aboutit à l'installation dans l'église de la statue dissimulée dans le «greni» familial des Bosson. Une seule question demeure mais devient de plus en plus incongrue, c'est celle de l'authenticité de cette vénérable ressuscitée.

Tout au laissant aux amateurs de controverses l'occasion de s'intéresser aux arguments des quelques négateurs de service en pareil cas, on peut émettre une hypothèse de plus. On va bientôt remarquer que la statue est en très mauvais état, ce qui est en faveur de son ancienneté. Le détail des mutilations qu'elle présente semble prouver qu'elle a été détériorée lors de l'incendie de la chapelle et du monastère qui aboutit à son abandon. Il faudrait un pompier spécialiste des expertises post-combustion pour en être assuré. Toutefois ces mutilations sont peut-être sélectives et intentionnelles car elles portent principalement sur des régions anatomiques, qui sont aussi la marque du caractère lustral des Vierges Noires authentiques. On peut donc penser avec l'audace sans laquelle la recherche ne va pas, que les Dominicains, réputés plus intellectuels que contemplatifs, connaissant bien la symbolique pré-chrétienne, ont enlevé à la statue ses attributs les plus signifiants avant de la confier à un profane évident, faute d'oser la jeter aux objets encombrants de l'époque. Ces attributs disparus, préférentiellement brûlés ou intentionnellement amputés, sont la main droite de la Vierge et celle de l'enfant, les mains destinées à bénir et baptiser. On peut également supposer que la cathèdre sur laquelle beaucoup de Vierges Noires sont assises, n'a pas été figurée sur une statue promise à une simple chapelle et non à une cathédrale qualifiée.

L'ancienne Vierge que l'on peut reconnaître antique est en place dans la nouvelle église de Boëge, qui a été construite en 1858 en remplacement de la précédente à la fois délabrée et indigne de la population du bourg. Désormais à portée de ses adorateurs elle devient l’objet d'un pèlerinage spectaculaire, d'un véritable culte inscrit dans le renouveau général de la ferveur mariale que la proclamation du dogme de l'Immaculée Conception en 1854 à entraîné. On lui construit un autel jugé somptueux. On lui offre des vêtements magnifiques. On lui attribue des miracles attestés par de nombreux ex-votos. Elle reçoit des cadeaux dont deux cœurs en or. On fait brûler en permanence des cierges en reconnaissance de son efficacité thaumaturgique qui consolide de proche en proche son authenticité et pour les plus initiés, son adaptation à sa nouvelle implantation. Il est vrai que tout près de la nouvelle église coule en permanence une fontaine intarissable qui coulerait encore aujourd’hui si des aménagements abusifs ne l'avait interrompue. Il est vrai qu'à notre époque les ambitions esthéticiennes et la notoriété des décideurs comptent davantage que la tradition. Mais qu'en est-il des mutilations de cette statue tant adorée et des réparations d'autant plus souhaitables qu'elles devraient être désormais aisément financées ?

Un document cité par Salvat porte que «Révérend Sache dit avoir fait remplacer la main de la statue de Notre-Dame du Voiron (sic) par un sculpteur d'Annecy nommé Pedrini». Etant donné qu'éxistait la main d'une Vierge à Thonon et une Vierge sans main à Boëge, je crois tenir encore une fois la preuve qu'il y avait bien deux Vierges dites des Voirons et que la confusion prenait l'aspect d'une sorte de compétition. Il semble en effet que le Révérend Sache tenait absolument à proclamer l'authenticité de sa Vierge et que la Main de Marclaz l'importunait passablement. Le fait est qu'en insinuant qu'il n'y avait plus de Vierge Noire des Voirons depuis qu'elle avait été incinérée à Annecy les Visitandines de Marclaz accusaient sans l'avouer que Sache était un menteur. Il tombe pourtant sous le sens que l'attitude de Sache est tout à fait justifiée. Donc ont été refaites la main droite et une partie du bras de la Vierge de Boëge ainsi que le bras droit de l'enfant Il faut croire que le réparateur n'était pas d'une habileté satisfaisante car ces deux adjonctions, qu'on aurait du mal à appeler restaurations, manquent de finesse et même de proportions. On sent l'absence de documentation et de connaissances, il est vrai ésotériques, de l'univers des Vierges Noires. La main de la Vierge est trop volumineuse tout en manquant de surface et devrait être tendue, paume ouverte comme pour projeter ou effleurer, ce synonyme d'effluves. Au lieu de cela elle tient un sceptre, à poing fermé, signe d'autorité ou de puissance. Le bras et la main de l'enfant sont d'un volume pratiquement triple de ce qui reste du bras gauche. Cette main aussi est affublée d'un sceptre tenu comme le font les bébés disposés à manger leur bouillie. J'ai du mal à accepter que ces restaurations soient œuvre d'artiste. Je suppose qu'on a chargé un ébéniste non spécialisé de réaliser le travail aux mieux de ses capacités limitées et de sa bonne volonté, pour un prix raisonnable. Quant à la présentation finale de la statue rénovée remise à sa place, elle est couverte de ses vêtements de cérémonie destinés à lui donner un rayonnement supplémentaire au détriment de son image primitive qui ne pourrait intéresser que de rares spécialistes dont on se soucie assez peu dans l’atmosphère de propagande intense et de combats idéologiques acharnés qui sont la marque de la France républicaine depuis la chute du second empire.

Chaque année une procession fixée au premier Dimanche de Juillet réunit des foules considérables qui prennent un aspect triomphaliste, selon Salvat lui-même qui en reconnaît aussi l'aspect révélateur des luttes de l'Eglise confrontée «aux progrès du laïcisme et aux lois d'exception anti-religieuses». Mon grand-père maternel et son épouse, instituteurs laïques à l'Ecole Publique de Boëge de 1902 à 1904, en ont gardé un souvenir intense jusque à l'humour irrévérentieux. Par la suite et conjointement à la reconstruction de la chapelle ruinée ainsi qu'à l'établissement d’hôtels à l'usage des premiers touristes s'organiseront des pèlerinages de plus en plus grandioses à en croire les compte-rendus dithyrambiques des chroniqueurs ecclésiastiques.

Le premier en 1860 fut une sorte de festival urbain dans les rues de Boëge emplies d'une assistance véritablement transportée par une liesse populaire qui va jusqu'à importuner certains ecclésiastiques moins exubérants. D'autres pèlerinages vont provoquer des mouvements de foule d'une importance pratiquement internationale si l'on considère la participation des Genevois. Celui de 1873 est un événement qui remue toute la vallée depuis la veille par toute une pyrotechnie festive, des feux d'artifice, une multiplication de bannières paroissiales et de chorales époumonées qui gravissent tous les sentiers connus ou improvisés pour atteindre les Voirons, de Genève, du bas Chablais, des vallées de l'Arve et du Giffre. On marchait bien en ce temps-là et on rentrait fort tard dans la nuit illuminée de fusées et de lampions. En 1908 la création d'une fanfare de Boëge ajoute son talent à celui des chœurs paroissiaux venus de partout . On ne peut que regretter l'absence d'enregistrements ou, sait-on, s'en féliciter? La guerre de 1914 mit fin à ces manifestations de foi joyeuse et de réjouissances explosives qui avaient au moins le mérite d'entretenir la ferveur ainsi que la notoriété du site des Voirons, de sa chapelle, de ses hôtels climatiques et de sa Vierge Noire en sa niche de Boëge.

Dès la guerre l'ensemble des mobilisés de Boëge et du canton furent placés sous la protection de la Vierge Noire par le curé d'alors. Comment juger de son efficacité en présence du monument aux morts mais la décision d'organiser un pélerinage de remerciements était de bonne foi. Il eut lieu en 1919 et son compte-rendu est du même tyle que ceux des précédents. Quelques adaptations peu originales ont montré que l'on avait changé de guerre lorsqu'une sorte de réédition eut lieu en 1945 pour remercier du retour des prisonniers et déportés. Le pélerinage de 1951 vint ensuite commémorer le demi-millénaire de la décision d'ériger la première chapelle. La vierge y vint aussi mais en automobile ainsi que les assistants confortés par la récente promulgation papale du dogme de l'Assomption de la Sainte Vierge.

Il se passa ensuite beaucoup d'événements intéressants ainsi que des réalisations aussi utiles que méritoires, sans rapport avec la Vierge Noire mais quand-même inspirées par cette sorte d'atmosphère de spiritualité qui règne sur cette montagne. Actuellement il existe aux Voirons, un monastère de la Congrégation des Petites Sœurs de Bethléem dont la chapelle intérieure abrite une image de la Vierge Noire, qui n'en est pas une et ne le prétend pas, simple rappel et geste de sympathie historique allusive respectable. La chapelle d'origine reconstruite plusieurs fois, en particulier à la suite d'un coup de foudre pas tellement inattendu dans un lieu riche en émanations telluriques. Aujourd'hui la toiture a été remise à neuf et l'intérieur est entretenu. Il y a dedans une effigie de la Vierge Noire pour fixer le souvenir et attirer l'attention des initiés. L'un d'eux, un géobiologiste genevois en visite accompagnée du Maire de Boëge s'est déclaré stupéfait de trouver là une intensité de radiations, comparable à celle qu'il avait détectée à Brocéliande. Ceci n'est pas rien !

Ce qu'on appelle Vierge Noire est un exemplaire de la statuaire chrétienne qui est le résultat de la christianisation d'un constat ésotérique très ancien, le mythe de la Terre-Mère. Ce mythe est l'art de sentir que tout ce qui est sur terre est fils de la Terre, naît, vit et retourne à la Terre. Ce cycle est visible et sensible partout dans la nature. En même temps, tout ce qui est sur terre est fils du Ciel, naît, vit et dépend de ce qu'il reçoit du Ciel. D'où cette fusion des contraires, cette harmonie des opposés, cette collaboration permanente de la matière et de l'esprit que nous appelons la vie.

Cette notion fort ancienne est enseignée au moyen d'un symbolisme dont l'objet d'art est une forme particulièrement éloquente. La mère fertile toujours vierge pour les moissons futures, couleur d'humus, vêtue de rouge animal et vert végétal, émettrice d'énergie souterraine intarissable, est un symbole universel. La science moderne dit que chlorophylle et hémoglobine, aux formules chimiques presque identiques, sont les deux piliers de la vie.

Ce qui nous en reste aujourd’hui, confisqué, adapté, modifié, dissimulé, constitue l'essentiel d'une connaissance à laquelle les visiteurs aspirent instinctivement, beaucoup confusément. Certains croient, d'autres croient croire, d'autres savent mais n'y croient pas, tous se retrouvent en communion autour d'une Vérité.

 

Fait à Boëge le 9 Août 2012



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